Je vous remercie de m'avoir invité. C'est un honneur et un devoir de rendre compte devant la représentation nationale de ce qui se passe dans l'Église, de ce qui s'y est passé et de ce que nous faisons pour que cela ne se reproduise plus. La pédophilie représente un mal qui atteint notre société au-delà du corps de l'Église. Nous en avons longuement débattu lors de l'assemblée de la Conférence des évêques de France en avril à Lourdes. Mgr Pontier a évoqué à cette occasion la réunion des présidents des conférences épiscopales du monde qui s'est tenue à Rome et les mesures que compte prendre l'Église universelle, qui seront prochainement publiées. Il a ensuite été rendu compte des travaux de la cellule présidée par Mgr Crépy. Enfin, nous avons poursuivi notre réflexion sur les quatre processus décidés en novembre dernier, relatifs à la mémoire, à la réparation financière des victimes, à la prévention et au traitement et à l'accompagnement des prêtres fautifs. Nous sommes extrêmement déterminés à avancer.
En novembre dernier, l'assemblée des évêques a rencontré des victimes. Ce fut un moment décisif. Nous avons pu parler à égalité et nos échanges furent profonds et paisibles. Nous devons désormais affiner les processus précités, en co-construction avec les victimes. Certains points juridiques et fiscaux demandent quelque technicité, mais nous progressons. Mes prises de position sur la pédophilie dans l'Église ont sans doute contribué à ma désignation comme futur président de la Conférence des évêques. J'ai effectivement publié en 2018 l'article auquel vous avez bien voulu faire référence. En outre, la Conférence m'avait confié le soin de conduire un travail sur les mesures que nous devions prendre et la manière de les organiser.
L'Église a été confrontée ces dernières années, en France comme à l'étranger, à un grand nombre d'affaires d'agressions sexuelles sur mineurs. Dans l'article que vous avez cité, j'essaie de fournir quelques explications, bien que n'étant ni sociologue, ni psychologue. J'espère d'ailleurs que la commission Sauvé permettra de recueillir un nombre suffisant de récits de victimes pour pouvoir les confier à des spécialistes et ainsi disposer d'une analyse pour essayer de comprendre le phénomène de manière à ne pas le reproduire. Il existe, selon moi, deux causes principales : la complexité de la relation éducative qui peut facilement être déviée par l'adulte, d'autant que nous ne vivons plus sous le joug des relations sociales extrêmement codifiées qui existaient autrefois - la responsabilité revient à l'adulte de savoir comment il doit se comporter et jusqu'à quel geste de familiarité il peut aller - et le fait que, notamment dans les pays anglo-saxons, à cause de la pression culturelle des protestants, l'Église catholique se soit constituée en « forteresse », où de jeunes enfants ou des femmes vulnérables ont pu se trouver comme enfermés. Ce genre de structure tend à favoriser l'exacerbation de certaines perversions et le détournement d'un certain nombre de relations éducatives. La France ne se trouve pas exactement dans une telle situation ; la commission Sauvé, toutefois, examine plusieurs lieux éducatifs fermés pour voir ce qui a pu s'y passer. Nous sommes devenus méfiants... L'existence de clivages dans l'Église de France a pu, en outre, favoriser certains comportements déviants. À titre d'illustration, il apparait probable qu'une partie de l'impunité dont a bénéficié le père Preynat a tenu à ce qu'il était considéré comme le « bon » prêtre qui encadrait le « bon » scoutisme, ce qui le rendait un peu intouchable. Si l'archevêque de Lyon avait eu quelque velléité de le mettre en cause, il aurait certainement été accusé d'être un mauvais évêque.
Nous sommes désormais conscients que la relation entre un prêtre et les fidèles, soit le pouvoir spirituel du prêtre, crée une situation dans laquelle, dans certains cas, des abus sont possibles, que ni les proches, ni les prêtres, ni la hiérarchie ne voient ni ne dénoncent. Sur certains individus, le pouvoir spirituel et l'absence de régulation ont conduit à ce que des actes très graves puissent se produire. Dans bien des cas, les prêtres pédophiles ont agi d'abord dans leur famille. L'Église a une sorte de naïveté sur la sexualité, qu'elle limite aux actes génitaux. Pourtant, nul besoin d'être freudien pour soupçonner dans certains gestes et attitudes une recherche de gratification sexuelle. Par ailleurs, nombre d'hommes d'Église ont eu à assumer une charge d'éducation dans des conditions parfois délicates auprès de populations fragiles : certains y ont trouvé de quoi satisfaire leurs pulsions et fantasmes.
Je ne partage pas intégralement l'analyse exposée par le pape émérite Benoît XVI dans le texte qu'il a récemment publié : s'il apporte, des éléments d'information intéressants, notamment sur l'homosexualité qu'il a pu observer à son époque dans des séminaires allemands ou américains, il n'aborde pas la question de la relation de pouvoir spirituel qui me semble importante, son texte n'a cependant jamais prétendu à l'exhaustivité.
