Y a-t-il une souveraineté réelle des États-Unis ? Oui. Cette souveraineté n'exclut pas les conflits avec ces entreprises, les rapports de force, les coups de force, les oppositions, les alliances. Globalement, le système ne cesse de se renforcer, de progresser et de se développer. L'une de ces sociétés a une trésorerie supérieure à l'État fédéral. Un transporteur vient d'entrer en bourse avec une valorisation de 100 milliards de dollars, équivalente à celle de l'ensemble du transport dans le monde. Cette valorisation est soutenue par tout un système. Il n'y a pas de chef d'orchestre, mais des musiciens qui s'entendent bien.
L'Europe, elle, a très peu à voir avec la souveraineté. Elle fait du droit, elle administre. On peut comparer cela à la construction d'un château de cartes en commençant par celles du haut, sans les fondations que sont le territoire, la frontière et la règle. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est le fruit d'une formidable prise de conscience, mais comment l'appliquer ? La captation des données est fondée sur le consentement individuel, or vous comme moi-même y consentons tous les jours à de nombreuses reprises, distraitement, pour accéder au contenu. C'est une parodie, une fantasmatique de droit, sans les bases solides de la souveraineté. C'est bien, mais insuffisant. Le RGPD donne certes la possibilité de taxer des entreprises sur leur chiffre d'affaires, mais sera-t-il reconnu à l'extérieur des frontières européennes ?
Je ne sais pas quel a été le résultat des initiatives d'Arnaud Montebourg, mais il a contribué, avec son panache, à la prise de conscience.
En affirmant que nous n'avons pas de problème d'ingénieurs, je voulais dire que nous n'avons pas besoin de confier nos protocoles de chiffrement à des acteurs étrangers. L'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information en est tout à fait capable, pour la défense de la nation.
Le cloud national m'inspire les mêmes réserves que le RGPD. Nous utilisons pour cela des serveurs de marque étrangère, qui relèvent du Patriot Act, du Cloud Act. Rien ne protège les données ni ne fonde leur statut : c'est incantatoire.
Je ne crois pas que le grand public ait pris conscience du problème. Le peuple français est habitué aux règles en tout genre : un décret fixe la hauteur des margelles dans les piscines municipales... Le citoyen se sent en confiance dans cet environnement. L'internet est perçu sous cet angle : il est légal, donc il est sans doute protégé. Il appartient à l'État de garantir la sécurité de tous dans cet espace, ce qui ressort du droit. Il devrait être interdit de donner accès à son carnet d'adresses à une application, sauf si celle-ci a été expressément autorisée à demander cet accès.
Le plus dur est la prise de conscience. De plus en plus d'événements nous obligeront pourtant à mettre en place cette souveraineté numérique : il faudra protéger nos centrales, nos infrastructures. Avoir recours à des systèmes d'exploitation étrangers pour les protéger revient à sous-traiter les douanes. Il deviendra inacceptable pour la population que des données aussi cruciales ne soient pas protégées.
D'après les études, ce sentiment est en train de monter. Un tiers des citoyens sont inquiets : cela constitue un socle d'opinion publique. Il y a également une prise de conscience des élites. Il y a enfin un moment politique, et ce moment est maintenant, pour créer le premier domino du bien commun souverain. À l'image du pâté d'alouette, il suffit d'un peu de souverain dans le réseau pour que tout le devienne. Rien ne nous empêche de nouer des alliances internationales : Thierry Breton a évoqué un Schengen des données.
Enfin, toutes ces données doivent être stockées dans nos serveurs. On crée ainsi un socle et une industrie. En Allemagne, pays le plus protecteur des données au monde, les sociétés américaines font appel à des prestataires allemands pour garantir que les données captées seront protégées.
Voyez les enceintes connectées : elles sont très utiles, mais en échange, nous acceptons des micros chez nous. Ne renonçons pas à ces services qui améliorent notre vie, mais ne les payons pas de notre vie privée, car un opérateur pourra s'en servir pour orienter nos choix.