Intervention de Vincent Eblé

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 3 avril 2019 à 10h05
Contrôle de la recevabilité financière des amendements et des propositions de loi — Communication

Photo de Vincent EbléVincent Eblé, président :

Mes chers collègues, le contrôle de la recevabilité financière des amendements et des propositions de loi a donné lieu ces dernières semaines à plusieurs contestations, en commission comme en séance publique.

Il me revient d'appliquer des règles très contraignantes pour les sénateurs et je partage souvent votre frustration. Aussi ai-je estimé qu'il était nécessaire de revenir devant vous ce matin pour faire le point sur l'application des irrecevabilités financières et pour vous indiquer que, dans les décisions que je suis amené à prendre, je m'appuie sur une jurisprudence transparente qui écarte le risque d'arbitraire, élaborée dans le souci permanent de préserver l'initiative parlementaire.

Permettez-moi tout d'abord de rappeler en quelques mots le cadre constitutionnel et organique dans lequel s'inscrit ce contrôle.

Vous le savez, l'article 40 de la Constitution dispose que « les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique ».

Cette rédaction implique un traitement différencié des initiatives parlementaires visant une charge publique et de celles visant les ressources publiques. Si toute augmentation des dépenses de l'État, des collectivités territoriales, de leurs établissements publics, des administrations de sécurité sociale et assimilés est strictement prohibée et ne peut faire l'objet d'aucune forme de compensation, il est en revanche possible pour les parlementaires de diminuer les recettes de ces personnes publiques, à la condition que cette baisse soit compensée à due concurrence par l'augmentation d'une autre recette : c'est ce qu'on appelle un « gage ».

Le contrôle de la recevabilité financière implique également de veiller à la bonne application de l'ensemble des dispositions de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Il s'agit en particulier d'assurer le respect du domaine des lois de finances et de leur structure bipartite.

En pratique, l'autonomie de décision des assemblées est grande s'agissant de l'article 40.

En effet, le Conseil constitutionnel n'examine la conformité d'une initiative parlementaire à l'article 40 de la Constitution que si ce dernier a été invoqué par le Gouvernement ou un parlementaire devant la première assemblée saisie, en vertu de la règle dite du « préalable parlementaire ».

En contrepartie, le Conseil constitutionnel impose expressément aux deux assemblées, depuis sa décision relative à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2007, de s'assurer que les amendements et les propositions de loi respectent bien l'article 40 de la Constitution dès le stade de leur dépôt. C'est ce qui explique qu'il ait été mis fin à la pratique sénatoriale antérieure consistant à permettre à l'ensemble des initiatives d'être débattues en séance.

S'agissant de la répartition des compétences, le règlement du Sénat accorde un rôle prépondérant mais non exclusif à la commission des finances pour assurer le respect de l'article 40 de la Constitution.

Le président de la commission des finances est la principale instance chargée de veiller à la recevabilité financière des initiatives parlementaires, puisqu'il exerce un contrôle préalable au dépôt sur tous les amendements de séance et peut également être saisi sur invocation de tout amendement, modification apportée par les commissions ou disposition d'une proposition de loi.

Mais d'autres instances interviennent pour assurer le respect de l'article 40 de la Constitution. C'est ainsi le bureau du Sénat qui est chargé de s'assurer a priori de la recevabilité des propositions de loi. Le président de la commission saisie au fond est quant à lui chargé de contrôler, là encore a priori, les amendements de commission - en demandant le cas échéant l'avis de la commission des finances. Enfin, le président de la commission mixte paritaire est chargé, sur invocation, du contrôle des propositions de rédaction.

Ces grands principes étant posés, j'en viens à la façon dont sont prises les décisions relatives à la recevabilité financière des amendements et des propositions de loi, qui paraît trop souvent mystérieuse car méconnue.

L'article 40 de la Constitution, s'il pose de grands principes, est particulièrement concis. En outre, compte tenu de la règle du « préalable parlementaire », les décisions rendues par le Conseil constitutionnel sur le fond sont peu nombreuses et ne permettent pas d'apporter des solutions à l'ensemble des cas de figure se présentant.

