Intervention de Thierry Breton

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 28 mai 2019 à 15h00
Audition de M. Thierry Breton

Thierry Breton :

Merci Monsieur le Président. Je suis très heureux de me retrouver au Sénat pour aborder cette question de la souveraineté numérique.

Vous me demandez si la France dispose des moyens de reconquérir ou plutôt de trouver sa place dans l'espace informationnel, en cours de constitution. Il est un des espaces de structuration de l'activité humaine. Il y a eu d'abord l'espace territorial où, pendant des millénaires, on a créé des valeurs et vécu. Puis a émergé l'espace maritime, qu'il a fallu conquérir et organiser et qui a nécessité la mise en oeuvre de règles communes contre la piraterie. Ensuite est venu l'espace aérien qu'il a fallu, à son tour, conquérir et organiser. La structuration de chacun de ces espaces a généré des richesses et a impliqué des contreparties d'ordre fiscal. Il y a désormais un quatrième espace, l'espace informationnel. L'activité humaine s'organise désormais dans ces quatre espaces interconnectés aux règles de fonctionnement distinctes.

Plutôt que de le reconquérir, il s'agit de bien appréhender et d'organiser cet espace informationnel qui s'est constitué depuis ces vingt-cinq dernières années. Les pouvoirs publics et les représentants des territoires doivent jouer un rôle dans cette organisation dont l'aboutissement réclamera au moins un siècle. En effet, cet espace, plus dense et complexe de jour en jour, est porteur de dérives, faute d'être organisé et totalement régulé. On y voit ainsi des fortunes s'y créer de manière très rapide, des injustices s'y commettre et des crimes s'y perpétrer. L'organisation de cet espace est d'ailleurs un sujet dont votre commission s'est emparé légitimement.

La France, comme beaucoup d'autres pays, dispose des moyens de s'approprier cet espace. Une telle démarche relève de sa responsabilité. C'est un élément de la souveraineté : il y a une souveraineté sur l'espace informationnel comme il y a une souveraineté sur les espaces territorial, maritime et aérien. Avant de préciser les moyens de l'organisation de cet espace, il faut, au préalable, le définir en tant que tel. Cet espace informationnel est constitué par les informations que nous traitons et générons. Il a donc une réalité. En 2018, l'espace informationnel de la planète représentait 33 Zettabytes - soit trente-trois mille milliards de milliards d'informations - et devrait atteindre cette année 40 Zettabytes, soit l'équivalent du nombre de grains de sables sur la planète ou encore de soleils dans les 200 000 milliards de galaxies aujourd'hui observables. La progression de cet espace obéit également à la Loi de Moore, selon laquelle les capacités des microprocesseurs sont multipliées par deux tous les dix-huit mois, tandis que les coûts en sont divisés par deux. Ainsi, tous les dix-huit mois le nombre d'informations, créées par l'humanité depuis la nuit des temps jusqu'à nos jours, double, soit, chaque année, une augmentation de 60 % des informations que l'activité humaine crée.

Ces informations sont créées autant par les individus dans leurs activités quotidiennes que les entreprises, en relation avec leurs clients ou dans leurs activités industrielles. ATOS, troisième acteur mondial et leader européen en cybersécurité, protège les données de ses clients, les traite, les stocke, processe ces informations ; en d'autres termes organise leur patrimoine informationnel, afin de prévenir les pannes et les agressions. Ces informations sont actuellement gérées soit dans des data centers ou centres de données mais aussi dans des clouds, - véritables « fermes de données » permettant de mutualiser des équipements afin de baisser les coûts production et de stockage -, qui sont localisés. ATOS est d'ailleurs le premier opérateur européen de clouds.

Un autre chiffre me semble intéressant pour vos travaux : aujourd'hui, 80 % des données générées sont stockées à travers le cloud - qu'il soit public, hydride, c'est-à-dire privé et public, ou encore privé, c'est-à-dire mis en oeuvre par des entreprises exclusivement pour leurs propres opérations multi-sites et de façon fermée - et les centres de données ; les 20 % restant le sont aujourd'hui à l'extérieur, c'est-à-dire par des objets connectés, comme les véhicules équipés de capteurs ou les objets domestiques, comme des smartphones. Ces équipements génèrent ainsi des informations avec des capteurs, les traitent localement, et éventuellement les remontent pour faire de la maintenance prédictive. En d'autres termes, ces équipements traitent ces données au plus près du lieu de leur production.

