Permettez-moi de commencer en citant la dernière phrase d'une tribune publiée dans « La Vie » il y a juste quelques jours dont vous êtes co-auteur, M. le président. « Nous croyons que comme les grandes évolutions de technologie numérique, Notre-Dame de Paris est un trésor commun qui mérite les regards de tous. ». Je n'ai pas trouvé de meilleure phrase pour introduire mon intervention sur les apports des sciences et des technologies du numérique pour la restauration de la cathédrale.
Je souhaiterais d'abord parler de ce que le numérique a déjà fait pour Notre-Dame. Quelques jours après l'incendie, on a tous découvert par les média que la cathédrale avait fait l'objet d'un nombre considérable de numérisations et modélisations en trois dimensions (3D). Tout d'abord, les passionnés de jeux vidéo ont immédiatement reconnu les images de « Assassin's Creed » d'Ubisoft qui étaient diffusées à la télévision. Ensuite, on a découvert le dossier de National Geographic sur le travail de numérisation 3D au scanner laser réalisé par le professeur Andrew Tallon du Vassar College. Dans les jours suivants on a vu plusieurs initiatives se monter, dont la plus récente a été annoncée par Microsoft et l'entreprise Iconem il y a quelques jours, visant à réaliser la collecte participative de millions d'images afin d'élaborer des modèles 3D au travers d'approches de vision artificielle.
Dans les dernières années, la cathédrale a également fait l'objet de plusieurs campagnes de relevé 3D par lasergrammétrie et photogrammétrie à l'occasion des travaux de diagnostic et de restauration. Parmi ces travaux, il y a un dossier remarquable réalisé par l'entreprise Art Graphique et Patrimoine, composé de plusieurs milliards de coordonnées 3D et de photographies, reproduisant la cathédrale dans son ensemble avant et après l'incendie, et surtout intégrant la numérisation 3D complète de la charpente et d'autres parties de l'édifice détruites dans l'incendie. Il faut se réjouir de l'existence de ces données qui sont susceptibles d'être mises au service de l'étude scientifique et du chantier de restauration. Ainsi, Microsoft et Iconem ont annoncé qu'ils mettront les modèles 3D en accès libre - en coopération avec des partenaires scientifiques comme l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) et la Très grande infrastructure de recherche (TGIR) HumaNum du CNRS. Art Graphique et Patrimoine s'est de son côté rapprochée du CNRS et du ministère de la culture afin d'établir une convention pour la mise à disposition de ses données pour des usages scientifiques.
Je suis convaincu que d'autres initiatives seront prises dans le but collectif de réunir toute la documentation disponible.
Certes, il s'agit d'un ensemble de données de nature hétérogène car produites dans des contextes différents, qui vont des relevés par scanner laser 3D de résolution millimétrique réalisés à quelques mètres des surfaces jusqu'aux photographies de touristes prises à des centaines de mètres de la cathédrale. En fonction de leur nature, du type d'information qu'elles véhiculent ou de leur qualité métrique, ces données seront exploitées pour aborder des questions scientifiques plus ou moins complexes. Par exemple, les données recueillies par des approches participatives pourraient permettre de reconstruire, par cumul de points de vue, des belles extensions spatiales et temporelles en restituant une information géométrique et visuelle appropriée pour l'élaboration d'hypothèses historiques concernant l'architecture et le contexte urbain. Les données provenant des campagnes de numérisation 3D par lasergrammétrie et photogrammétrie pourraient être exploitées afin d'élaborer des cartographies des figures d'altération, pour l'analyse des techniques de construction et des matériaux, ainsi que pour la modélisation et la simulation du comportement mécanique des structures, ou encore du comportement acoustique des espaces.
Pour autant, cette masse de données 3D devra être transformée en représentation intelligible, c'est-à-dire en un système de représentations nées de la confrontation entre de simples coordonnées dans l'espace ou de simples pixels dans l'image et les connaissances de celui ou celle qui les interroge et les interprète par rapport à un questionnement scientifique ou à une problématique technique. À une époque dans laquelle l'intelligence artificielle est à la mode, la collecte, la comparaison, l'évaluation, la catégorisation et l'exploitation de toutes ces ressources, auxquelles s'ajouteront d'autres ressources de nature différente, font avant tout appel à l'intelligence humaine, notamment dans le domaine du patrimoine, pour lequel l'approche pluridisciplinaire est indispensable.
Dans ce contexte, le numérique facilitera la mise en relation entre les différentes disciplines et les données qu'elles produisent. Son rôle n'a donc pas vocation à se limiter à la production d'images en 3D de Notre-Dame à un instant donné de son histoire, ou à plusieurs instants de son histoire, mais devrait s'étendre à l'élaboration d'un véritable « double numérique » de la cathédrale, un écosystème capable d'évoluer au fur et à mesure que les études avancent, en centralisant progressivement les données, les informations et les connaissances produites par les scientifiques et les professionnels impliqués dans le chantier.
Il s'agit d'un projet ambitieux que nous souhaitons monter avec le soutien du CNRS et du ministère de la culture, qui s'inscrit dans la continuité des dernières avancées du laboratoire de recherche que je dirige et qui pourrait bénéficier des contributions des groupes de travail thématiques de la task force du CNRS, de l'Association des scientifiques au service de Notre-Dame, ainsi que des entreprises qui s'investissent dans l'innovation numérique pour la documentation du patrimoine.
Cet écosystème numérique, qui correspondrait à un système d'informations multidimensionnelles, pourrait également jouer le rôle d'interface entre la collecte, l'analyse et la spatialisation de ressources à caractère scientifique et le suivi dans le temps des activités menées sur le chantier. Il permettrait des avancées importantes en matière de gestion et de partage d'informations entre de multiples acteurs, de prise de décision, ainsi que pour la construction d'une mémoire numérique d'une aventure collective.
En conclusion, ce projet correspond à un enjeu scientifique sur le long terme pour Notre-Dame, mais également en ce qui concerne tous les objets patrimoniaux et les sciences du patrimoine au sens plus large.
En effet, grâce aux approches d'apprentissage automatique, et donc à l'intelligence artificielle, l'analyse et la corrélation spatiale, temporelle et sémantique de cette masse de données permettraient, à terme, de mieux étudier l'interaction entre les matériaux et les phénomènes d'altération, ou encore les relations entre le comportement des structures et les techniques de construction, associant la production de connaissances sur le patrimoine à l'introduction de dispositifs innovants pour la conservation et le suivi des restaurations.
Cet écosystème numérique devrait être ouvert à tous, dans l'esprit de la science ouverte qui caractérise de plus en plus nos pratiques de recherche, de partage et de transmission des connaissances. Il nous permettrait également de mieux étudier cette pluralité des regards qui se mobilisent autour d'un objet patrimonial, c'est-à-dire la manière dont chaque discipline, chaque métier, mais également chaque personne observe et comprend l'objet patrimonial, ce trésor commun qui mérite les regards de tous.