En 2010, j'ai eu à traiter une affaire concernant un prêtre à Paris, faisant l'objet d'une enquête de la police. Dans un premier temps, il n'y avait pas de contenu sexuel dans le dossier, puis d'autres éléments sont apparus. Nous avions fait preuve de naïveté... À cette occasion, j'ai proposé à Mgr Vingt-Trois de travailler avec un magistrat, un avocat, un psychiatre et un commissaire de la brigade des mineurs pour nous faire expliquer les procédures judiciaires, afin de préciser nos pratiques en cas de plainte. Cette collaboration a abouti à la fin de l'année 2015. Dès lors, lorsque de nombreuses plaintes nous sont parvenues en 2016 grâce à l'association la Parole libérée, nous avons été en mesure de les traiter. J'ai eu également à m'occuper d'une affaire déjà jugée en 1999. J'ai, à cette occasion, rencontré les familles de victimes et ouvert les yeux sur le traumatisme vécu et sur l'insuffisance du traitement et du suivi des victimes par le diocèse de Paris. De ma petite expérience sur le sujet, je dirais que, jusqu'en 2016, l'Église, mais aussi la police et les magistrats, pensaient que les enfants victimes allaient oublier en grandissant. Depuis la Parole libérée, nous savons que l'intervention d'un adulte dans le développement affectif et sexuel d'un enfant représente une violence qui ne pourra être surmontée qu'au prix d'une immense dépense psychique. Des gestes qui paraissent relativement anodins peuvent s'avérer traumatisants et apporter un très grand trouble, y compris une simple caresse sur les cheveux. D'ailleurs, parmi les plaintes que nous avons recueillies, peu concernent un acte de pénétration. Elles évoquent, en revanche, souvent des gestes ambigus ou un climat malsain. L'Église ne peut plus se contenter de dire qu'il s'agit de cas marginaux, attitude qui a contribué autrefois à minimiser le problème en le limitant à l'agissement de quelques brebis galeuses qu'il convenait de convertir et de ramener à la raison. Il s'agit, en réalité, d'un phénomène systémique qu'il faut traiter comme tel. Nous y sommes décidés.
Il est possible que le célibat conduise à recruter au sein de l'Église des personnes attirées par les mineurs. J'évoque toutefois cette hypothèse avec précaution, n'ayant jamais eu l'occasion de m'entretenir avec un agresseur sur ses motivations profondes. Je suppose que des personnes se sentant fragiles ont pu espérer trouver dans l'état sacerdotal une manière d'échapper à leurs pulsions, alors que cela n'a fait que renforcer une douleur personnelle qui les a parfois transformées en prédateurs. J'espère en tout cas que personne n'est entré au séminaire avec l'intention de devenir un prédateur et de trouver un terrain de chasse ! Contrairement aux idées reçues, la sexualité est abordée au séminaire dans ses dimensions multiples : psychologique, affective et spirituelle. Je doute d'ailleurs que les ingénieurs, les étudiants en droit, voire les médecins, y aient autant réfléchi ! La sexualité y était, dans mon souvenir, présentée de façon positive et encourageante, aussi bien dans le mariage que dans le célibat. Il conviendrait aussi d'expliquer qu'elle peut être une force de domination et de perversion. Je crains toutefois que ces affaires, comme celles de harcèlement envers les femmes, ne conduisent, auprès des jeunes, à donner de la libido la représentation d'une pulsion dangereuse risquant d'en faire des criminels. Soyons vigilants à éviter et à punir les comportements déviants, sans pour autant bâtir une société de la peur de la sexualité. .
Ne doutez pas que l'Église de France agisse contre la pédophilie. L'enjeu majeur est de convaincre chacun de l'importance de ce combat. De ce point de vue, le film Grâce à Dieu de François Ozon a rendu, je crois, un grand service en permettant à nombre de personnes qui ne voulaient pas admettre la réalité d'une agression sexuelle contre un mineur de comprendre combien le traumatisme perdure en grandissant. Tant qu'on n'a pas rencontré de victime, on ne le sait pas et, souvent, on ne le croit pas.
Je rencontrerai prochainement M. Sauvé auquel a été confiée une tâche titanesque. Il procèdera inévitablement par sondage, car les archives diocésaines sont extrêmement inégales sur ces affaires, pas tant par souhait de les dissimuler, mais parce que les écrits sont bien souvent inexistants. À Paris, les archives font mention de certains soupçons, signe que le prêtre responsable des archives a pris à l'époque sur lui de les conserver. J'espère que la commission Sauvé nous donnera une appréciation de l'ampleur du phénomène et nous fournira des éléments permettant des analyses psychologiques et sociologiques plus approfondies pour mieux le comprendre.