C'est donc au Sénat et à l'Assemblée nationale qu'il est revenu de dégager progressivement des règles visant à déterminer dans quels cas les amendements et propositions de loi sont recevables et dans quels cas ils ne le sont pas.

Ces règles se fondent sur des raisonnements exclusivement juridiques et non sur des raisonnements économiques. Ainsi, la charge publique est avant tout une notion juridique : elle est constituée dès lors qu'une initiative parlementaire en ouvre la possibilité juridique, en accordant, par exemple, la possibilité d'exercer une compétence nouvelle. In fine, la question n'est pas tant de savoir si une initiative parlementaire est coûteuse, mais si elle crée une possibilité juridique de dépenser. L'application de l'article 40 sur la base de critères juridiques, plus objectifs, garantit ainsi aux parlementaires une réelle prévisibilité des décisions prises ; à l'inverse, le recours à des analyses de nature strictement économique introduirait davantage de subjectivité, voire de l'arbitraire dans le contrôle de la recevabilité financière.

Cette rigueur juridique se manifeste également dans l'importance accordée aux précédents. Lorsque je dois me prononcer sur la recevabilité financière d'un amendement, je me réfère systématiquement aux précédents examinés par mes prédécesseurs, afin de garantir que des initiatives aux conséquences analogues connaîtront un sort identique. Je suis très attaché à la préservation de la jurisprudence qui a été construite : il me revient d'assurer sa cohérence et sa stabilité. Pour ce faire, notre commission des finances s'est dotée d'un logiciel spécifique, dénommé Ameli-Recevabilité, facilitant la conservation et le classement par mots clés des précédents.

Si la jurisprudence est donc construite de façon à garantir la prévisibilité des décisions, elle vise également à préserver l'initiative parlementaire chaque fois que l'interprétation de l'article 40 de la Constitution le permet.

Pour vous en convaincre, voici quelques-uns des nombreux développements de jurisprudence adoptés par mes prédécesseurs et moi-même afin de protéger les prérogatives des sénateurs.

En cas de doute sur la conformité à l'article 40 de la Constitution d'un amendement, je considère que ce doute doit profiter à son auteur, et qu'il doit être déclaré recevable.

Si un amendement tend à aggraver une charge au regard du droit proposé par un projet de loi mais non par rapport au droit existant ou vice versa, je déclare l'amendement recevable en prenant pour base de référence celle qui est la plus favorable à l'initiative parlementaire.

Lorsqu'une hausse de charge imposée à une institution peut être absorbée à moyens constants, je la considère comme une simple charge de gestion - interprétation qui a d'ailleurs été expressément validée par le Conseil constitutionnel.

Alors que les crédits d'impôt restituables sont considérés comme des dépenses publiques en comptabilité nationale, je considère comme recevables les amendements tendant à en créer de nouveaux, sous réserve de prévoir un gage spécifique.

Je n'oppose pas l'irrecevabilité aux amendements non normatifs ou déclaratifs, par exemple lorsque l'intention d'accroître la dépense publique est uniquement exprimée dans l'objet de l'amendement ou lorsque le dispositif s'inscrit dans la partie purement programmatique d'un projet de loi.

Si un amendement tend à augmenter les dépenses pour tous les employeurs publics comme privés, j'applique la jurisprudence dite « État employeur », qui permet de déclarer l'amendement recevable dans la mesure où son auteur ne voulait pas spécifiquement aggraver les charges des employeurs publics.

Enfin, j'admets les initiatives parlementaires visant à permettre ou à améliorer l'exercice de la démocratie par les citoyens, dans la mesure où elles n'ont pas pour objet direct l'aggravation d'une charge publique - je pense par exemple aux amendements prévoyant la mise à disposition des électeurs de bulletins blancs, ou visant à augmenter la fréquence des élections partielles.

Afin de permettre à chacun de s'approprier cette jurisprudence, dont je reconnais volontiers qu'elle peut être d'un abord complexe, je m'attache à ce que celle-ci demeure publique et facilement accessible.

