Intervention de Franck Riester

Réunion du 22 mai 2019 à 14h30
Modernisation de la distribution de la presse — Adoption en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission modifié

Franck Riester :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, cher Michel Laugier, mesdames, messieurs les sénateurs, il n’y a pas de démocratie sans une presse libre.

Cela ne date pas d’hier : le 11 septembre 1848, dans son discours à l’Assemblée constituante, Victor Hugo affirmait que le principe de la liberté de la presse n’est « pas moins essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. » Il ajoutait : « Le jour où […] on verrait […] la liberté de la presse s’amoindrir […], ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l’effet d’un flambeau qui s’éteint ! » Ce flambeau, nous ne pouvons pas et nous ne le laisserons pas s’éteindre.

Si nous voulons le maintenir allumé, il faut aujourd’hui raviver sa flamme ; si nous voulons protéger la presse, sa liberté et son pluralisme, il faut aujourd’hui moderniser sa distribution. C’est tout l’objet du projet de loi que vous examinez aujourd’hui.

La loi du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques, dite « loi Bichet », a souvent été qualifiée, y compris dans cet hémicycle, d’« icône de la République ». Dans le contexte tourmenté de l’après-guerre, elle avait permis de garantir l’effectivité du principe constitutionnel de pluralisme des courants de pensée et d’opinion.

Comme l’a affirmé le Conseil constitutionnel dès 1984, la libre communication des pensées et des opinions ne peut être effective que si le public est à même de disposer d’un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents. Cela implique que tous les journaux d’information politique et générale soient disponibles sur l’ensemble du territoire national. C’est une condition de l’effectivité de la liberté de la presse.

Aujourd’hui, les objectifs de la loi Bichet demeurent : garantir la pluralité de l’information et l’égalité entre les éditeurs, indépendamment de la taille de ceux-ci ou des opinions qu’ils véhiculent.

En outre, les enjeux du numérique rendent cette loi encore plus nécessaire.

D’une part, la diffusion numérique présente les mêmes enjeux au regard des objectifs de pluralisme ; c’est d’ailleurs pourquoi le projet qui vous est soumis prévoit l’extension des principes fondamentaux de la loi Bichet à la diffusion numérique.

D’autre part, je crois profondément à l’avenir de la presse papier, à son ancrage dans nos territoires et à son utilité pour le débat démocratique. Le secteur est aujourd’hui confronté à des bouleversements importants. Entre 2007 et 2017, plus de mille éditeurs de presse ont vu leurs volumes de ventes diminuer de 54 %. Entre 2011 et 2018, plus de six mille points de vente ont fermé, dans les grandes villes, mais aussi dans des villes moyennes ou dans de petites communes.

Vous connaissez aussi les difficultés économiques récurrentes rencontrées par la société Presstalis, messagerie qui assure aujourd’hui la distribution de l’intégralité des quotidiens nationaux. Cette entreprise a bénéficié d’un plan de continuation, homologué en mars 2018 par le tribunal de commerce, auquel l’État a contribué par un prêt d’un montant de 90 millions d’euros. Elle affichera cette année des fonds propres négatifs à hauteur de 400 millions d’euros.

Cette situation rend donc indispensable l’adaptation de la loi Bichet. Si celle-ci est une icône de la République, elle ne doit pas en être un totem ; ce n’est qu’à condition d’être modernisée qu’elle pourra continuer à remplir les objectifs démocratiques qui lui sont assignés.

Moderniser la distribution de la presse au numéro sans casser le système actuel : voilà la tâche délicate qui nous incombe. Cette tâche est délicate, parce qu’il n’est pas aisé de modifier un texte aussi ancien, aussi symbolique. Elle l’est aussi parce que, sur ce texte, s’est construit, depuis plus de soixante-dix ans, un système complexe, dans lequel les intérêts de tous les acteurs sont intimement imbriqués, mais qui a aussi pu causer certaines dérives et qui a clairement démontré ses limites.

Je crois pourtant que le projet présenté par le Gouvernement parvient à résoudre cette équation, parce qu’il est le fruit d’un travail long, approfondi et mené en concertation constante avec l’ensemble du secteur.

