Merci, Monsieur le président, Mesdames, messieurs les sénateurs. C'est un honneur de m'exprimer devant vous aujourd'hui sur un thème essentiel à notre action diplomatique et à notre sécurité, et d'une grande actualité puisque nous nous apprêtons à célébrer demain le 70e anniversaire de la signature du traité de Washington.
Je commencerai par quelques remarques générales de vocabulaire. Comme vous l'avez dit, Monsieur le Président, nous avons, nous Français, une difficulté à faire comprendre nos propres expressions. Un certain nombre de ces expressions sont peu ou pas traduisibles et peu ou pas comprises.
L' « Europe de la défense », tout d'abord : il s'agit d'une expression très française, difficile à traduire et à comprendre pour nos partenaires qui ne savent jamais de quoi nous parlons exactement. Parlons-nous de la politique de sécurité et de défense de l'Union européenne ? Parlons-nous de défense collective et de défense européenne ? Cette expression, comme celles d' « autonomie stratégique » ou de « souveraineté européenne », nécessitent de notre part un effort important de pédagogie. Cette pédagogie est compliquée par la perception en Europe de l'évolution de la relation transatlantique et de l'intérêt de l'administration américaine pour la sécurité de l'Europe. Je parle bien de « perception » parce que, dans la réalité, on constate plutôt un renforcement de la présence militaire américaine en Europe.
Quels sont les grands piliers de la conception française de ce que nous appelons « l'Europe de la défense » et que nous pourrions appeler « l'architecture de sécurité européenne » ou « la sécurité et la défense de l'Europe » ? Depuis la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de l'automne 2017, nous avons cherché, y compris récemment lors de la conférence sur la sécurité de Munich, à définir de façon plus précise ce qu'est notre conception de la sécurité et de la défense de l'Europe. Cette conception repose sur trois piliers essentiels, indissociables et complémentaires.
Le premier pilier, c'est l'action de l'Union européenne en tant qu'institution à travers ses différentes politiques : sa politique de sécurité et de défense commune, l'ex deuxième pilier de l'Union européenne, qui comprend toute une série d'articles qui fondent les compétences de l'UE en matière de politique étrangère et de politique de défense. D'autres politiques conduites par l'Union européenne concourent aujourd'hui directement à la sécurité et à la défense de l'Europe. Elles sont fondées sur des bases juridiques de politique industrielle ou de politique numérique. Le Fonds européen de défense, les politiques de souveraineté numérique et de protection des investissements concourent directement à la sécurité et à la défense de l'Europe. L'Union européenne dispose donc bien aujourd'hui d'une compétence globale dans ce domaine.
Le deuxième pilier, c'est évidemment l'Alliance atlantique, puisqu'aujourd'hui, la défense collective des Européens dépend, pour les pays qui en font partie, mais aussi, indirectement, pour les pays qui n'en font pas partie, de la crédibilité de l'article 5, c'est-à-dire de notre garantie de défense collective, aux termes de laquelle une attaque contre l'un est une attaque contre tous.
Le troisième pilier, indissociable des précédents, ce sont nos relations bilatérales ou multilatérales avec la plupart de nos partenaires européens. Vous avez cité, Monsieur le Président, l'Initiative européenne d'intervention. D'autres coopérations de défense sont structurantes. Je pense évidemment à la relation franco-allemande et à la relation franco-britannique. Nous avons pour objectif de diversifier nos partenariats. La sécurité et la défense de l'Europe ne se résument évidemment pas aux relations franco-allemandes et franco-britanniques.
Chacun de ces trois piliers est affecté par l'évolution de notre environnement stratégique, c'est-à-dire, d'une part, l'évolution des menaces, et, d'autre part, l'évolution de la relation transatlantique.
L'Union européenne est un élément fondamental de la prise de responsabilité et donc de la prise d'autonomie croissante des Européens. L'autonomie est toutefois un concept relatif et non absolu. L'Union européenne est un instrument qui permet de répondre à l'un des objectifs américains que nous partageons totalement : le « partage du fardeau ». Cet objectif part du constat d'une relation transatlantique déséquilibrée, notamment depuis la fin de la guerre froide, car les Européens ne dépensent pas assez pour leur défense. Une relation transatlantique équilibrée suppose des Européens plus responsables, donc plus autonomes, dépensant plus et mieux pour leur défense.
