La notion de guerre économique explique la manière dont les pays s'affrontent depuis la nuit des temps pour accroître leur puissance grâce à l'économie. L'économie n'est pas seulement liée à la créativité humaine et aux échanges, mais aussi aux affrontements qui ne sont pas que concurrentiels. Pour comprendre la notion d'intelligence économique, je vais vous proposer d'explorer certains mots clés. Le premier est celui de suprématie.
Le monde immatériel, ou cyberespace, est un monde à conquérir, au même titre que le monde matériel l'a été, avec des siècles d'affrontements pour la suprématie. Pourquoi le monde immatériel échapperait-il à ces luttes ?
La recherche de la suprématie découle d'un premier principe : quand les États-Unis créent l'architecture du cyberespace, ce n'est pas seulement pour prolonger leur communication dans un contexte de guerre froide, mais c'est aussi pour occuper les meilleures positions dans ce monde en devenir qui ne cesse de prendre forme. Aussi inavouable soit-il, préserver sa suprématie est un enjeu stratégique évident, et la dépendance technologique en est la conséquence et l'arme.
S'est-on déjà posé la question de la suprématie en France ? Le général de Gaulle, de retour aux affaires en 1958, avait compris que l'informatique allait devenir un enjeu majeur dans le développement de l'économie française. Il avait même, à en croire les écrits d'Alain Peyrefitte, développé une vision de la souveraineté numérique qui dépassait même le cadre de la souveraineté, puisqu'il souhaitait que les entreprises françaises conquièrent des marchés. Malheureusement les plans du président de la République n'ont pas reçu le soutien du monde de l'entreprise, resté focalisé sur les notions de marché propres à l'époque. Il s'agit là d'un dysfonctionnement classique dans le système français, où s'opposent d'un côté une vision politique, et de l'autre un écosystème pas forcément en phase avec cette vision.
Ce dysfonctionnement a laissé des traces, puisque lorsqu'ont émergé l'Internet et la puissance technologique américaine, ainsi que le marché qui en découlait, la plupart des chefs d'entreprise français ont accepté très vite la notion de dépendance, en se disant qu'il était déjà trop tard. Cela a eu et a des implications dans le domaine de l'intelligence économique.
L'intelligence économique examine en quoi l'information peut être utile en termes de développement et de compétition. On constate qu'en France, dès lors qu'une très grosse entreprise de technologie expose à la Porte de Versailles, pas moins de 2 000 entreprises se déplacent ; un syndicat d'entreprises françaises qui tente de faire de l'innovation n'arriverait pas à en réunir 100. La différence est significative. Elle montre la difficulté qu'ont les entreprises françaises à s'emparer du concept de souveraineté, à lui accorder le poids qu'il mérite et à prendre en compte les dynamiques de puissance.
J'ai participé, il y a quelques années, à un colloque de responsables des systèmes d'information. Au lendemain de l'affaire Snowden, des comités exécutifs ont fait machine arrière sur des décisions d'externalisation qui avaient été prises en fonction de critères de marché et de rentabilité. Il suffisait qu'une affaire éclate, mettant en cause les décisions prises montrant que les problématiques de puissance avaient été occultées pour mettre en péril la notoriété du chef d'entreprise. Le problème n'est pas évident. Il n'y a pas sur une question aussi importante d'harmonie de pensée qui prévaut en France entre le monde politique et celui de l'entreprise.
La première urgence face à ce phénomène consisterait à mettre le monde des entreprises devant ses responsabilités. Lors d'une rencontre organisée par le Medef sur la souveraineté numérique, j'ai été très étonné d'entendre les chefs d'entreprise déclarer qu'ils attendaient la feuille de route du politique. On n'aurait jamais entendu telle réaction aux États-Unis. Les entreprises françaises souffrent d'un refus d'entrer dans le paysage des rapports de force entre puissances. D'où le désarroi actuel. Ainsi, le système de cloud français a échoué parce que les groupes français ne se sont pas mis d'accord pour travailler selon une logique d'intérêt national, voire européen.
Mettre le monde de l'entreprise français devant ses responsabilités, c'est le conduire à réfléchir sur le devenir de notre pays dans le monde du cyberespace et son action. Conquérir ce fameux monde immatériel c'est conquérir des parts de marché. Nous ne pouvons pas nous contenter de petits segments. Nous avons une très forte valeur ajoutée en génie logiciel. C'est un problème vital que de savoir l'exploiter à la hauteur de nos ambitions.
La deuxième urgence se situe au niveau européen, car l'Europe est dépendante du monde américain. La stratégie doit-elle consister à ouvrir la porte aux Chinois pour jouer sur les tensions sino-américaines, au risque de créer une double dépendance ? Lorsqu'il était à la tête de la petite structure d'intelligence économique au Secrétariat général à la Défense (SGDN), Alain Juillet disait que nous gagnerions déjà à récupérer les petites marges de manoeuvre qui nous restent. On ne peut rester sur un constat aussi modeste, dès lors qu'il y a tout un monde à conquérir. Le dialogue est encore possible dans le cadre européen. À Milan, il y a deux mois, des chefs d'entreprise constataient les nombreuses contradictions qui les opposaient en matière d'intelligence économique. En revanche, ils étaient d'accord sur la nécessité d'instaurer un dialogue entre eux sur la question de l'économie numérique, pour éviter d'instaurer une dépendance qu'elle soit double aux conséquences néfastes en termes industriels et en termes de tassement économique.
Il y a des marges de manoeuvre dans le dialogue au niveau européen sur ce sujet stratégique. Les Allemands eux-mêmes en ont pris conscience face à l'agressivité de M. Trump.
J'en reviens à l'essence du monde économique. La troisième urgence est la prise en considération de l'enjeu majeur de l'organisation du commerce des données. Quand nous mettrons-nous en ordre de bataille pour conquérir des marchés de données ? J'ai fourni dans un document écrit un exemple très précis de ce que j'appelle un encerclement cognitif classique venant de la puissance qui a la suprématie, c'est-à-dire les États-Unis d'Amérique. Ils prennent nos données et en font du business. Leur présence dans notre propre système de sécurisation des technologies bancaires est trop forte. Ils nous disent : « Prenez nos technologies pour lutter contre les économies criminelles et le terrorisme ! » mais ainsi, nous perdons nos données.
Le RGPD ne suffit pas. On ne peut pas en rester à un simple problème moral. Nous devons élever la barre au niveau stratégique. Le commerce des données est une piste très intéressante pour créer des activités et des emplois.