Comme vous l'avez souligné, non seulement l'idéologie islamique n'est pas derrière nous, mais surtout le narratif médiatique a tendance à amplifier la victoire. Certes, ces accents triomphalistes se comprennent du côté des forces démocratiques syriennes et des coalitions des forces locales, car il s'agit d'asseoir une gouvernance même temporaire dans ces territoires.
Nous n'avons pas d'estimations fiables. Le Pentagone et les Nations unies estiment à plusieurs dizaines de milliers - entre 15 000 et 30 000, voire plus - le nombre de combattants présents sur le territoire. Les frontières restent poreuses, même s'il est plus difficile d'intégrer les réseaux de combattants en Irak et en Syrie. Être dans la clandestinité, ce n'est pas seulement se replier dans le désert, c'est aussi se fondre parmi la population, dans les camps de déplacés, parfois de manière ostentatoire. Ces combattants se cachent et exploitent une part de complicité qui leur est acquise. Ils ne bénéficient pas d'un soutien important, les sunnites ayant été déçus dans les faits par l'État islamique. Mais il y va de la survie des populations. La paupérisation de ces populations, l'absence de perspective, le chômage - les adolescents actuels se retrouveront face à un marché du travail saturé - sont tels qu'une génération est déjà vulnérable à toute forme de recrutement par des milices. Qui dit terrorisme dit substrats socio-économiques et dynamiques d'ensemble au sein de la société.
Vous m'avez interrogée sur la question de la reconstruction dans les territoires libérés. La communauté sunnite est aujourd'hui fragmentée ; l'État islamique l'a fragmentée plus encore. Les tribus ont été littéralement éclatées par le groupe ; les familles ont complètement implosé, certains ayant rejoint le groupe, contrairement à d'autres. Le ressentiment, la colère se font jour dans ces territoires, car il n'y a pas de reconstruction. Alors que la ville de Mossoul a été libérée en 2017, rien n'a été fait ou quasiment rien. Cette colère pourrait se traduire par un retour dans le giron de l'État islamique, non pas par idéologie, mais par revanche ou vengeance contre l'État central. Par ailleurs, je le redis, au-delà du caractère ultraviolent de la campagne de reconquête, des sympathisants sont toujours présents.
Moins il y a de reconstruction, plus grandes sont les failles, ce qui crée de l'espace pour les djihadistes ou d'autres groupes de ce type qui peuvent émerger. Je ne sais pas quelle sera la prochaine forme de l'État islamique. Quoi qu'il en soit, ces logiques insurrectionnelles mettent en péril la reconstruction et surtout le retour d'institutions légitimes en vue de rétablir l'ordre et la sécurité sur le long terme.
La corruption gangrène la reconstruction au sens large, qu'il s'agisse de l'économie, des institutions, de l'appareil d'État, des transactions financières, des plans de reconstruction, des contrats d'armement, etc. C'est d'autant plus dommage que l'Irak n'a pas toujours été un pays ultracorrompu : la technocratie était très compétente et intègre. En 2003, au-delà du démantèlement de l'armée, l'appareil d'État a été anéanti, et l'Irak en paie encore les conséquences. La réforme de l'État est une priorité ; le gouvernement actuel le sait et il s'est engagé à réformer. L'été va être révélateur, tout comme le fut l'été 2018, qui a révélé l'ampleur, dans les provinces du Sud, du mécontentement. La situation est insupportable pour les populations, qui sont privées d'alimentation en eau, en électricité. Même si la situation sanitaire s'améliore, elle reste sujette à caution. Des attentats, des assassinats sont d'ores et déjà commis.
Le gouvernement central ne peut pas se passer du sud du pays. Il est d'ailleurs probable que les réformes soient d'abord mises en oeuvre dans ces provinces ; ce serait une logique plus stratégique. Pourtant, l'État islamique a pris corps dans les provinces du Nord-Ouest. Les déclarations du Premier ministre concernant les anciens territoires de l'État islamique sont assez édifiantes : la reconstruction reviendrait à la communauté internationale. Certes, cette question concerne toute la communauté internationale, mais le gouvernement se dédouane de ses responsabilités et se déresponsabilise alors qu'il y a nécessité de voir l'État y revenir.