Je ne le pense pas. On peut faire un parallèle avec la Compagnie des Indes. Le lien, le réseau, dans cet exemple, est la mer. Les Anglais prétendaient garantir la liberté des mers, parce qu'ils les contrôlaient. Les Américains font de même aujourd'hui. Les Compagnies des Indes étaient des sociétés hybrides possédant leurs propres forces militaires, des délégations de pouvoir, à l'occasion réajustées ou semoncées par le pouvoir. Les opérateurs numériques globaux ont un lien organique avec les États. Et bien sûr, l'Europe tient la place des Indes !
Comment réagir ? D'abord nous avons tout pour réussir. La taille n'entre pas en ligne de compte. La Corée du Sud est souveraine, Israël également, même en ayant passé des alliances. C'est donc une question de volonté politique. Comment la construire ? Ce n'est pas une question d'ingénieurs, d'argent, de ressources puisque nous avons tout cela en France, avec Bpifrance, l'Agence de l'innovation de défense, d'énormes capacités d'investissement. Pourquoi, dans ce cas, rien ne s'est passé ? Lorsque l'on construit une maison, il faut commencer par les fondations, c'est-à-dire ici, par le droit et la République.
Une République a besoin d'un territoire, avec une règle commune et des frontières. Sur l'internet, il faut partir des données. La donnée personnelle a été consacrée dans le droit par la loi de 1978. Dans cette définition, une donnée personnelle renseignait exclusivement sur sa source. Aujourd'hui, il n'y en a plus. En effet, un rendez-vous que vous prenez concerne nécessairement plusieurs personnes. Les données sont en réalité un réseau par lequel tous les citoyens d'une nation sont liés ou, si l'on veut, une pelote de laine. Mon carnet d'adresses contient les adresses de mes amis, de ma famille, etc. Qu'est-ce que cette donnée au point de vue juridique ? Son possesseur conserve les droits individuels d'oubli, de rétractation, de modification, mais elle est indissociable des droits d'autrui. C'est une sorte de bien commun souverain. Notre rôle est de la créer juridiquement.
Il s'ensuit que le territoire est constitué des données en réseau de tous les citoyens d'une nation. Il est indissociable de la nation qui est étymologiquement, à la fois un lieu et ceux qui y naissent. Nous retrouvons ce mélange intime avec les données.
Ce territoire a besoin d'une frontière qui, sur le réseau, est constituée par le chiffrement : en d'autres termes, une donnée captée sur le territoire doit répondre à des protocoles de chiffrement souverain. Ce chiffrement peut être partiel ou total, porter sur l'action et le profil. Tout cela est défini par le droit.
Il y a enfin la règle commune, notre Constitution, qu'en l'espèce est comparable à un système d'exploitation dont tout dérive. Dans ce système, nous ne nous priverions pas de téléphones américains ou chinois, mais demanderions aux opérateurs d'inclure nos règles dans leurs systèmes d'exploitation.
D'aucuns pourraient comparer ce système au village d'Astérix. Il n'en est rien, parce qu'il serait tout à fait possible de passer des accords de souveraineté avec nos amis allemands ou espagnols. La mondialisation résulte non d'une universalisation, mais d'accords entre souverainetés.
Dans ce monde mondialisé, le premier domino doit être la socialisation ou la nationalisation des données, c'est-à-dire la création d'un bien commun souverain protégé par une frontière et administré par une règle commune imposée aux acteurs entrants. Un jouet venant de Chine, vendu par un magasin américain et acheté ici porte un label Union européenne. Il est possible d'agir de même dans le monde numérique.
Les données seraient stockées sur notre territoire et en sortiraient chiffrées. Pourquoi, dans une affaire qui concerne un algorithme, celui-ci ne pourrait-il être examiné par un juge d'instruction au prétexte qu'il n'est pas sur le territoire ? C'est inacceptable. L'impôt sera, lui, prélevé là où sont collectées les données. C'est la logique du fisc français. Ces données doivent être sous notre droit. Il y a par exemple des algorithmes racistes dont les auteurs doivent être présentés devant nos tribunaux.