professeure des universités, politologue, auteure d'une thèse sur le processus d'émergence de la pédophilie comme problème public en France, en Belgique et en Angleterre. - Merci beaucoup de me recevoir : un chercheur a toujours plaisir à présenter ses travaux de recherche, ayant ainsi le sentiment d'être utile. Pourquoi en suis-je venue à travailler sur la pédophilie ? Après un premier travail de recherche sur la marche blanche organisée par les parents des fillettes victimes lors de l'affaire Dutroux, j'ai constaté que le sujet des abus sexuels sur mineurs n'avait fait l'objet d'aucune recherche en sciences sociales. Sur des sujets approchants, je n'ai trouvé qu'une thèse sur la protection de l'enfance comparant la France et l'Angleterre. Il y avait donc beaucoup à faire. La comparaison internationale m'a semblé intéressante : malgré des systèmes pénaux différents, l'émergence du problème a eu lieu au même moment. Enfin, la pédophilie se situant au croisement du pénal, de la santé et de la protection de l'enfance, c'est un objet multidimensionnel intéressant à étudier dans l'optique de l'analyse des politiques publiques ; relevant à la fois du public et du privé, elle permet d'étudier comment l'État gère les marges et les menaces sur la société.
Il faut attendre la fin du XXème siècle pour qu'on commence à parler des abus sexuels sur mineurs. Dans les années 1980, ce sont les abus sexuels dans la famille, l'inceste, qui apparaissent en premier, le problème étant porté par les féministes. Celles-ci constatent que, malgré la nouvelle loi sur le viol de 1980, les femmes n'osent toujours pas porter plainte. Elles demandent une ligne téléphonique pour les victimes et se rendent compte que la majorité des appels proviennent de mineures ou de femmes qui racontent les abus qu'elles ont subis étant mineures. Les féministes vont porter le problème sur le devant de la scène. Elles bénéficient du relais de plusieurs ministres femmes titulaires de « petits » portefeuilles, comme Hélène Dorlhac, secrétaire d'État à la famille. Le discours dominant à l'époque est celui de la dénonciation de la domination masculine, des violences patriarcales que les petites filles subissent dans le cadre familial. Les professionnels qui s'emparent du sujet sont ceux qui commencent à travailler sur le traumatisme de l'enfant, le sujet étant intégré dans les questions de la maltraitance infantile.
En 1990, apparaît le nouveau problème de la pédophilie - plus restreint que celui des abus sexuels sur mineurs : on parle là des 3 % d'abus dont les auteurs sont des délinquants sexuels que la victime et son entourage ne connaissent pas. On se centre donc sur la menace extérieure en évacuant la question du danger dans la famille ou des adultes familiers des enfants.
De nouveaux acteurs apparaissent, tels que les associations de protection de l'enfance. Ce sont souvent des associations à enjeu unique, spécialisées dans la pédocrimininalité sur internet, par exemple, ou rassemblant des familles de victimes. À la différence des années 1980, les professionnels qui émergent sont ceux qui commencent à élaborer un soin aux délinquants sexuels. L'idée commence à s'imposer qu'il est possible de les soigner.
Avec l'affaire Dutroux notamment, des ministres de premier plan se saisissent du problème. Le « récit de politique publique », pour utiliser notre jargon, est le suivant : la pédophilie peut concerner toutes les catégories de la population, mais elle peut se soigner ; l'enfant victime est traumatisé ; la crainte est que les pédophiles sortant de prison récidivent et que les enfants victimes deviennent des agresseurs à leur tour... Les réponses imaginées sont donc les fichiers, l'interdiction faites aux auteurs de violences sexuelles pédophiles d'aller dans des lieux fréquentés par des enfants et l'obligation d'un suivi socio-judiciaire.
Pourquoi ce phénomène, qui a toujours existé, doit-il attendre la fin du XXème siècle pour devenir un objet identifié ? Cela s'explique par des évolutions de long, de moyen et de court termes.
Première évolution de long terme, celle du contexte de connaissances : les idées, les valeurs, les normes. Entre la fin du XIXème siècle et la fin du XXème siècle, la place de l'enfant change dans la société ; jusqu'à la fin du XIXème siècle, il n'y a pas de sentiment de l'enfance. Dans la conception hiérarchique de la famille alors en vigueur, celle-ci est le domaine du père, et l'État n'a pas à y intervenir ; l'enfant n'est pas un sujet de droit, mais un objet. À la fin du XIXème siècle, on commence à s'intéresser à l'enfance dangereuse, qui, en général, est la même que l'enfance malheureuse. L'enfant devient alors un objet de politique publique. Après un coup d'arrêt pendant la seconde guerre mondiale, l'enfant devient petit à petit un sujet de droit, devant être protégé, car plus fragile et ayant des besoins spécifiques. On peut commencer à envisager de le protéger en matière sexuelle.