Il s’agit d’un texte équilibré et protecteur de l’intégrité de la distribution de la presse. Il permet ainsi de préserver la diversité des publications, garante de l’expression de la pluralité des opinions, un service de proximité sur l’ensemble du territoire national, tout particulièrement dans les zones rurales, et l’avenir d’une filière et de professionnels qui sont, pour certains, confrontés aujourd’hui à des difficultés importantes.

Oui, ce projet de loi préserve les principes essentiels de la loi Bichet, ce socle sur lequel notre réseau de distribution s’est construit. Il préserve le principe coopératif obligatoire, auquel est très attaché l’essentiel des acteurs de la filière, qui y voit une garantie forte d’équité de traitement entre tous les éditeurs. J’ai encore des interventions, ici ou là, dans certains médias, qui niaient le maintien du principe coopératif ; pourtant, nous l’avons bien maintenu.

Le projet de loi préserve également le droit absolu à la distribution de l’ensemble des titres d’information politique et générale, qui resteront libres de choisir les points de vente où sont distribués leurs titres et les quantités servies. Il préserve enfin un système permettant l’accès, sur l’ensemble du territoire national, à une grande variété de publications. En effet, si la France est le pays qui propose le plus grand nombre de titres en Europe, c’est grâce à la loi de 1947, c’est grâce à la loi Bichet.

Dans sa rédaction actuelle, cette loi pose toutefois un certain nombre de difficultés, sur lesquelles les nombreux rapports et analyses menés depuis plus de dix ans nous ont éclairés.

Tout d’abord, la détention majoritaire obligatoire du capital des messageries par les éditeurs place, de fait, ces derniers – à la fois clients et actionnaires – dans des situations structurelles de conflit d’intérêts.

Ensuite, alors qu’ils assurent le rôle essentiel d’interface commerciale avec le client lecteur, les marchands de journaux n’ont aujourd’hui aucun contrôle sur le type de publications qu’ils reçoivent, ni sur les quantités d’exemplaires livrées. Il nous faut rendre une vraie marge de manœuvre à ces acteurs essentiels de la filière, ainsi qu’à leurs capacités d’adaptation aux réalités du marché.

Enfin, les organes de régulation de la filière disposent de prérogatives et de moyens trop limités. Sans que soit en cause la qualité du travail réalisé par les équipes du Conseil supérieur des messageries de presse, le CSMP, et de l’Autorité de régulation de la distribution de la presse, l’ARDP – je tiens d’ailleurs à rendre sincèrement hommage à ces organismes, pour leur engagement constant au soutien de la modernisation de la filière, dans une situation souvent compliquée –, la régulation n’est pas suffisamment adaptée pour accompagner efficacement la modernisation de la filière et garantir sa pérennité.

Le projet qui vous est soumis, mesdames, messieurs les sénateurs, vise à remédier à ces importants dysfonctionnements, sans remettre en cause les principes essentiels que j’ai précédemment rappelés. Nous proposons une vraie modernisation du cadre législatif, avec des modalités et un calendrier permettant d’accompagner la transition.

Cette modernisation tient en cinq points.

En premier lieu, le projet de loi propose de confier la régulation du secteur à l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, l’Arcep, autorité compétente et légitime en matière de régulation économique, en donnant à cette Autorité des pouvoirs d’intervention forts, en particulier en ce qui concerne l’homologation des barèmes, et en lui confiant un pouvoir de sanction dont étaient dépourvus le CSMP et l’ARDP.

En deuxième lieu, la fin de la détention capitalistique majoritaire des messageries par les coopératives d’éditeurs doit permettre de faire émerger de nouvelles perspectives de stratégies industrielles, pour les acteurs actuels. Elle aura également pour effet, à moyen terme, d’autoriser, le cas échéant, d’autres acteurs à proposer un service de distribution de la presse, à condition – je veux insister sur ce point – qu’ils soient agréés par l’Arcep sur le fondement d’un cahier des charges strict, établi par décret.

Toutefois, la possibilité pour l’Arcep de délivrer des agréments à d’autres acteurs que les deux messageries actuelles ne pourra intervenir qu’après une phase de transition. En effet, le présent projet de loi autorise le Gouvernement à différer, jusqu’au 1er janvier 2023, la publication du cahier des charges définissant les conditions de l’agrément ; c’est exactement ce que nous voulons faire.

En outre, le Gouvernement entend utiliser toute cette marge de manœuvre, afin de laisser aux acteurs actuels un délai raisonnable pour s’adapter.

