Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, il m’appartient, si j’ose dire, de « planter le décor » de notre débat sur l’avenir du cinéma.
Le cinéma est, certes, une industrie, mais aussi, et avant tout, un outil de démocratisation de la culture, d’ouverture sur le monde, un lieu où nous venons partager des émotions, des rêves et où s’anticipent les mouvements de notre société.
Hasard du calendrier, notre débat s’ouvre au moment où vient de s’achever le Festival de Cannes, qui contribue à faire rayonner le cinéma français à l’international. À cette occasion, comme chaque année, tous les acteurs du secteur se sont exprimés abondamment. Certains ont fait part de difficultés et d’inquiétudes qui seront certainement évoquées au cours de notre débat. Monsieur le ministre, vous-même vous y êtes largement exprimé et avez dessiné les contours d’un avenir possible.
En France, le cinéma est un secteur stratégique qui, selon les chiffres du ministère, emploie plus de 100 000 personnes et représente 0, 5 % de notre produit intérieur brut. Rappelons que, selon les dernières statistiques du Centre national du cinéma, la France est le premier marché européen du cinéma en 2018, avec le niveau de fréquentation le plus élevé : plus de 200 millions d’entrées pour la cinquième année consécutive. Cela démontre qu’il s’agit de la sortie culturelle préférée des Français.
Le haut niveau de fréquentation des salles est lié à l’attractivité et à la diversité de l’offre de films, ainsi qu’à l’amélioration tant qualitative que quantitative des conditions de projection dans les salles. En cela, le développement des multiplexes depuis 1993 a certainement contribué à l’accroissement du nombre de spectateurs. Aujourd’hui, la France dispose du parc de salles le plus important et le plus dense d’Europe – le troisième du monde –, avec près de 6 000 écrans et un réseau encore bien ramifié dans les territoires.
Au sein de ce réseau d’exploitation, les films français rencontrent un important succès, avec une part de marché de près de 40 % et plus de 77 millions d’entrées, un chiffre en hausse de 1 % par rapport à 2017. Le secteur affiche une production importante de 300 films par an, y compris ceux qui sont coproduits avec d’autres pays. C’est beaucoup, peut-être trop selon certains, car tous ces films n’ont pas, tant s’en faut, le bonheur de rencontrer véritablement leur public. Cependant, la différence est frappante avec les autres pays européens, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, que ce soit en termes de nombre d’entrées, de films produits ou de parts de marché.
C’est, de toute évidence, le dispositif légal et financier mis en place par la puissance publique voilà fort longtemps qui a permis de soutenir le cinéma français et de préserver son dynamisme, sa créativité et sa diversité, y compris dans les périodes où la production nationale ne rencontrait pas le succès attendu.
Le système français repose sur un principe vertueux consistant à faire remonter une partie des recettes de la diffusion vers la création, ce qui permet d’ailleurs de faire financer la création française par la diffusion de films étrangers, et particulièrement américains. Relèvent de ce système la taxe sur les billets de cinéma, mais aussi les obligations de financement des télévisions historiques, des éditeurs vidéo, des distributeurs de programmes. Il bénéficie également de crédits d’impôt, qui se sont révélés extrêmement efficaces, notamment le crédit d’impôt international, qui concerne les œuvres dont tout ou partie de la fabrication a lieu en France. C’est un excellent soutien pour la filière cinématographique française.
La défense de l’exception culturelle et d’un secteur économique créateur d’emplois a légitimé l’ensemble de ces aides. Aujourd’hui, le cinéma français se porte bien – « encore bien », allais-je dire. En effet, l’industrie cinématographique française est confrontée à une transformation rapide de son environnement technologique, économique et financier, qui soulève des interrogations chez tous les acteurs. Ce bouleversement concerne la diffusion des contenus et les comportements des publics, qui évoluent également.
Sous l’effet de la généralisation des technologies numériques, la circulation des œuvres s’intensifie et les marchés s’ouvrent. On assiste donc à l’accélération des mouvements de concentration capitalistique des acteurs du secteur, qu’ils soient producteurs, distributeurs, exploitants ou diffuseurs. On peut dès lors craindre pour la survie de tout un tissu d’entreprises indépendantes qui deviennent peu rentables ou sous-capitalisées, mais qui restent essentielles pour la vitalité du cinéma français.
Derrière le nombre rassurant de films produits, l’écart se creuse entre les grandes productions qui disposent de moyens importants et des films plus modestes qui restent peu de temps à l’affiche. Nous avons besoin des deux : d’une diversité artistique représentant notre exception culturelle et d’un cinéma plus conquérant, qui assurera notre visibilité à l’étranger.
L’arrivée de nouveaux acteurs dans le paysage audiovisuel et cinématographique – je pense aux grandes plateformes comme Netflix, Amazon et bientôt Disney, qui investissent beaucoup dans les séries – bouleverse tous ces équilibres. Netflix a connu une croissance mondiale très forte entre la fin de l’année 2012 et la fin de l’année 2018, passant durant cette période de 30, 4 millions d’abonnés à plus de 139 millions. Elle est maintenant la plateforme la plus prolifique du monde. Le taux d’abonnement à Netflix au sein de la population française a plus que doublé en une seule année, passant de 7, 7 % à 15, 6 %.
L’enjeu aujourd’hui est donc la confrontation concurrentielle entre ces différents modes de consommation, d’écoute et de visionnage de l’image animée. Nous avons le devoir de nous adapter à de nouveaux défis. Si nous regardons derrière, nous pouvons être fiers de notre filière cinéma, mais si nous regardons devant, nous pouvons être inquiets d’un bouleversement technologique et systémique qui pourrait, si nous ne nous remettons pas en cause, nous broyer.
Concentration horizontale et verticale des acteurs mondiaux ; équilibre entre émergence en France d’acteurs puissants et exigence de diversité dans la création ; adoption par les géants du net de notre conception du financement de la création et du respect du droit d’auteur ; remise en cause de nos règles, désormais inadaptées à un marché ouvert et mondial ; ouverture à de nouveaux financements ; chronologie des médias : voilà quelques sujets, parmi bien d’autres, qui seront certainement évoqués au cours de notre débat.
À mon sens, dans la guerre mondiale désormais ouverte dans ce domaine de la communication cinématographique, s’il nous sera difficile de gagner la bataille des tuyaux, nous disposons en France de tous les éléments, en matière de création et d’innovation, pour gagner celle des contenus ! C’est là notre force ; il faudra la soutenir.