Dans cette logique, nous cherchons à utiliser l'ensemble des instruments à notre disposition de façon pragmatique et non idéologique. C'est pourquoi nous portons un certain nombre d'initiatives. J'en citerai deux : la coopération structurée permanente et la création d'une politique de soutien de la base industrielle et technologique de défense européenne, c'est-à-dire le programme intérimaire de défense (PEDID) et le Fonds européen de défense (FEDEF).
La coopération structurée permanente (CSP) est un instrument, prévu par le traité de Lisbonne, qui permet à un certain nombre d'États qui souhaitent avancer ensemble de prendre des engagements supplémentaires et de mettre en oeuvre des projets concrets. La question de savoir si cette coopération structurée permanente devait être ambitieuse et inclusive a été longuement débattue notamment entre la France et l'Allemagne.
La CSP a deux intérêts majeurs. Le premier est de nature politique. Un certain nombre de nos partenaires européens ont besoin d'afficher des ambitions pour justifier, au niveau national, une augmentation de leurs dépenses de défense. La CSP a fixé un certain nombre d'engagements particuliers qui forment un instrument de pression politique sur les États membres de l'Union européenne, dans le sens d'un rééquilibrage du fardeau. Le deuxième avantage de la CSP est de permettre à des pays volontaires, par petits groupes, de déclarer des projets concrets capacitaires ou opérationnels. 34 projets ont à ce jour été déclarés. La France contribue de façon très significative à l'ensemble de ces projets. Elle est impliquée dans 24 projets, notamment le projet de radio sécurisée ESSOR et la modernisation de l'hélicoptère de combat Tigre. Un projet déclaré au titre de la CSP peut bénéficier d'un bonus financier au titre du FEDEF.
Le Fonds européen de défense est la deuxième évolution essentielle au niveau de l'UE, sur une proposition de la Commission européenne que la France a soutenue. L'Union européenne pourra cofinancer jusqu'à 100 % des projets de développement capacitaires, à l'exception des prototypes pour lesquels le financement est plafonné à 55 %. Il s'agit donc d'un incitatif puissant pour que les Européens se regroupent entre eux et développent des projets qui leur permettront d'être plus opérationnels et d'avoir davantage de capacités militaires. La négociation du règlement créant le Fonds européen de défense est presque terminée puisqu'il doit être adopté prochainement en séance plénière par le Parlement européen. Il devra ensuite faire l'objet d'une négociation financière, dans le prochain cadre financier pluriannuel. La Commission propose d'alimenter le fonds de 13 milliards d'euros entre 2021 et 2027. Cela représente environ 1,5 milliard d'euros par an. C'est un élément extrêmement important, une sorte de révolution copernicienne à l'intérieur de l'Union européenne. La prochaine négociation financière sera centrale. Elle démarrera au deuxième semestre de cette année et consistera à définir le volume financier global qui sera alloué au FEDEF. Compte tenu de la place de notre industrie de défense, de la qualité de nos industriels, de leur intégration européenne, y compris avec des PME, nous avons des intérêts majeurs à défendre pour garder la maîtrise de la mise en oeuvre d'un volume financier aussi conséquent.
Une initiative spécifique porte sur la clause d'assistance mutuelle de l'article 42.7 du traité sur l'Union européenne, qui doit permettre aux États membres de faire appel à la solidarité de leurs partenaires européens. La France a déclenché la mise en oeuvre de cette clause le 16 novembre 2015, après les attentats, ce qui a permis à un certain nombre de nos partenaires de venir suppléer nos forces en particulier au Sahel, de façon à libérer des personnels notamment pour l'opération Sentinelle. Le Président de la République a proposé, dans son discours à la conférence des ambassadeurs, à la fin du mois d'août dernier, de réfléchir entre Européens à la façon de rendre cette clause plus opérationnelle. Nous devons faire preuve de pédagogie car, dans le contexte actuel, cette proposition suscite des incompréhensions. Il ne s'agit pas de supplanter l'article 5 du traité de Washington. Il suffit pour s'en convaincre de lire la lettre de l'article 42.7 qui fait mention des engagements pris au sein de l'OTAN. L'OTAN reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en oeuvre.
Cette complémentarité entre l'article 42.7 et l'article 5 est inscrite dans les traités et parfaitement conforme à notre vision de la sécurité et de la défense de l'Europe. Le ministre des affaires étrangères l'a indiqué à la conférence de Munich : ce que nous souhaitons, c'est que les Européens soient plus capables, plus autonomes, plus responsables, à l'intérieur d'une relation transatlantique rééquilibrée et renforcée. Telle est la philosophie fondamentale de l'ensemble de nos initiatives.