Intervention de Nicolas Mazzucchi

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 23 mai 2019 à 14h05
Souveraineté numérique dans les relations internationales — Audition conjointe de Mm. Nicolas Mazzuchi chargé de recherche à la fondation pour la recherche stratégique julien nocetti chercheur à l'institut français des relations internationales et christian harbulot directeur de l'école de guerre économique

Nicolas Mazzucchi :

Standard Oil a été démantelé par le Sherman Act de 1890, ce qui n'a pas empêché les compagnies pétrolières américaines de s'entendre en 1928 dans l'accord d'Achnacarry pour se partager à nouveau le monde. Quand il y a une nécessité de s'entendre, il y a toujours des capacités. Les entreprises américaines des télécommunications et du numérique sont tout à fait capable de s'entendre entre elles. Je rappelle qu'AT&T est peu présente hors du territoire américain contrairement à Orange qui a une stratégie d'expansion internationale.

Nous constatons aujourd'hui des dissensions entre les GAFAM et l'État américain, qui les a beaucoup soutenus, notamment Google, car ils étaient un élément de puissance. Il y a une opposition très nette entre les chercheurs de Google et la Defense advanced research projects agency (Darpa). Ils sont en concurrence pour attirer les meilleurs ingénieurs et Google refuse de continuer à collaborer avec la Darpa et le Department of defense américain. L'actuelle remise en cause du modèle américain de coopération entre le public et le privé n'apparaît pas dans le modèle chinois où il y a concordance parfaite des intérêts publics et privés.

La géopolitique du cyberespace est double. D'une part, la localisation d'un serveur décide du droit dont il ressort. Ainsi, la Russie contraint les données russes à être sur le territoire russe et exclut des entreprises - Linkedin n'a pas droit de cité. Les éléments matériels sont les seuls à partir desquels faire appliquer le droit. D'autre part, les éléments immatériels relèvent de la norme. La puissance américaine est fondée sur ces deux aspects. La grande force des États-Unis est d'avoir la main sur l'ensemble des organismes, qui sont de gestion privée. Icann est une société de droit californien : l'entité qui gère l'architecture d'Internet, soit une partie du cyberespace, est privée. C'est ce qui empêche aujourd'hui une véritable régulation internationale par les acteurs étatiques.

En décembre 2012, lors de la réunion de l'Union internationale des télécoms (UIT) à Dubaï destinée à faire évoluer la régulation internationale de l'Internet, la question de laisser la gestion à Icann ou de la transférer à l'UIT, donc aux Nations unies, a été posée. Tous les pays du Nord, dont la France, ont refusé ce transfert auquel tous les pays du Sud étaient favorables. Nous avons raté le coche.

Il est intéressant aujourd'hui de relever la présence des acteurs chinois dans la normalisation de l'intelligence artificielle. Ils trustent les postes de présidents ou secrétaires généraux de groupes de recherche et de réflexion, au sein de l'Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE), de l'International Society of Automation (ISA) et de l'International Organization for Standardization (ISO), car aujourd'hui dans le monde numérique, c'est la technologie qui dicte la norme et donc la puissance.

Ce serait une erreur de monétiser la propriété des données personnelles. Elles ne sont pas du pétrole. Une donnée, c'est une rencontre entre un acteur et une plateforme. Si l'on entrait dans une relation économique avec un acteur de gestion des données, nous perdrions le droit d'exercer un certain nombre de garde-fous. La donnée seule ne vaut rien. Elle ne vaut que parce qu'elle est agrégée à d'autres données, dans des volumes extrêmement importants. La monétisation ne ferait qu'entrer l'utilisateur dans une dépendance bien plus grande.

J'en viens à la 5G au Royaume-Uni, dont l'impact politique est extrêmement important. Il faut bien comprendre l'ensemble de la dépendance de l'économie britannique à la Chine, y compris dans le domaine énergétique. Ces deux économies sont très imbriquées. Cette présence chinoise très forte oblige le Royaume-Uni à tenir compte de la Chine. Cela fragmente le bloc euro-atlantique, y compris sur des questions de renseignement.

Quant au retrait d'Orange, la politique de la chaise vide est toujours une erreur.

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