Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi dont nous discutons aujourd’hui était annoncé depuis longtemps. Le rapport Schwartz, rendu en juin 2018, avait donné au Gouvernement des orientations pour sa rédaction. On peut cependant regretter le calendrier législatif, alors même que ce texte est, pour une fois, examiné en premier lieu par le Sénat.
En effet, ce rapport aurait pu ouvrir une série de discussions, préalable à un consensus sur ce sujet. Par ailleurs, le texte, disponible depuis le mois d’avril dernier seulement, est débattu au moment où la commission de la culture est embouteillée par de nombreuses lois. Il faut un peu plus de temps pour dégager un consensus ! Pour autant, je salue les efforts de M. le ministre pour trouver un compromis.
Ces délais sont trop courts pour réformer un texte qui est l’un des joyaux législatifs issus de l’œuvre fondatrice du CNR, une loi « icône », comme je l’avais déjà qualifiée en 2011. Elle découle directement d’une exigence constitutionnelle, celle qui est posée à l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui garantit la libre communication des opinions.
Ainsi, la loi Bichet avait permis d’assurer des principes qui restent d’actualité : la liberté de la diffusion de la presse imprimée et l’égalité de traitement entre tous les titres, quel que soit leur poids économique, au sein du système coopératif de distribution de la presse. Le système visant à garantir la diffusion de la presse est structuré autour de trois niveaux : les messageries, les dépositaires et les diffuseurs.
Si notre démocratie s’est consolidée en profondeur depuis la Libération, si la liberté d’opinion est devenue une réalité dans tous les territoires de notre pays, y compris les plus isolés, c’est grâce à cette loi ; cela a été dit par M. le rapporteur, dont je salue les propos.
C’est en conservant ces principes que nous avions réformé ce dispositif, en 2011, avec Jacques Legendre. C’est avec une même attention que nous menons, avec mon groupe, notre réflexion et notre travail pour apprécier la réforme proposée. Nous refuserons toute remise en cause des principes fondateurs de la loi Bichet.
Bien sûr, depuis 1947, l’écosystème de la presse, de la production d’informations, des supports, de l’édition, de la communication au public, de son acheminement et de sa vente a été fortement bouleversé. Il se vend beaucoup moins de journaux papier, le nombre de quotidiens a baissé et la vente s’est effondrée de 56 % entre 2007 et 2017, sans qu’il soit possible de dire si nous avons atteint un palier. Même la diffusion individuelle du Monde est majoritairement numérique. C’est un mouvement qui touche l’ensemble de la presse quotidienne nationale et qui commence à se développer fortement pour les autres titres.
Par souci de valoriser la presse d’information politique et générale sur internet, nous proposerons, par amendement, une labellisation en ligne de ces titres. Il s’agit d’adapter pleinement la loi Bichet à l’ère moderne.
En ce qui concerne la diffusion de la presse papier, qui est le cœur du texte, je ne partage pas l’optimisme de M. le rapporteur quand il affirme que le projet de loi tient à conserver les principes de la distribution de la presse tels qu’ils ont été sanctuarisés par la loi Bichet jusqu’à présent. Je ne parle pas des intentions du ministre, mais des conséquences de l’adoption d’un tel texte.
Nous avons des doutes et des interrogations, et la première concerne la survie à court terme de Presstalis, dont il faut parler ici : la messagerie transporte l’ensemble de notre presse quotidienne nationale et joue un rôle capital dans le système actuel.
Le projet de loi prévoit l’arrivée, avant 2023, et non à partir de cette date, d’un nouvel acteur. Pourtant, la société est en pleine restructuration. Un plan de sauvetage a été adopté en 2018 et mis en place depuis lors. Alors que Presstalis remonte la pente depuis deux ans, avec un plan de redressement de l’entreprise et de sauvegarde de l’emploi, déjà fortement réduit ces dernières années, notamment en planifiant un volet de développement commercial nécessaire à sa survie, alors que les clients commencent à revenir, cette loi prévoit l’arrivée d’un nouvel entrant – ou de plusieurs – sur le marché de la distribution dès son adoption.
Cette annonce a déjà eu pour effet de geler l’effort de Presstalis et d’arrêter net tout nouveau contrat : les éventuels clients – c’est logique ! – préfèrent attendre de voir quel opérateur tirera son épingle du jeu suscité par la nouvelle législation.
La société ne peut donc poursuivre son développement avec une pareille incertitude. La courbe ascendante est stoppée net, d’autant que, cette semaine, la Cour des comptes a émis des doutes sur la mise à disposition de crédits pour le Fonds stratégique pour le développement de la presse, dont le montant va baisser, poussant le contrôleur budgétaire à poser ouvertement la question de savoir si les crédits ne manqueront pas pour la transformation stratégique du secteur.