Ces proportions, d'ici 2025, devraient être inversées du fait de l'Internet of Things (IoT) et de l'edge computing, qui correspond à la nécessité d'amener de la puissance de calcul là où sont créées ces données, de façon à pouvoir interagir localement avec des algorithmes d'intelligence artificielle de plus en plus performants et entraînés au préalable grâce aux gigantesques réservoirs de données des clouds et des centres de données. Ces nouveaux algorithmes, créés à partir de machines apprenantes (machine learning) grâce aux données connectées provenant des centres de données, seront répartis partout, au plus près de la production de ces données, avec 75 milliards d'objets connectés d'ici 2023, soit 10 par habitant de la planète, contre 23 milliards aujourd'hui. Cette accélération sur temps court souligne la pertinence de vos interrogations sur les questions de souveraineté.

Pour les spécialistes, comme ATOS, du traitement et de la valorisation des données, il est possible de créer des algorithmes d'intelligence artificielle ou d'utiliser ceux qui ont été développés par d'autres sociétés. Ainsi, Google a développé Tensorflow qui est le langage de base de l'intelligence artificielle. Au terme de trois années de négociation, ATOS vient d'ailleurs de passer un accord avec Google qui lui permet d'utiliser, de manière séparée, ses algorithmes dans ses propres centres de données, à la demande de ses clients. Ce procédé permet ainsi d'utiliser ces algorithmes tout en évitant le vol de données et en protégeant la cybersécurité de nos clients. Il nous faut ainsi être ouverts sans être naïfs, afin de répondre aux attentes de nos clients.

Si la sécurité des données est essentielle aux entreprises, elle l'est également pour l'État. Comme ministre en charge de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, je m'étais déjà préoccupé de l'économie immatérielle. J'avais, en ce sens, créé l'Agence pour la protection du patrimoine immatériel de l'État, qui existe encore. En effet, les données du patrimoine immatériel sont multiples et doivent être protégées. Sans doute pourriez-vous attirer l'attention du ministère de l'Economie et des Finances sur l'importance des activités de cette agence.

L'État doit ainsi s'interroger sur les données qui relèvent exclusivement de sa souveraineté et distinguer celles qui doivent être partagées pour créer de la valeur notamment. En effet, dans cet espace informationnel, certaines données ne peuvent absolument pas être partagées, tandis que d'autres peuvent être échangées. Contrairement à l'Europe, les États-Unis et la Chine possèdent des réservoirs homogènes de données considérables qui ont permis l'émergence des GAFA. C'est grâce à l'exploitation de ces données, à l'aide de technologies relativement simples, que des géants du numérique ont pu émerger dans ces pays-continents.

La difficulté provient du fait que ces données sont souvent utilisées sans le consentement de leurs utilisateurs. Ce qui pose la question de savoir comment définir la propriété des informations - comment établir un cadastre - au sein de ce nouvel espace informationnel. La spécificité européenne, comme l'illustre le règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), consiste à promouvoir la protection de l'individu. S'il s'agit d'un début de cadastre, encore faudrait-il l'appliquer uniformément au sein des différents pays européens afin d'éviter la création de barrières ! Par ailleurs, la mise en oeuvre de cette réglementation, dont j'ai soutenu l'adoption, est quelque peu détournée par les utilisateurs qui acceptent d'accéder aux services, sans prendre le temps de lire les conditions générales d'utilisation. On se donne certes bonne conscience, mais au final, nos données partent n'importe où et ce, avec notre consentement ! Il faut ainsi réexaminer les dispositifs en vigueur, l'harmonisation européenne ne me paraissant pas, pour l'heure, tangible.

Parallèlement, conformément à l'idée du Free Flow of Data promue par la Commission européenne, certaines données, notamment les données industrielles qui ne sont pas stratégiques, doivent pouvoir circuler, de manière à créer - comme aux États-Unis et en Chine - des réservoirs de données et nourrir des algorithmes qui fourniront les applications de l'intelligence artificielle de demain. Ces algorithmes seront ainsi définis avec les spécificités propres à l'Europe, ce qui nous dispenserait d'utiliser des algorithmes disponibles sur étagère développés par d'autres acteurs et qui pourraient s'avérer porteurs de risques (virus, portes dérobées...).

Que faire pour développer et maintenir cette souveraineté ? En Europe, nous avons la chance d'avoir ATOS, qui est l'un des grands fabricants mondiaux de supercalculateurs qui se répartissent désormais entre la France, la Chine et les États-Unis. Aux États-Unis, Cray a récemment été rachetée par HP. ATOS aurait souhaité pouvoir procéder à cette acquisition mais la « main invisible » en a décidé autrement, comme auparavant sur SGI.

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