La jurisprudence, illustrée par de nombreux précédents, fait ainsi l'objet de rapports d'information détaillés qui sont périodiquement actualisés. Le dernier en date est celui publié en 2014 par mon prédécesseur, M. Philippe Marini. Les principales règles qu'il énonce sont par ailleurs présentées dans le guide de la séance sur les irrecevabilités de nature constitutionnelle. L'application de ces règles se fait donc en toute transparence.

Je tiens à cet égard à rappeler que les services de la commission des finances organisent régulièrement des formations à l'intention des parlementaires, de leurs collaborateurs ainsi que des fonctionnaires du Sénat. Surtout, les services de la commission des finances peuvent être consultés en amont du dépôt des amendements de séance, pour vous apporter toutes les informations souhaitées.

Enfin, je veille systématiquement à motiver toutes mes décisions et je suis à la disposition des sénateurs pour fournir des explications complémentaires en cas de contestation d'une déclaration d'irrecevabilité.

Si la stabilité de la jurisprudence constitue assurément la meilleure garantie de la prévisibilité des décisions, vos initiatives nouvelles et les évolutions du droit peuvent nous conduire à affiner notre jurisprudence. Aussi, je souhaiterais revenir brièvement sur les évolutions postérieures à la parution du rapport de mon prédécesseur en 2014, qui sont peu nombreuses et d'ampleur limitée.

En juillet 2017, l'examen du projet de loi organique rétablissant la confiance dans l'action publique a tout d'abord été l'occasion pour la présidente Michèle André d'élaborer la jurisprudence dite « pouvoirs constitutionnels », en vertu de laquelle l'article 40 n'est pas opposable : d'une part, aux initiatives sénatoriales concernant les dépenses relatives au fonctionnement du Sénat ; d'autre part, aux initiatives sénatoriales concernant les dépenses relatives au fonctionnement du Sénat et de l'Assemblée nationale, à condition que le droit en vigueur prévoie des dispositions communes et que l'équilibre entre les deux chambres soit maintenu.

Cette jurisprudence libérale s'appuie sur le commentaire aux cahiers du Conseil constitutionnel de la décision n° 2003-476 DC du 24 juillet 2003, aux termes duquel « l'article 40 de la Constitution ne saurait être entendu [...] comme faisant obstacle à la règle selon laquelle les pouvoirs publics constitutionnels déterminent eux-mêmes les crédits nécessaires à leur fonctionnement ». Le principe d'autonomie financière des pouvoirs publics constitutionnels permet ainsi de déroger à l'article 40, sous réserve des dispositions de la LOLF.

À l'occasion de l'examen du projet de loi ratifiant les ordonnances dites « travail », j'ai pour ma part consacré la possibilité pour la législation antérieure à une ordonnance de constituer une base de référence.

Pour l'application de l'article 40, le droit existant inclut les textes législatifs en vigueur au moment où s'engage la discussion parlementaire, même lorsqu'ils résultent d'une ordonnance non ratifiée. Aussi, la législation antérieure à l'ordonnance ne saurait, en principe, constituer une base de référence valable pour l'appréciation de la recevabilité financière. J'ai toutefois fait exception à ce principe dans le seul cadre de l'examen du projet de loi de ratification de ladite ordonnance.

En effet, en vertu de la règle de l'unité de vote, les amendements dont l'adoption aurait un effet identique à celui d'une décision du Sénat non soumise au contrôle de recevabilité financière sont recevables. Or, en cas de rejet du projet de ratification, les ordonnances cessent d'exister et la législation antérieure s'applique à nouveau, ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel dans une décision dite « Circonscriptions électorales de l'Assemblée nationale » de 1986. Dès lors, il aurait été illogique de ne pas admettre la recevabilité d'un amendement aux conséquences financières identiques ou moindres à la législation antérieure à l'ordonnance dans le cadre de l'examen du projet de loi de ratification de cette dernière.

La troisième évolution notable intervenue depuis 2014 concerne la formation professionnelle. Historiquement, le régime de la contribution des employeurs à la formation professionnelle était en dehors du champ d'application de l'article 40, dès lors que le dispositif était géré de façon paritaire, sans contrôle de l'État, par les organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA).