En troisième lieu – ce point revêt une importance toute particulière dans nos territoires –, le texte prévoit de donner plus de souplesse aux marchands de journaux dans le choix des titres qu’ils distribuent, en dehors de la presse d’information politique et générale.

Cet axe essentiel de modernisation doit permettre d’améliorer leur attractivité commerciale et de proposer une offre plus adaptée aux attentes des lecteurs dans nos régions, nos départements et nos communes. Les marchands de journaux y trouveront un nouveau souffle, qui ne pourra que renforcer l’attractivité d’un métier aujourd’hui affaibli par des conditions difficiles d’exercice.

En quatrième lieu – c’est tout l’enjeu d’un texte moderne, adapté à la réalité des usages de nos concitoyens –, le projet de loi étend les principes de la loi Bichet à la diffusion numérique, d’une part, en prévoyant un droit d’accès des éditeurs de titres d’information politique et générale aux kiosques numériques, et, d’autre part, en imposant aux agrégateurs d’information en ligne des obligations de transparence quant à leurs choix de mise en avant des contenus d’information qu’ils proposent et à la manière dont ils utilisent nos données personnelles.

En cinquième lieu, enfin, le projet de loi que nous présentons confie à l’Arcep la mission d’élaborer un schéma d’orientation de la distribution de la presse. Ce schéma d’orientation devra intégrer le rôle joué par les dépositaires régionaux de presse, dans une logique d’accompagnement de la transition.

Ces grands axes offrent, je le crois, un cadre équilibré à l’indispensable évolution du dispositif actuel de distribution de la presse au numéro, dont la pérennité est essentielle pour l’équilibre économique de l’ensemble de la filière. L’adaptation du statut des vendeurs colporteurs de presse, les VCP, aux enjeux du portage multititres, qui est également proposée par le projet de loi et qui est très attendue par les réseaux de portage, notamment de la presse quotidienne régionale, confortera également la distribution de la presse sur tout le territoire.

Ce projet de loi s’inscrit dans un cadre plus large : celui de la politique du Gouvernement en faveur de la presse.

La directive sur le droit d’auteur, adoptée le 15 avril dernier par les institutions européennes, prévoit la création d’un droit voisin pour les éditeurs de presse et les agences de presse ; elle est déjà en cours de transposition.

Sur le rapport du sénateur David Assouline, que je remercie très vivement de la qualité du travail réalisé sur ce sujet, vous avez adopté une proposition de loi de transposition en première lecture ; je vous en remercie sincèrement. Cette proposition de loi a également été adoptée par l’Assemblée nationale, voilà quelques jours, sur le rapport du député Patrick Mignola.

Nous sommes le premier pays européen à procéder à la transposition de cette directive ; c’est la garantie, pour les éditeurs et agences de presse, de bénéficier enfin de revenus pour l’exploitation de leurs articles par les plateformes numériques.

Par ailleurs, les principaux éditeurs de la presse d’information politique et générale ont présenté au ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, et à moi-même un plan de filière, afin de mieux accompagner la modernisation du secteur. Ce plan est en cours d’instruction par nos services, et il alimentera utilement nos réflexions.

Enfin, le soutien du Gouvernement à la presse repose en grande partie sur un système d’aides : à la distribution physique – portage, transport postal et distribution au numéro –, au pluralisme, pour les titres à faibles ressources publicitaires, mais également à la modernisation et à l’émergence de médias de proximité. Toutes ces aides sont essentielles à la vitalité de notre débat démocratique et à l’accès de nos concitoyens à une information fiable et diversifiée.

Mesdames, messieurs les sénateurs, ensemble, c’est une nouvelle page de l’histoire de la presse écrite que nous écrivons. Ensemble, c’est l’avenir de ce secteur que nous construisons. Pour cela, nous repartirons non pas de zéro, mais des indispensables acquis de la loi Bichet. C’est tout le sens du projet de loi que vous examinez aujourd’hui.

Je veux remercier l’ensemble des acteurs de la filière de leur contribution, directe ou indirecte, à ce texte. Je souhaite aussi vous remercier, mesdames, messieurs les sénateurs. Je tiens à saluer l’esprit constructif et transpartisan dont vous faites preuve, sous l’égide de Mme la présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication et de M. le rapporteur.

Nous ferons évoluer le régime de responsabilité des plateformes ; soyez-en assurée, madame la présidente de la commission.

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