Deuxième évolution de long terme, l'adoption de textes internationaux structurants. Une philosophie des droits de l'enfant se met en place. Avant-guerre, la SDN avait établi un comité de protection de l'enfance et la Déclaration de Genève reconnaissant des droits aux enfants avait été publiée en 1924. En 1946 l'Unicef est créé, en 1959 est signée la déclaration des droit de l'enfant, en 1989, c'est la Convention internationale des droits de l'enfant. Ces textes forment un cadre structurant pour l'action des États au niveau national. On constate le même mouvement au niveau européen : le Conseil de l'Europe est le premier à adopter un texte consacré spécifiquement à l'exploitation sexuelle des enfants en 1991 et le Parlement européen adopte en 1992 une charte européenne des droits de l'enfant, en attendant une série de mesures en 1996.
La troisième évolution a lieu dans le milieu des professionnels, dans ce que j'ai appelé le « forum des professionnels de la psyché » : psychiatres, psychologues, pédiatres, psychanalystes - selon les pays, ce ne sont pas les mêmes. Pendant longtemps, la pédophilie n'a pas été prise en charge par ces milieux, le paradigme en vigueur étant celui de la perversion. L'enfant présentant des comportements déviants était considéré comme un pervers, sans qu'on se demande si ces comportements n'étaient pas le résultat d'un traumatisme - là-dessus, Freud n'a pas fait que du bien, en imposant l'idée que la réalité intérieure est plus importante que la réalité extérieure. Les délinquants sexuels, quant à eux, étaient vus comme des pervers incurables.
Pour ces deux publics, une poignée de professionnels commencent à dire qu'on peut agir. Concernant les enfants, on redécouvre le traumatisme, à partir du traumatisme de guerre, qu'on rapproche de celui subi par les enfants. On apprend à lire le symptôme chez l'enfant. Pour les délinquants sexuels, il se passe la même chose. À Montréal, des pionniers parviennent à les faire entrer dans une démarche de soin à partir d'injonctions - ils n'y vont jamais volontairement. On passe du paradigme de la perversion au paradigme du soin. Or c'est important : si les milieux spécialisés disent qu'une solution est possible, les politiques changent.
Ces évolutions de long terme n'ont pas été désincarnées. Elles ont eu lieu parce que des acteurs se sont mobilisés : dans les années 1980, les féministes et les professionnels de l'enfance ; dans les années 1990 les associations de protection de l'enfance, les associations de victimes et les professionnels qui travaillent au contact des délinquants sexuels. C'est ce qui préside aux évolutions de moyen terme.
Ces acteurs font évoluer les cadres d'interprétation. Les féministes commencent par parler du viol des femmes, puis passent au viol des enfants. Dans les années 1990, une grande campagne pour faire cesser le tourisme sexuel en Asie est lancée ; à partir de cette problématique, les associations se disent que ces Français qui partent en Asie peuvent aussi commettre des actes sur le territoire national.
Ces acteurs se mobilisent à travers différents « répertoires d'action » : les militantes féministes mettent en place des cellules d'accueil pour les femmes victimes ou des formations pour les professionnels, sans passer forcément par l'État. Puis les acteurs vont vouloir obtenir l'aide du politique, soit de manière feutrée par du lobbying soit de manière plus bruyante ou contestataire, comme en témoigne la marche blanche en Belgique - au cours de laquelle 300 000 Belges sont descendus dans la rue.
Les acteurs agissent ensuite en réseau : les parents victimes se rencontrent, contactent les professionnels qui travaillent au contact des délinquants sexuels, puis portent ensemble les solutions envisagées sur le devant de la scène politique.
Il y a enfin des variables de court terme. De ce point de vue, il faut retenir tout particulièrement un moment, l'été 1996. Ce moment voit en effet la conjonction de plusieurs éléments : l'éclatement de l'affaire Dutroux en Belgique et, en août, la tenue du congrès international de Stockholm pour lutter contre l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Cela crée une fenêtre d'opportunité dont va découler en France le vote de la loi de juin 1998 sur le suivi socio-judiciaire. Le changement de majorité entre les deux dates ne changera rien à cette dynamique.
Y a-t-il des divergences entre la France et les deux autres pays que j'ai étudiés ? Non, c'est un des grands résultats de mon travail de recherche qui ne porte, je le précise, que sur l'émergence du problème. Quel que soit le pays, le problème émerge exactement de la même manière, au même moment et avec les mêmes acteurs. C'est pour cela que le titre de ma thèse évoquait initialement une « convergence inattendue ».
J'ai choisi volontairement des pays différents sur le plan institutionnel, à la fois dans le domaine pénal et dans le domaine de la protection de l'enfance. Sur le plan pénal, la France et la Belgique sont des pays de code alors que l'Angleterre est un pays de Common Law fondé sur la jurisprudence. Sur le plan de la protection de l'enfance, le système anglais est beaucoup plus libéral tandis que la France et la Belgique entrent dans la catégorie des « corporatistes conservateurs ». Les chercheurs travaillant d'un point de vue institutionnaliste prédisaient que le problème émergerait d'abord en Angleterre : le système étant plus libéral, plus individualiste, il permettrait d'entendre plus rapidement l'enfant, sans le filtre de la famille. Or le résultat de mes travaux est tout autre : l'émergence a lieu exactement au même moment dans les trois pays !
