Intervention de Pierre Messulam

Mission d'information Gratuité des transports collectifs — Réunion du 23 mai 2019 à 11:5
Audition de M. Pierre Messulam directeur général adjoint à la direction générale transilien et Mme Anne Bosche-lenoir directrice déléguée à la direction générale ter de sncf mobilités

Pierre Messulam, directeur général adjoint à la direction générale Transilien de SNCF Mobilités :

Je suis mathématicien de formation ; comme j'ai deux points sur la courbe entre le zonage et le dézonage à 75,6 euros, je pourrais extrapoler la courbe, mais très sincèrement, nous n'avons aucun modèle économique digne de ce nom qui permette de prédire l'effet d'induction.

Certes dans l'agglomération de Dunkerque, qui pratique la gratuité, le trafic a augmenté d'une certaine fraction ; mais ce qu'il faut bien avoir en tête, c'est que la durée des temps moyens de trajet est de 96 minutes par jour pour nos passagers franciliens, ce qui est rarement le cas des gens qui habitent Dunkerque - tant mieux pour eux ! Par ailleurs, 3,5 millions de passagers par jour génèrent des effets de foule et de connexions de réseaux qui sont sans commune mesure avec une agglomération régionale de 100 à 500 000 habitants. J'ai donc invité la commission Rapoport à prendre en compte la taille de l'agglomération, sa répartition spatiale et son état d'équipement en transports en commun et en équipements routiers.

Notre propos, ce n'est pas de baisser le tarif pour avoir plus de monde, c'est de faire face à la croissance du trafic. Dans l'état actuel de la tarification, le RER D est passé de 670 000 passagers par jour il y a deux ans à 690 000 ; il est très proche de la saturation. Or, le long de cette ligne se concentrent 40 % des constructions de logements en Île-de-France.

Dans la vie réelle, en Île-de-France, les ménages n'arbitrent pas sur le prix du billet du train, ils arbitrent sur une combinaison entre le prix du transport et le prix du logement. Or ce dernier est assez lourd. Quant à la ligne Eole, nous prévoyons une croissance du trafic de 45 % entre 2017 et 2025, pour arriver à 700 000 passagers par jour. La ligne B du RER, que nous exploitons avec la RATP, transporte à elle seule plus de passagers que tous les TER réunis ! C'est dire les différences de taille.

La congestion du réseau routier en Île-de-France, c'est en moyenne 8 heures par jour. Si les habitants de l'Essonne font le choix de prendre leur voiture pour aller dans le coeur de l'agglomération et subir une heure et demie de bouchons tous les matins et tous les soirs, plutôt que de prendre le RER qui, malgré ses défauts, va quand même plus vite, ce n'est pas parce que le RER est trop cher. C'est probablement plutôt parce que l'intermodalité n'est aujourd'hui pas suffisamment puissante pour leur permettre, en arrivant à Paris en RER, de pouvoir se rendre à leur travail de façon raisonnable ; l'étalement urbain dans l'Essonne, où l'on multiplie les lotissements, empêche aussi de concentrer les flux sur quelques gares de banlieue.

Il est important d'avoir en tête les effets de report lorsqu'on joue sur la tarification. Le trafic du Transilien est aussi caractérisé par des points extrêmement marqués : la desserte Gare du Nord-Saint-Denis, par exemple, atypique car Saint-Denis est une zone importante de bureau depuis quelques années et que les flux sont à contre-courant. La fréquence de passage n'est pas de 15 minutes en heure en pointe, mais de 3 minutes pour les RER B et C, et de 5 minutes pour le RER D. L'hyper-pointe dure d'une demi-heure à trois quarts d'heure ; notre souci serait donc plutôt de mettre en place une tarification qui incite les gens à s'écarter de cette hyper-pointe, car nous dimensionnons le système en fonction de celle-ci. Nous souhaiterions vraiment induire un meilleur usage du système, car celui-ci est aujourd'hui proche de la saturation.

Le coût de fonctionnement de l'ensemble du système piloté par Île-de-France Mobilités s'élève à 10 milliards d'euros, dont 28 % sont payés par les voyageurs. Ce taux est plus faible parce que nous opérons un réseau à longue distance, ce qui veut dire que nous faisons rouler des trains plus longtemps, y compris lorsqu'ils reviennent à vide. Cette part des recettes payées par les usagers a été relativement stable à environ 30 % de 2003 à 2016 ; elle a légèrement diminué avec l'instauration d'un pass unique à un prix plus élevé pour les habitants des zones 1 et 2 mais beaucoup plus bas pour les passagers venant des zones périphériques.

