Commençons par réfléchir à la notion de gratuité et à son importance dans notre existence. Ces dernières décennies, le marché a pris une immense importance dans nos imaginaires et nos fonctionnements et nous conduit parfois à penser que la gratuité n'existe pas. Or, au contraire, elle est axiale au niveau individuel comme social. Quelque chose dont on dit qu'il n'a pas de prix n'est pas évaluable quantitativement et monétairement, mais est le plus important. Si je suis puériculteur, je réalise des gestes éducatifs à la crèche moyennant salaire, qui correspond à un prix sur le marché du travail. Le soir, lorsque je m'occupe de mon enfant, c'est sans prix. Ce ne serait pas une bonne nouvelle que mon enfant me dise qu'il me remboursera plus tard. On sait bien que les gestes des parents sont bien plus structurants dans la construction d'un enfant que les gestes des puériculteurs. C'est aussi vrai dans la construction de nos sociétés.
Nous savons, nous humains, que nous ne pouvons pas vivre sans espace public commun. Pour constituer la société, nous avons tous besoin d'un espace public. Celui-ci, qui a un coût, est d'accès gratuit. Le mot « gratuité » en français est enveloppé d'une aura religieuse, c'est la « grâce ». En anglais, c'est « free », c'est-à-dire « libre d'accès ». On y accède par une voie non marchande. La voirie, dont le coût est très important, est libre d'accès car on a pensé que c'était absolument indispensable à l'existence d'une société.
Lors du rétablissement de la République à la fin du 19e siècle, on a instauré l'école gratuite. Chacun savait que son coût serait supporté par l'impôt. Pourtant, cette idée a été portée comme fondatrice de la République, à une époque de fort affrontement pour ou contre cette dernière. Pour l'éducation de nos enfants, nous sortons du rapport marchand. Lors du rétablissement de la République après la Seconde Guerre mondiale, on a créé la sécurité sociale et le remboursement des soins. À chaque fois, le montant des budgets est absolument énorme. Le principe « à chacun selon son compte en banque » est devenu « à chacun selon ses besoins de santé, de chacun selon ses capacités de cotisation ». Au Mali, il n'y a pas de sécurité sociale. À quelqu'un qui attend devant la pharmacie en disant qu'il a besoin de pénicilline, on répond qu'on ne peut pas l'aider parce qu'on doit s'occuper de ses parents. En France, ce n'est pas parce qu'on n'a rien sur son compte en banque qu'on n'est pas soigné. Nous sommes parvenus à un niveau éthique extrêmement élevé en glissant d'une acquisition de type marchand à une acquisition de type gratuit. C'est un élément très important de la fierté d'être Français auquel chacun est attaché. Personne ne pourrait se faire élire en promettant de supprimer la sécurité sociale ou l'école gratuite. C'est devenu naturel à nos esprits.
La gratuité n'est pas une baguette magique. Elle convient à certaines situations mais pas à d'autres. Elle ne règle pas tous les problèmes sociaux.
La National Gallery à Londres est d'accès gratuit. C'est formidable. L'entrée au Louvre coûte 15 euros : de façon irrépressible, vous essayez d'en avoir pour votre argent et vous épuisez dans ce gigantesque vaisseau, ce qui n'est pas la meilleure façon de rendre votre esprit disponible à la contemplation d'une oeuvre d'art. À Londres, vous pouvez entrer à la National Gallery, rester quarante minutes et ressortir, puis revenir deux jours plus tard pour vingt minutes si vous voulez admirer un tableau en particulier. Le financement public, par l'impôt, convient très bien dans ce cas.
Directeur d'un théâtre en Essonne, je me suis posé la question de la gratuité ; je ne l'ai pas choisie et ce, en raison de la nature du bien proposé. Au théâtre, les spectateurs constituent une communauté réunie par des émotions pendant une ou deux heures. Un spectateur qui peut ressortir à tout instant, pour lequel rien ne marque l'adhésion à la communauté, va perturber le spectacle. J'ai donc institué une tarification de deux, cinq et dix euros au choix du spectateur. Celui-ci peut toujours venir au théâtre, n'est pas obligé de montrer sa carte de chômeur ou autre pour bénéficier d'un tarif réduit. La situation ressemble à la gratuité mais elle est légèrement différente. Certains biens sont très adaptés au système marchand, comme les casseroles ou les vêtements. D'autres le sont moins, et il convient d'en tenir compte.
La gratuité des transports publics est le résultat d'un choix. Pourquoi les transports plutôt que la cantine ? L'argent public n'est pas infini. C'est un choix politique que de décider de la place donnée à tel ou tel service public, et de son caractère gratuit ou non.