La libéralisation décrite dans ce projet de loi, qui ne garantit pas le temps nécessaire à l’adaptation et à la stabilité des messageries existantes, pourrait porter un coup mortel à Presstalis, au lieu de protéger la société, comme chacun semblait le souhaiter jusqu’à présent.
Même si certains, qui ne sont pas présents ici, ont une telle idée en tête, je ne veux pas croire qu’il s’agirait, par ricochet, d’assouvir le vieux fantasme d’en finir avec le Syndicat du livre, syndicat dont je n’ai pas partagé toutes les positions et toutes les actions, mais que je veux saluer pour son esprit constructif depuis que cette crise a commencé à détruire des milliers d’emplois. Ce syndicat est constructif quand on ne le met pas le dos au mur !
C’est pour garantir que Presstalis ne sera pas la victime de ce projet de loi que l’un de nos amendements vise à permettre aux sociétés présentes sur le marché de continuer à se restructurer, en n’ouvrant le marché qu’à compter de 2023. Il s’agit simplement d’une garantie de stabilité pour ces entreprises et leurs personnels.
Nous nous satisfaisons de la fin de ce qui engendrait un conflit d’intérêts entre éditeurs et distributeurs. Les ristournes, largement pratiquées ces dernières années, sont d’ailleurs considérées comme l’une des raisons du déclin financier de Presstalis. La mauvaise gestion n’est pas seule en cause. Ceux qui fixaient les tarifs étaient ceux-là mêmes qui en profitaient ! Structurellement, une vingtaine de millions d’euros sont ainsi venus grever les recettes de Presstalis. Je me réjouis de la fin d’un système autrefois opérationnel, mais devenu pervers.
Pour renforcer cet aspect du texte, nous demandons clairement la transparence des barèmes, afin que l’ensemble des éditeurs sache à quoi s’attendre en rentrant dans une société de distribution de presse. Sur ce point, je suis heureux que la commission nous ait suivis. M. le ministre devrait également se montrer favorable à notre amendement.
Le texte met fin à la régulation bicéphale, devenue inefficace faute de moyens.
L’agrémentation des sociétés qui effectueront la distribution de la presse permettra de contrôler en amont les motivations d’un opérateur et sa capacité à assurer la distribution, en termes économiques, mais aussi pour ce qui concerne le maillage du territoire, de façon non discriminatoire, en assurant une distribution optimale de la presse IPG, celle qui relève de l’accord interprofessionnel de la presse CPPAP, et en espérant que la distribution se fera dans le respect des conventions pour les autres titres. Je défendrai d’autres aspects plus concrets tout à l’heure, au cours de la discussion des articles.
Pour conclure, je m’attarderai sur le dernier maillon de la chaîne, qui me semble néanmoins le plus indispensable et le plus maltraité, à savoir les kiosquiers.
La vente au numéro ne cesse de s’éroder, et la disparition des marchands de journaux, de nous émouvoir. Entre 2011 et 2017, quelque 5 300 points de vente ont été fermés, soit une baisse de 19 %. La filière estime que le réseau devrait se réduire à 21 000 points de vente en 2020, contre 23 217 à la fin de 2017. En Île-de-France, ce sont 199 points de vente qui ont disparu.
Ces chiffres témoignent des difficultés rencontrées par la profession, difficultés qui ne sont pas uniquement structurelles. En effet, les kiosquiers sont sous-payés, si l’on compare leur situation à celle de leurs homologues européens, alors qu’ils sont indispensables.
Si nous ne leur permettons pas d’augmenter leurs marges, grâce à des plans d’aide, la situation continuera de se dégrader. À cet égard, je salue la Ville de Paris, qui a inversé la tendance grâce à un plan spécifique. On compte en effet dans la capitale 345 kiosques, contre 260 voilà dix ans, ce qui signifie que l’évolution s’y fait à rebours de la tendance nationale à la disparition des kiosques.
Pour finir, je veux remercier M. le rapporteur de son travail dans des délais contraints, de son esprit d’ouverture et de son professionnalisme. Il lui a fallu en effet écouter les représentants de secteurs très différents sur des sujets très techniques, chacun prétendant avoir raison contre tous les autres. Je remercie également M. le ministre d’avoir adopté, malgré les désaccords qui nous opposent – je pense en particulier à la date d’entrée en vigueur des dispositions proposées –, une dynamique de coconstruction de cette loi.