En ce qui concerne l'exploitation, le reste des dépenses de fonctionnement est financé par l'impôt, payé à moitié par les employeurs via le versement transport, dont la structure, soit dit en passant, n'incite absolument pas l'employeur à se soucier du lien de ses salariés avec leur logement. Le reste, c'est, via la région et un peu le département, les impôts payés par les habitants.

Si la gratuité était mise en place, il faudrait trouver 28 % de 2 milliards d'euros dès aujourd'hui. En outre, dès 2025, commencera la mise en service des lignes du Grand Paris Express, dont on estime les coûts récurrents de fonctionnement entre 500 et 800 millions d'euros. Il faut donc raisonner non pas sur les chiffres d'aujourd'hui, mais en intégrant également les coûts de fonctionnement de ces futures lignes.

Le « pass Navigo » unique toutes zones a engendré une baisse de recettes de 450 à 500 millions d'euros par an, la nouvelle tarification étant très généreuse pour les passagers de grande couronne. Le trafic a particulièrement augmenté pour la longue distance, où la hausse a été de 5 à 9 %. Nous ne l'avions pas toujours anticipé et avons été mis sous pression pour mettre à niveau le service. La fréquentation des gares centrales s'est accrue fortement puis s'est stabilisée. Nous avons été inquiets des effets des frontières tarifaires : nous avions peur que les habitants des régions limitrophes préfèrent faire quelques kilomètres en voiture pour atteindre la première gare d'Île-de-France. Mais l'effet a été moins massif que prévu.

L'impact tarifaire a été paradoxalement plus sensible le week-end. L'effet prix a peu joué sur les trajets des abonnés, qui prennent rarement le RER pour le plaisir, mais il a joué sur les déplacements pour les loisirs ou les achats.

Notre propos n'est donc pas d'amener plus de passagers sur le réseau, c'est de faire que nos réseaux puissent transporter plus de passagers. Les tensions liées au programme massif de régénération du réseau, qui en avait bien besoin, sont fortes. Si, en 2013, nous réalisions 300 millions d'euros d'investissements par an, ce montant représente depuis l'année dernière plus d'un milliard d'euros par an et devrait rester à ce niveau au cours des dix prochaines années. Il y a des chantiers partout : si nous voulions augmenter l'offre, nous buterions sur les contraintes des travaux. La question qui se pose n'est donc pas de savoir si un signal tarifaire induit du trafic, mais si nous sommes en mesure de le digérer. La gratuité des transports collectifs déchargerait-elle les axes routiers ? Ce n'est pas évident : la personne habitant l'Essonne à qui l'on dit : prenez le RER, c'est gratuit, mais comme on ne peut pas faire circuler de nouveaux trains avant dix ans parce que la signalisation ne le permet pas, il y aura 20 % de passagers en plus... Je ne suis pas sûr que cela suffise à inciter cette personne à renoncer à sa voiture.

Si les recettes disparaissent, il est clair que l'on demandera aux transporteurs de baisser leurs coûts. Or il y a deux familles de coûts : les charges en capital, qu'il faut dimensionner sur des pointes extrêmement fortes, ce qui coûte très cher en installations et en trains - et on ne peut pas y renoncer ; et puis il y a les charges d'exploitation courante, et notamment quel service en heures creuses ou le soir. Si nous ne parvenons pas à baisser les coûts, Île-de-France Mobilités, notre autorité organisatrice, pourrait se trouver dans une situation compliquée. Il lui faudrait trouver 2,8 milliards d'euros par an, plus 500 à 800 millions à l'horizon du Grand Paris Express.

Ce que nous constatons, c'est que là où on arrive à faire une concentration puissante avec dix réseaux de bus qui rabattent bien vers le RER, les transports en commun ont une très forte attractivité. Voyez Cergy-Pontoise. Deuxième piste, au-delà de la tarification : travailler sur l'évolution des horaires et la localisation des entreprises. Nous avons fait une tentative à Plaine Commune, qui a été héroïque, nous en faisons une nouvelle avec les employeurs de la Défense et nous espérons qu'elle aura un effet de lissage de la pointe. Enfin, il faudrait se poser la question du lien entre le versement transport et l'usage réel des transports en commun par les salariés : la structure fiscale actuelle - une taxe sur la masse salariale - n'est pas forcément incitative pour amener les employeurs à faire en sorte que leurs salariés se déplacent moins, puisque de toute façon, il paye.

La gratuité pourrait être financée par une taxe régionale pour les résidents, mais quid des autres, des touristes, des professionnels et des habitants de la région limitrophe qui viennent travailler en Île-de-France ? Enfin, les associations d'usagers ne demandent pas la gratuité mais plutôt de la qualité de service, d'autant plus que le prix actuel du « pass Navigo » en Île-de-France est objectivement peu cher quand on le compare à ce qui se passe ailleurs dans le monde.

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