La réorganisation de la formation professionnelle mise en oeuvre par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel m'a toutefois contraint à faire entrer la formation professionnelle dans le champ de l'article 40. En effet, les flux financiers liés à ce secteur transitent désormais par un établissement public, France compétences, dont les caractéristiques - financement majoritaire par des ressources publiques, contrôle par l'État, exercice d'une mission de service public - paraissent le rattacher naturellement au champ des administrations publiques.

J'observe que le Gouvernement a depuis implicitement confirmé notre analyse : il a été contraint de classer France compétences dans le champ des administrations publiques en comptabilité nationale dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019, ce qui conduira à rehausser simultanément les ratios de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires de 0,2 point de PIB en 2019.

Enfin, à l'occasion de l'examen des amendements déposés sur le projet de loi d'orientation des mobilités, j'ai été amené il y a quelques semaines à préciser la jurisprudence relative aux taxes affectées aux collectivités territoriales.

En principe, la recevabilité des amendements tendant à créer de nouvelles taxes locales ou à affecter un impôt vers les collectivités territoriales est admise. En effet, le budget des collectivités territoriales répond au principe d'universalité budgétaire, contrairement notamment à celui des opérateurs. Dès lors, on ne saurait établir de lien direct entre l'augmentation de recettes envisagée et l'augmentation d'une charge déterminée.

Se posait néanmoins la question des taxes perçues par les collectivités territoriales mais obligatoirement affectées à certaines dépenses, qu'il s'agisse de taxes existantes - je pense par exemple au versement transport ou à la taxe de séjour - ou de taxes nouvelles. Dans ce cas, le principe d'universalité budgétaire ne joue plus et il aurait pu être considéré qu'il s'agissait d'un contournement de l'interdiction de créer une charge compensée par une hausse des recettes.

Dans un souci de préserver l'initiative parlementaire, j'ai toutefois décidé de déclarer irrecevables les seuls amendements qui contraignent juridiquement les collectivités territoriales à accroître une dépense, sans leur laisser le choix. Il s'agit en pratique des amendements qui visent à augmenter l'assiette ou le taux de base de taxes existantes fléchées vers certaines dépenses, et de ceux qui tendent à transférer de nouvelles ressources aux collectivités territoriales ou à contraindre ces dernières à lever de nouvelles taxes fléchées vers certaines dépenses.

À l'inverse, les amendements qui instituent des taxes optionnelles ou augmentent le taux maximum de taxes existantes fléchées vers certaines dépenses me paraissent recevables. En effet, les collectivités territoriales sont déjà libres d'augmenter les dépenses en question en les finançant par l'augmentation d'une autre taxe, si bien que l'amendement, en tant que tel, ne me paraît pas constituer juridiquement une aggravation de charge publique.

Ce dernier exemple illustre bien toute la difficulté du contrôle de la recevabilité financière, qui constitue toujours un chemin de crête, la voie étroite entre deux impératifs : le respect de la lettre de l'article 40 de la Constitution, d'une part, faute de quoi le Conseil constitutionnel n'hésiterait pas à « reprendre la main », comme il l'a fait avec sévérité pour les « cavaliers législatifs » ; la préservation de l'initiative parlementaire, d'autre part, à laquelle mes prédécesseurs et moi-même avons, je le pense, démontré notre profond attachement.

Venons-en maintenant à la question des différences d'approche entre les commissions des finances des deux assemblées, qui avait été soulevée par plusieurs d'entre vous lors d'une précédente réunion de commission.

Commençons par les divergences de jurisprudence. L'histoire contentieuse de notre pays, au sein duquel la justice est rendue par deux ordres de juridiction distincts, nous enseigne qu'elles sont d'une certaine manière inévitables, dès lors que nous sommes en présence de deux instances de décision autonomes n'entretenant pas de rapports hiérarchiques.

J'observe néanmoins avec satisfaction que les grandes lignes de la jurisprudence sont communes aux deux assemblées. Les disparités sont ainsi peu nombreuses et certaines tendent d'ailleurs à s'atténuer avec le temps.

