Je suis très honoré d'être devant vous, d'autant que j'espère ce moment depuis plus de 25 ans. En 1993, après avoir découvert les réseaux d'ordinateurs et leurs possibilités, je proposais à France Télécom de créer sa première société de services internet, France en ligne, sur le modèle d'un service existant aux États-Unis. J'ai choisi un opérateur public parce que le réseau est, à mes yeux, une affaire publique.
Je n'ai eu de cesse, depuis lors, de rencontrer les élites de ce pays, des associations pour leur exposer le concept de souveraineté numérique que j'ai développé. Vous imaginez l'émotion qui m'anime aujourd'hui, en prêtant serment devant cette commission dotée de pouvoirs d'enquête, créée par le Sénat dont l'indépendance est reconnue.
Lorsqu'internet est arrivé en France, c'était en passager clandestin, une sorte de liseron dans le grand chêne de la nation. Il a été toléré, décrié, puis il a fallu s'adapter et il est devenu plus gros que l'arbre ; mais une méfiance devant le réseau subsiste. Avec le réseau, la rationalité n'a pas prévalu : on continue à se raconter des histoires, comme celle de ces adolescents en T-shirt dans un garage californien. C'est que nous avons été surpris par internet : nous étions comme le hérisson dans les phares, qui n'a pas le temps de raisonner sur le moteur à explosion avant l'impact.
Au contraire du cinéma, de la télé, de la radio, le réseau ne vient pas s'additionner au monde réel, mais le remplacer. Nous y avons donc tout mis, à l'exception de la République. Les machines multiplient leur capacité par un million tous les vingt ans. La progression des logiciels va 43 fois plus vite que celle des matériels. Au total, donc, l'efficacité du système est multipliée par 43 000 milliards tous les vingt ans ! À cela s'ajoute l'effet réseau, selon lequel la valeur d'une machine est proportionnelle au carré du nombre de machines auquel elle se connecte. Dans un réseau de dix machines, chaque machine a une valeur de 10², soit 100. Si vous y ajoutez une machine, la valeur de chaque machine passe à 11², soit 121. En d'autres termes, la valeur de chaque machine augmente de 21 % alors que la taille du réseau a augmenté de 10 %. C'est une source de productivité sans précédent, un effet levier ahurissant. Des centaines de milliers de machines rejoignent le réseau chaque jour.
Associée à la croissance des logiciels, des machines, des réseaux, la puissance des données va nourrir les machines apprenantes. Imaginons une course de voitures où la puissance du moteur est proportionnelle à la taille du réservoir - les données - de chaque voiture. Cela crée un effet de puissance que nous sommes incapables de mesurer : c'est une progression exponentielle d'exponentiel. Tout migre sur le réseau, parce que c'est là que la productivité est la plus forte, tout y transite, tout s'y affiche.
En France, l'internet est arrivé par effraction ; il y avait le Minitel, le réseau Cyclades imaginé par Louis Pouzin, qui n'a pas été mis en place en France mais dont se sont inspirés les Américains. C'est un système nerveux exogène qui s'est greffé sur l'existant.
Les données servent à se prémunir contre l'incertitude. Il y a deux moyens de le faire : par la mutualisation des risques ou le gaspillage. Pour couvrir le risque, on distribuera un journal dans tous les kiosques, avec 40 % d'invendus. Selon la même logique de précaution, la moitié de la nourriture se perd de la fourche à la fourchette, ou encore 20 % de l'eau dans les canalisations. Au total, 10 à 15 % de la valeur des administrations et entreprises part dans ce combat contre l'incertitude.
Mais au XXIe siècle le gaspillage n'a plus cours, et l'on remplace l'incertitude par la certitude des données. Celles-ci pèsent, en valeur, 10 à 15 % du PNB. Ce nouveau monde est notre plus grande chance car il offre de nouveaux outils qui changent la donne et nous aident à résoudre des problèmes que nous affrontions depuis des décennies.
C'est notre chance mais aussi notre principal risque de régression. Ce que la mondialisation a fait aux classes populaires, le réseau le fera aux classes moyennes à cause de la mutation, de l'automatisation complète du monde du travail. Moi-même fervent technophile, lorsque j'alertais sur ces risques, on m'opposait toujours la destruction créatrice conceptualisée par Schumpeter. Pourquoi pas, mais dans notre monde mondialisé, la destruction peut avoir lieu dans un endroit et la création dans un autre. J'ai coutume de dire que les réseaux sociaux sont en Californie et les plans sociaux en Picardie. Toute la création de valeur du réseau migre, comme nos données, nos savoir-faire, nos secrets. Notre grande nation, dotée d'une véritable puissance militaire, est incapable de garantir le secret de la correspondance. Nous sommes dans une situation de nudité, de vulnérabilité, d'appauvrissement généralisés. Machines, réseaux, programmes, services ne répondent pas de nos lois.
Un exemple : à l'été 2016, quelques dizaines de Français ont été mis à mort sur une messagerie chiffrée. L'État français a tenté de faire interdire ce service, de faire retirer la liste, mais les plateformes ont refusé de fermer l'application. L'État s'est trouvé démuni face à la mise en danger de ses citoyens.
Face à cette situation, nous cherchons des accommodements, dans une logique de réparation plutôt que d'affrontement. L'affrontement est pourtant réel : l'internet ne répond pas aux rêves que l'on nous a présentés. Il est né des travaux de l'armée américaine, dans une logique de guerre froide. Pour utiliser une image, ce fameux garage avec ses deux adolescents est sur le pont d'envol d'un porte-avion. Nous n'avons pas vu le complexe militaro-numérique derrière cette image. L'internet est un projet politique, une affaire d'État, et dans notre société un sujet majeur parce qu'aucun secteur n'est épargné. J'ai rencontré médecins, avocats, pharmaciens, architectes qui m'ont présenté à tour de rôle leur vision du problème. Le rôle des pouvoirs publics est de donner la vision de grand angle.
L'internet n'est pas un territoire, ce n'est pas un lieu mais un lien. Tout ce qui fait la puissance publique - la liberté, garantie par la loi, qui est garantie par l'ordre public, à son tour garanti par la souveraineté - nécessite trois choses : une population, un territoire avec des frontières, une règle commune. Rien de cela sur le réseau. Nous n'avons aucun moyen de maîtriser ce nouvel outil qui change tout.
Il a donc fallu réfléchir. J'ai reçu une bonne écoute de l'institution militaire, qui comprend ces difficultés. Tout le monde commence à se rende compte, aujourd'hui, que cette question est capitale, que face à de véritables empires cyber nous n'avons pas de moyen de réponse.
La prise de conscience a progressé. La constitution de votre commission est déjà un pas en avant considérable. La notion de souveraineté entre dans les éléments de langage, reprise par tous les partis politiques car, fort heureusement, elle n'est ni de gauche ni de droite.
Le réseau est une rupture de continuité de la nation. Si pour une raison ou pour une autre, l'application que vous avez développée est retirée de la plateforme, c'est le tribunal de Sacramento, en Californie qui est compétent. Les conditions d'utilisation ont plus d'importance que les lois de la nation.
À l'affaire Snowden de 2013 ont succédé des attaques cyber en série, puis l'affaire Cambridge Analytica. C'est maintenant que le travail commence. Tout est à faire, mais je ne verse pas dans l'alarmisme : j'ai quelques solutions à proposer.