Parmi tous les points que vous avez soulevés, vous avez mis en exergue le caractère systémique de la question irakienne. La montée en puissance, puis le contrôle territorial du groupe État islamique en 2014-2017 ne sont qu'une séquence d'une crise de longue durée, dont les phénomènes reviennent aujourd'hui à l'avant-plan.
D'un point de vue politique, l'élection législative, qui a eu lieu le 12 mai 2018, n'a pas beaucoup changé le paysage politique. Cette élection, qui avait suscité de grandes attentes, a vu émerger des coalitions, qui proposaient une mise à plat du système hérité du régime baasiste après la chute de ce dernier en 2003. D'ailleurs, l'État islamique avait proposé aux populations sunnites une forme de projet politique alternatif.
Après les résultats de cette élection, une vague de protestations a eu lieu dans les provinces du sud, notamment à Bassora, le poumon économique de l'Irak, où se concentre la majeure partie des réserves pétrolières, ainsi que le poumon politique, où se trouve la base partisane d'un certain nombre de coalitions politiques. Les manifestations très violentes qui se sont déroulées durant les mois de juillet et d'août 2018 ont rebattu les cartes. L'alliance Sairun de Moqtada al-Sadr, l'outsider chiite populiste, qui dénonçait le fléau de la corruption et promettait des réformes pour anéantir les élites au pouvoir, et l'alliance Fath de Hadi al-Ameri, figure de la mobilisation populaire chiite contre les djihadistes, étaient en pleine tractation lorsque ces contestations ont fait irruption. Les deux chefs ont alors décidé de s'entendre pour constituer le gouvernement. Ainsi, le nouveau Premier ministre Adil Abd al-Mahdi est une personnalité plutôt consensuelle ; le président Barham Salih, poids lourd de la politique irakienne, est une figure de rassemblement et le porte-parole du Parlement, plutôt pro-iranien, fait aussi consensus. Ces deux coalitions n'ont fait que perpétuer le système, qui était profondément délégitimé du fait de la prise de contrôle de l'État islamique, ce qui a déçu de nombreux Irakiens, lesquels attendaient un changement profond.
En l'absence de majorité parlementaire, le gouvernement est très fragile. Toutefois, il est à noter que les deux coalitions parlementaires sont pluricommunautaires, multiethniques et multiconfessionnelles. Le bloc Islah, la réforme, qui soutient le gouvernement actuel, regroupe les sadristes, les partisans de l'ancien Premier ministre Abadi, quelques partis sunnites et quelques représentants de certaines minorités, notamment la minorité turkmène. Le bloc Binaa, la reconstruction, comprend les représentants de la mobilisation populaire, d'anciens chefs de milice, qui sont devenus, au gré des circonstances, des leaders politiques, les partisans de l'ancien Premier ministre Maliki ainsi que des figures sunnites. Les Kurdes se sont répartis entre ces deux coalitions. Au-delà des clivages communautaires, deux grandes tendances se dessinent à propos de l'État : la coalition Islah veut faire de Bagdad un centre fort, avec un processus de recentralisation administrative, pour remettre sur pied un État fortement affaibli, en réformant en profondeur les administrations - d'importants problèmes institutionnels ont aussi largement contribué à la prise de pouvoir djihadiste -, tandis que la coalition Binaa veut préserver les intérêts extragouvernementaux et extrafédéraux - les chefs de milice oscillent entre la volonté d'intégrer l'appareil d'État central et le souhait de préserver leurs intérêts sur le terrain. Autour de ce nouveau gouvernement est relancée la question du fédéralisme, avec celle de la répartition des pouvoirs. Le KRG, le gouvernement régional du Kurdistan, voit dans la coalition Binaa un bon équilibre dans la préservation de ses intérêts, à l'instar des Iraniens, qui sont opposés au retour à un pouvoir centralisé fort.
On sent que les choses vont mieux. La situation sécuritaire s'est améliorée à Bagdad et dans certains territoires. Toutefois, tout n'est pas réglé. Les conditions de la montée en puissance de l'État islamique sont malheureusement toujours présentes, comme vous l'avez souligné.
Plusieurs questions se posent.
Quel avenir pour les sunnites, qui sont le substrat du groupe État islamique, si l'on veut éviter qu'ils ne retombent dans les mailles du filet de ce groupe ? À cet égard, je relève que le groupe État islamique est certes un groupe terroriste, mais il est la résultante d'une certaine fabrique sociale. Contrairement à ce que l'on entend dans les médias, ce n'est pas la fin de ce groupe, ni en Irak ni en Syrie. C'est la fin de l'emprise territoriale, il est vrai, mais ce n'est pas la fin de l'insurrection ; il est entré dans la clandestinité.
Quelles sont les modalités de la réconciliation et de la justice transitionnelle ? Je souligne que cette problématique remonte à 2006 : le Premier ministre Nourri al-Maliki a été le premier à lancer une politique nationale de réconciliation. Le gouvernement n'a pas vraiment de vision en la matière ; il existe plutôt des initiatives locales. La justice transitionnelle est plutôt pour l'instant une justice punitive expéditive à l'égard des djihadistes et de leurs familles, une question sensible très controversée en Irak aussi.
Quelles relations entre le gouvernement central et Erbil, la capitale de la région kurde autonome, qui a elle-même connu d'importantes évolutions et n'est pas unifiée ?
Enfin, quelle reconstruction ? Y a-t-il reconstruction ? Y a-t-il même gouvernabilité de l'Irak au regard de l'ampleur des défis auxquels il doit faire face ?
Je vous propose de structurer la discussion autour de ces différents points.