J'ai ainsi dénombré cinq interprétations de l'article 40 notablement plus favorables à l'initiative des sénateurs en dépense. La première tient à la prise en compte des propositions de loi adoptées par l'une des deux chambres lors de la législature en cours comme base de référence. Il s'agit d'un avantage comparatif majeur, dès lors qu'il est d'usage, dans les deux assemblées, que les propositions de loi au sein desquelles une création ou une aggravation de charge est assortie d'une compensation soient admises. Concrètement, il est ainsi possible pour les sénateurs de reprendre par amendement à un projet de loi ordinaire les dispositions coûteuses pour les finances publiques d'une proposition de loi récemment adoptée par le Sénat.

Deux autres disparités favorables à l'initiative des sénateurs tiennent aux jurisprudences dites « démocratie » et « pouvoirs constitutionnels », précédemment décrites, qui ne connaissent pas d'équivalent à l'Assemblée nationale.

Un quatrième avantage comparatif tient à la possibilité, pour les sénateurs, d'élargir le champ des bénéficiaires d'une dotation de l'État au sein d'un même bloc de collectivités.

Un tel raisonnement dit « à enveloppe fermée » au sein d'un même bloc est écarté à l'Assemblée nationale, où il est considéré que tout élargissement des collectivités territoriales éligibles à une enveloppe budgétaire constitue une charge, dès lors que l'État n'est pas obligé de dépenser l'ensemble des crédits, qui ne constituent qu'une simple autorisation de dépense.

Enfin, un dernier avantage comparatif tient aux transferts de biens immobiliers.

Afin de ne pas restreindre à l'excès l'exercice du droit d'amendement, nous considérons que la cession d'un bien immobilier ne devait pas s'analyser du point de vue de la propriété de l'immeuble, qui est à la fois source de revenus potentiels et source de charges, mais seulement du point de vue de l'opération financière de cession.

À l'inverse, la commission des finances de l'Assemblée nationale assimile la propriété détenue par une personne publique sur un bien immobilier à une charge publique, car cette dernière nécessite des dépenses d'entretien significatives. Dès lors, elle qualifie de transfert de charge le transfert d'une propriété publique immobilière.

En sens inverse, j'ai également dénombré cinq interprétations de l'article 40 notablement plus favorables à l'initiative des députés.

La première, qui est certainement à l'origine du plus grand nombre de décisions contradictoires, tient à la tolérance à l'égard des expérimentations qui créent des charges publiques, sous réserve qu'elles soient optionnelles, limitées dans le temps et réversibles.

À l'inverse, de tels amendements sont déclarés irrecevables au Sénat, dès lors que rien ne laisse entendre que le caractère temporaire, facultatif ou réversible de la charge constitue un motif suffisant pour que le Conseil constitutionnel écarte l'application de l'article 40. Au contraire, celui-ci a par exemple expressément validé la censure d'un amendement constituant une simple charge de trésorerie, par nature temporaire.

La deuxième divergence tient aux affectations de recettes fiscales supplémentaires dont le fléchage vers certaines dépenses est déjà opéré dans le droit existant ou réalisées au profit d'un opérateur ayant la personnalité morale, qui sont admises à l'Assemblée nationale.

J'observe néanmoins que les différences d'appréciation se réduisent, nos homologues admettant désormais expressément qu'une affectation de recettes publiques à des opérateurs doit en principe, dans les autres cas, être analysée comme la compensation d'une création de charge par une ressource supplémentaire.

Je ne reviendrai par sur le raisonnement retenu au Sénat, qui s'articule, comme je l'ai précédemment rappelé, autour du principe d'universalité budgétaire. En tout état de cause, il me paraît manifeste - je pense que le rapporteur général ne pourra pas me contredire sur ce point - que lorsqu'un amendement veut relever le plafond d'une taxe affectée à un opérateur, même doté de la personnalité morale, c'est bien pour lui donner des moyens budgétaires de dépenser. C'est une subvention déguisée !