Pourquoi ai-je choisi deux pays appartenant à la même catégorie, à savoir la Belgique et la France ? Tout simplement parce qu'en Belgique on parle toujours de « l'exceptionnalité belge », avec en toile de fond l'affaire Dutroux. D'où l'intérêt d'établir une comparaison. Résultat, il n'y a pas vraiment d'exceptionnalité belge, malgré l'affaire Dutroux, puisque les processus d'émergence sont identiques dans les trois pays, quel que soit le parti au pouvoir : d'abord l'inceste dans les années 1980, puis la pédophilie dans les années 1990. De surcroît, les acteurs sont les mêmes : les féministes dans les années 1980, puis les associations de protection de l'enfance et les familles de victimes dans les années 1990. C'est ce que j'appelle la « convergence transnationale ».
Deux grands facteurs expliquent cette convergence. Tout d'abord, l'existence de grands textes internationaux s'appliquant à tous les pays crée des cadres identiques d'action dans lesquels les États vont piocher des recommandations. Ensuite et surtout, tous les acteurs de l'émergence, qu'il s'agisse des féministes, des associations de protection de l'enfance ou des professionnels de la psyché, ont des contacts à l'étranger. Certes, il existe plusieurs degrés d'ouverture à l'international, certains acteurs se limitant simplement à lire les travaux de leurs collègues étrangers quand d'autres nouent de vraies relations. Par exemple, très vite, dans l'affaire Dutroux, les parents sont entrés en contact avec les associations de victimes en France. D'autres acteurs participent à des congrès internationaux. Il existe même des associations internationales. C'est notamment le cas pour les professionnels de la psyché où de grandes associations internationales regroupent des personnes travaillant au contact des délinquants sexuels. Ces liens transnationaux aident à faire circuler les idées, les cadres d'interprétation, ainsi que les solutions.
Il existe néanmoins de petites variations dans les solutions retenues, car des systèmes institutionnels différents vont produire des solutions quelque peu différentes. Même si les régimes d'interdiction sont les mêmes - les trois pays interdisent par exemple l'accès des parcs fréquentés par les enfants aux délinquants sexuels - les solutions pour lutter contre la récidive sont différentes. La Belgique va mettre l'accent sur la guidance des délinquants sexuels, la France sur le suivi socio-judiciaire et l'Angleterre sur le fichier des délinquants sexuels. Bref, les trois pays n'adoptent pas exactement les mêmes mesures, même s'ils ont la même philosophie et la même façon d'envisager le problème.
Mes travaux ont-ils mis en évidence une différence d'approche entre l'inceste et les abus sexuels sur mineurs commis par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions ?
La façon de voir le problème va déterminer son traitement politique. Dans les années 1990, quand on s'est focalisé sur la seule pédophilie et sur la récidive des délinquants sexuels, on a évacué toute une partie des abus sexuels sur mineurs. On a par exemple oublié les pères incestueux. Par conséquent, les solutions proposées étaient uniquement axées sur la figure du « stranger danger », c'est-à-dire l'inconnu qui représente un danger pour l'enfant. Quid si l'agresseur est un proche ? La façon de qualifier le problème induira donc des solutions qui ne seront pas forcément adaptées à l'ensemble du phénomène. Si l'on s'intéresse à la pédophilie et aux abus sexuels commis sur les enfants par des étrangers, on ne mettra pas forcément en place les mêmes solutions politiques que si l'on s'intéresse aux abus sexuels dans leur ensemble, en incluant l'inceste et les abus sexuels perpétrés par des personnes connues de l'enfant.
J'ai arrêté de travailler sur le sujet, car il était un peu difficile d'être toujours considérée comme « Madame pédophilie » ! Actuellement, je m'intéresse à la réponse gouvernementale aux attentats, plus particulièrement sur son volet symbolique. Or se pose également le problème de la qualification : quel récit fait-on ? Il est intéressant de constater qu'ici aussi la manière dont un problème émerge, c'est-à-dire la façon de le définir, détermine grandement les solutions politiques.
Je vis en Italie où le débat porte actuellement sur le recours à la « camisole chimique » pour les délinquants sexuels : on n'a donc pas avancé depuis les années 1990 ! Avant de lutter contre la récidive, il faudrait d'abord réfléchir aux moyens à mettre en place pour éviter le problème, c'est-à-dire à la prévention. Je suis toujours frappée par les discours que l'on tient aux enfants. Les parents leur disent toujours de ne pas parler à un inconnu dans la rue alors que, statistiquement, ils devraient plutôt leur dire : « attention à tonton au repas de Noël ! ». Ce qui manque, c'est une vraie politique de prévention pour apprendre aux enfants les limites à ne pas franchir en ce qui concerne leur corps. Certaines régions font de la prévention dans les écoles, mais je ne suis pas sûre que cela se pratique partout.