Depuis les derniers travaux du Sénat sur la souveraineté numérique, en 2014, les paramètres ont évolué. Il y a cinq ans, le contexte était marqué par l'affaire Snowden et la fin de l'innocence en matière numérique. Nous découvrions alors que la souveraineté numérique n'était pas l'apanage des régimes autoritaires. Cinq ans plus tard, nous connaissons tous l'ambiguïté de la technologie, qu'il s'agisse de la prolifération des cyber menaces, de l'accroissement des vulnérabilités liées au numérique, ou de l'extension de cette matière dans les technologies de rupture comme l'IA et la 5G. Dans tous ces domaines, des logiques de souveraineté sont à l'oeuvre, qui peuvent favoriser des tensions entre les États à cause d'enjeux économiques forts. La complexité technologique d'Internet va de pair avec l'exacerbation des luttes de pouvoir à l'échelle globale.
L'actualité immédiate est riche d'enseignements. À analyser les tensions entre la Chine et les États-Unis autour de Huawei, la technologie semble être un prétexte assez commode pour justifier le repli des États sur eux-mêmes. En 2010, Hillary Clinton, alors secrétaire d'État, promettait d'abattre le rideau de fer numérique, en référence au vaste système de censure en ligne chinois qui était déployé. En 2019, il n'est plus question de censure, mais d'un décret présidentiel et de guerre technologique. En décidant de bannir le géant chinois Huawei du sol américain et en intimant aux plus puissantes des plateformes américaines de cesser toute relation d'affaires avec la firme chinoise, le président Trump a conféré aux États-Unis des pouvoirs exorbitants sur toutes les chaînes de valeur technologique de la planète.
C'est un changement crucial de stratégie. L'affaire Huawei montre de manière frappante le repli américain sur le plan technologique. Elle tranche avec la doctrine historique des États-Unis en matière numérique et révèle la crainte de Washington de perdre sa supériorité technologique face à Pékin.
Depuis deux décennies, Washington avait fait du contrôle des données l'axe prioritaire de sa stratégie économique et de sa stratégie de sécurité. Les Américains s'appuyaient pour cela sur les géants de la tech, les fameux GAFAM, et sur les pouvoirs très importants confiés à la National security agency (NSA) en matière de surveillance. Ces deux éléments se conjuguaient dans une longue tradition d'open policy qui visait à l'ouverture du marché et au maintien d'une prééminence américaine à la fois militaire et économique, les deux dimensions étant inséparables. Cette politique qui était celle de Barack Obama entre 2008 et 2016 est plus ou moins remise en cause par Donald Trump.
L'affaire Huawei est typique de la stratégie qui consiste à affaiblir son adversaire en tissant avec lui des liens d'interdépendance. C'est un cas typique de militarisation de l'interdépencance. Cette interdépendance technologique et numérique entre la Chine et les États-Unis avait été largement sous-estimée, avec les conséquences que l'on constate désormais. L'industrie des semi-conducteurs, par exemple, pour le moins confidentielle et très technique, mais aussi très mondialisée, est devenue l'otage des tensions sino-américaines, avec le risque de déstabiliser la quasi-totalité des chaînes de valeur à l'échelle mondiale. Cela pose une lumière crue sur l'absence totale de souveraineté européenne en matière de semi-conducteurs.
Il y a quelques années, les services de renseignement américains s'étaient alarmés des velléités de Huawei de construire des câbles sous-marins, craignant que les Américains ne perdent leur prééminence en matière de renseignement d'origine électromagnétique. Les points d'atterrage et d'interconnexion des câbles sont un enjeu stratégique, qui permettent aux États de conduire des opérations d'espionnage, de piratage et d'intimidation. Certains pays, tels que la Russie, ne se privent pas d'exploiter la dimension physique d'Internet sous un angle stratégique. C'est un enjeu de souveraineté majeur pour l'Union européenne.
Les tensions entre Pékin et Washington autour de Huawei illustrent en accéléré toutes les logiques de fragmentation dans l'univers numérique que l'on constate depuis une dizaine d'années. Nous assistons à la fin de l'ère de la global tech, caractérisée aujourd'hui par un vif rejet du multilatéralisme et par la croyance en l'effacement des frontières, et en l'avènement d'acteurs économiques internationaux qui s'affranchissent des États au profit d'une logique de blocs. Tout ceci est remplacé par un protectionnisme exacerbé.
L'affrontement numérique entre les États-Unis et la Chine a pour objet le leadership technologique, avec l'Europe pour théâtre principal, et au-delà l'Afrique et l'Asie du Sud-Est. C'est sur le vieux continent que Huawei tire l'essentiel de sa croissance, notamment en 2018. L'Europe constitue le principal marché de la firme après la Chine depuis 2013. Cela symbolise la nouvelle orientation économique chinoise. Les dirigeants chinois privilégient une démarche qualitative plutôt que quantitative. Plutôt que d'être l'atelier du monde, la Chine veut montrer qu'elle est le bureau d'ingénierie de la planète, rivalisant ainsi avec les États-Unis.
Les Américains cherchent à contrer ces ambitions chinoises qui les inquiètent en conservant l'Europe dans leur giron numérique. L'ambition de Trump est d'aboutir à un découplage entre le client et la Chine. Du côté européen, l'oukase de Donald Trump risque de créer un précédent, puisque l'Europe réalise que l'avenir de ses propres fleurons industriels tient à l'humeur du président américain. Celui-ci joue sur une ligne de crête, en adoptant une stratégie extrêmement risquée. Il donne paradoxalement aux Européens l'opportunité d'affronter leur propre vulnérabilité. Le politique devrait s'en saisir.
L'Europe avance sur de multiples fronts numériques. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) adopté en mai dernier ouvre une troisième voie, comme vous le rappeliez Monsieur le Président, entre les modèles californien et chinois. Cependant, Bruxelles continue d'agir de manière défensive en s'instituant comme le gardien des valeurs. Dans le même temps, nos concurrents collectent des milliards de données sans se soucier des paramètres qui nous sont chers en Europe. La question se pose, face à cette réalité de savoir si l'Europe peut fonder sa politique sur la seule morale.
L'affirmation européenne en matière de maîtrise des données ne doit pas occulter les contre-réactions inévitables : juste avant l'adoption du RGPD, les Américains ont voté le Cloud Act qui permet aux autorités américaines d'exiger des opérateurs numériques qu'ils livrent les opérations personnelles de leurs utilisateurs sans les en informer, ni devoir passer par les tribunaux, même lorsque ces données ne sont pas stockées sur le territoire américain.
Quant à la Chine, son projet des nouvelles routes de la soie a pour ambition de maîtriser la totalité des infrastructures numériques du territoire chinois jusqu'à l'Europe, en passant par l'Afrique, à la fois en matière de cloud, de data centers, de câbles sous-marins et de réseaux 5G. Rappelons que Huawei a construit plus de 70 % du réseau 4G en Afrique.
Enfin, on ne peut pas dissocier le numérique du financement de l'innovation et de la formation du capital humain. C'est en évitant la fuite des cerveaux et en formant massivement ses propres experts que l'Europe pourra surmonter ses vulnérabilités.