La troisième divergence tient au financement de charges de service public par les utilisateurs ou les entreprises. La commission des finances de l'Assemblée nationale considère traditionnellement que lorsque des obligations de service public sont financées par mutualisation au sein du secteur concerné, qu'elles pèsent directement sur le consommateur ou sur les opérateurs économiques du secteur, il n'y a pas lieu de les soumettre aux règles de la recevabilité financière, les dépenses afférentes n'étant pas assumées par la collectivité publique.

Une telle interprétation ne nous a jamais paru pouvoir être valablement soutenue, ainsi que tend d'ailleurs à le démontrer le traitement généralement réservé à ces dispositifs en comptabilité nationale et par les juridictions compétentes.

Des décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour de justice de l'Union européenne ont par exemple confirmé que la contribution au service public de l'électricité (CSPE) constituait respectivement une imposition de toute nature et une intervention au moyen de ressources d'État, justifiant ainsi de déclarer irrecevables les amendements visant à alourdir les charges du service public de l'électricité.

J'observe à ce titre que nos homologues ont été amenés à faire évoluer leur jurisprudence dans un sens plus restrictif. Ainsi, la commission des finances de l'Assemblée nationale considère désormais que les fonds assimilés à des fonds de garantie et financés par les professionnels - je pense par exemple au fonds « Barnier » - sont par principe dans le champ de l'article 40.

Venons-en maintenant aux deux dernières jurisprudences plus favorables à l'initiative des députés - qui constituent des évolutions récentes.

La première innovation concerne les fusions de structures à des fins d'économies d'échelle.

Alors que les commissions des finances des deux chambres avaient toujours considéré que la fusion de deux personnes publiques distinctes devait s'analyser comme un transfert de charge, dès lors que la structure issue de la fusion récupère tout ou partie des compétences antérieurement exercées par les structures supprimées, la commission des finances de l'Assemblée nationale regarde désormais avec bienveillance les initiatives visant à fusionner plusieurs structures existantes à des fins de rationalisation fonctionnelle ou budgétaire, estimant qu'il s'agit alors d'une simple réorganisation de charges existantes.

La seconde innovation concerne les charges de trésorerie. Il a toujours été considéré dans les deux chambres qu'un amendement ayant pour effet de créer une charge de trésorerie pour une personne publique constituait une aggravation de charge, analyse qui a été expressément confirmée par le Conseil constitutionnel. Toutefois, la commission des finances de l'Assemblée nationale a récemment décidé de retenir une interprétation plus souple en vertu de laquelle seraient recevables les initiatives ayant « un effet infra-annuel et non massif sur la trésorerie ».

J'espère que ces développements circonstanciés vous permettront de mieux comprendre les décisions contradictoires qui peuvent parfois être rendues sur certains amendements proches, voire identiques. Dans l'objectif de minimiser ces disparités, j'entends toutefois me rapprocher de mon homologue Éric Woerth afin de rechercher des points de convergence. En effet, l'autonomie de décision ne saurait aller jusqu'à exclure une forme de dialogue des juges de la recevabilité financière, qui a d'ailleurs déjà lieu de façon informelle au niveau des services de nos deux assemblées.

Au-delà de ces quelques divergences de jurisprudence, il me paraît également important de rappeler les modalités de la mise en oeuvre concrète du contrôle pour les sénateurs.

Tout d'abord, les décisions d'irrecevabilité sont systématiquement motivées. Une motivation en fait et en droit accompagne toujours la notification de ma décision. Celle-ci s'est progressivement étoffée avec le temps et ne connaît pas d'équivalent à l'Assemblée nationale.

Surtout, les sénateurs disposent d'un véritable droit à l'erreur en matière de gages. Concrètement, si un gage est manquant ou erroné, les services de la commission des finances font en sorte que les modifications soient apportées pour rendre l'amendement recevable. À l'inverse, l'absence de gage conduit à une décision d'irrecevabilité à l'Assemblée nationale. Cette différence est loin d'être neutre, puisque 186 amendements de séance de nos collègues députés ont été déclarés irrecevables pour ce motif l'an passé. Cela contribue d'ailleurs à expliquer que le taux d'irrecevabilité financière sénatorial pour les amendements de séance apparaît systématiquement proche mais légèrement inférieur à celui observé à l'Assemblée nationale.

Au passage, j'espère que ces éléments statistiques permettront de tordre le cou à certaines idées reçues sur la prétendue sévérité dont les présidents de notre commission feraient preuve dans l'exercice du contrôle de la recevabilité financière...

S'il me revient d'appliquer la Constitution telle qu'elle est rédigée, il n'est bien évidemment pas illégitime de s'interroger sur l'avenir de l'article 40.

De mon point de vue, il est certain que l'article 40, qui symbolise plus qu'aucun autre le parlementarisme rationnalisé à la française, limite significativement l'initiative parlementaire.

À ce titre, je considère personnellement que la question de son assouplissement doit être soulevée dans le cadre du débat parlementaire qui s'annonce sur le projet de loi constitutionnelle. Ce ne serait d'ailleurs pas inédit. En 2008, le comité Balladur, chargé de formuler des propositions en vue de la modernisation et du rééquilibrage de nos institutions, suggérait ainsi de permettre de compenser une aggravation de charge publique, à l'image ce qu'il est déjà possible de faire en matière de ressources publiques.

Mon prédécesseur Jean Arthuis et son homologue de l'Assemblée nationale Didier Migaud avaient pour leur part formulé une proposition plus audacieuse encore, consistant purement et simplement à supprimer l'article 40.

Cette proposition se justifiait, d'une part, par la volonté de mettre fin aux « effets pervers » de l'article 40, qui autorise les parlementaires à créer des dépenses fiscales de plusieurs milliards d'euros tout en interdisant l'aggravation mineure d'une charge publique, et, d'autre part, par le constat que la Constitution de la Ve République offre au Gouvernement bien d'autres moyens de s'opposer à une initiative parlementaire jugée trop coûteuse.

Pour ma part, deux raisons complémentaires me semblent plaider pour un assouplissement de l'article 40.

Tout d'abord, l'article 40 me paraît nuire à la qualité du débat budgétaire. En empêchant aux parlementaires d'arbitrer entre les dépenses des différents ministères, il nourrit le désintérêt pour le volet dépenses du projet de loi de finances et contribue à déséquilibrer la discussion budgétaire au profit de la première partie. Il me paraît donc difficile de prétendre rénover la procédure budgétaire sans s'attaquer à ce verrou.

Ensuite, les comparaisons internationales suggèrent que l'article 40, tel qu'il est actuellement rédigé, constitue un verrou excessif.

Rappelons à titre liminaire que dans la majorité des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le pouvoir d'amendement des parlementaires en matière financière ne fait l'objet d'aucun encadrement.

Même lorsque l'on se compare aux pays disposant d'un mécanisme analogue - Allemagne, Royaume-Uni, Italie -, l'article 40 apparaît à la fois comme le dispositif le plus intransigeant à l'égard des initiatives en dépense et le couperet le plus précoce et absolu, dès lors que les initiatives font l'objet d'un contrôle systématique au stade du dépôt et ne peuvent être discutées en commission ou en séance. Cela ressort très clairement des travaux de droit comparé menés par la constitutionnaliste Céline Vintzel sur les armes du Gouvernement dans la procédure législative.

Dès lors, dans l'hypothèse où le projet de loi constitutionnelle nous serait finalement transmis, je n'hésiterais pas, comme mes prédécesseurs, à évoquer la question de la suppression de l'article 40 ou à tout le moins à proposer d'aménager l'article 40. Parmi les pistes formulées par le rapporteur général et moi-même l'an passé à la demande du Président du Sénat, nous avions d'ailleurs expressément envisagé d'assouplir l'article 40 en autorisant la compensation d'une hausse de charge par la diminution d'une autre charge, tout en limitant son application par un mécanisme d'invocation. Cela permettrait d'élargir le champ de l'initiative parlementaire sans créer de risque pour les finances publiques, le Gouvernement conservant la possibilité d'écarter une initiative qu'il estime coûteuse, à l'image de la pratique sénatoriale antérieure à 2007.

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