Intervention de Thierry Breton

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 28 mai 2019 à 15h00
Audition de M. Thierry Breton

Thierry Breton :

J'ai prêté serment, je n'ai pas d'informations sur cet aspect de la transaction, je ne peux donc pas répondre à cette interrogation. Toujours est-il qu'HP est l'un des grands constructeurs. IBM est également présent sur le marché des processeurs ou Power PCs, mais ceux-ci sont loin de constituer le standard technologique aujourd'hui. ATOS - qui est l'équivalent européen d'HP - fournit, de son côté, les principales administrations européennes et nationales, dans le domaine de la défense, du renseignement, ainsi que des centres de recherches et des centres académiques. Notre société vient également d'être choisie par le Gouvernement indien. L'Europe est donc dotée de capacités importantes en la matière, et nous les maintenons.

Mais nos concurrents chinois et américains reçoivent des subventions conséquentes pour développer leurs supercalculateurs. Nous ne jouons pas du tout à armes égales avec eux ! Il faut travailler en partenariat avec les pouvoirs publics. Il serait temps que nos ingénieurs de l'armement, qui passent beaucoup de temps avec nos concurrents, regardent ce que nous faisons ! Encore faudrait-il spécialiser nos ingénieurs, notamment issus de l'École polytechnique, dans ce domaine très important, dont le groupe ATOS est un acteur incontournable. En outre, nous fournissons au Commissariat à l'Énergie atomique (CEA) et aux ingénieurs militaires les supercalculateurs nécessaires à la modélisation de l'usage des armes nucléaires. Enfin, le Japon est également présent, avec l'entreprise Fujitsu, sur ce créneau, mais essentiellement dans son marché domestique.

La semaine dernière, nous venons de lancer les applications du edge computing, que l'on pourrait traduire par les capacités de calcul à la frontière, en périphérie. C'est l'enjeu d'apporter la puissance de calcul pour le traitement des données là où elles sont produites. On en crée tellement que les bandes passantes seront dans l'incapacité de les remonter ! C'est la raison pour laquelle on parle désormais de « fog computing ». Or, il est désormais nécessaire d'interagir en temps réel. Prenons l'exemple d'une voiture connectée qui représente 30 pétaoctets de données par jour, pour qu'elle puisse se mouvoir et interagir en temps réel. La connexion au cloud impliquant un temps de réaction trop lent ; la célérité de la réaction requiert une intervention locale. Le Sequana Edge est notre première réponse à cet enjeu. Il s'agit d'une boîte de 60 cm sur 30 cm pour 8 kilos qui contient jusqu'à 200 pétaflop - soit la capacité de notre plus gros calculateur il y a dix ans -, pour un coût de dix mille euros. Il a vocation à être installé dans une usine - pour connecter et faire interagir des milliers de capteurs - ou même dans un véhicule- même si ce supercalculateur devrait consommer autant d'énergie que le véhicule pour se mouvoir ! On peut encore délocaliser ce type de supercalculateur dans un supermarché pour effectuer du paiement automatique ou dans un grand chef-lieu régional pour assurer la vidéo-surveillance en temps réel. Cela implique évidemment, en aval, le développement d'algorithmes et de programmes pour ces usages, comme la reconnaissance faciale. Ce type de solution a donc vocation à assurer le traitement des informations recueillies au niveau local, car il n'est pas nécessaire de les faire remonter dans un cloud.

Pour certaines applications de souveraineté, qui concernent la sécurité des personnes, le suivi ou encore les activités régaliennes de l'État, les infrastructures doivent demeurer critiques. Veillons à ce que des lois d'extraterritorialité ne puissent faire jurisprudence, dans cet espace informationnel, à l'instar du Patriot Act, selon lequel le juge fédéral américain peut se saisir de toute information à partir de son traitement par un acteur de nationalité américaine, ou de la législation chinoise selon laquelle, depuis 2017, les entreprises nationales ont l'obligation de coopérer avec les services de renseignements de Pékin, pour des motifs d'intérêt national. Nous ne pouvons donc être naïfs face aux impératifs de notre souveraineté. Outre les pouvoirs publics, les entreprises sont de plus en plus conscientes que ces données font partie de leur patrimoine informationnel.

Nos solutions seront compatibles avec la 5G, technologie très particulière qui permet, contrairement à la 4G, de travailler à très hautes fréquences, soit entre 2,5 et 3 gigahertz, se traduisant par une pénétration des ondes de 500 à 600 mètres, voire d'un kilomètre. Les ondes de la 5G sont également nanométriques, ce qui entrave leur pénétration des murs, sinon des fenêtres. L'usage de la 5G intervient ainsi au terme de celui de la fibre, lorsqu'il s'agit de désenclaver des déserts numériques. Cependant, si cette technologie ne permet guère de suivre des objets en mouvement, son implantation en zone très dense ou dans une usine assure la connexion directe d'un nombre conséquent de capteurs. Son usage devrait ainsi être plus industriel que celui de la 4G. On déploie déjà des usines virtuelles avec des avatars de machines, par exemple pour anticiper leur usure, sans la 5G. D'ailleurs, son modèle économique n'est pas encore stabilisé à l'heure où le prix de réserve des licences mises aux enchères n'est pas encore connu. La 5G servira, selon moi, avant tout à accompagner les objets connectés.

Pour pouvoir réaliser de telles machines, encore faut-il disposer des processeurs idoines ! C'est l'un des combats que nous menons au niveau européen. Avec le président de SAP, M. Jim Hagemann Snabe, devenu depuis lors président de Siemens, nous avons promu auprès de la Commission européenne la souveraineté européenne sur les données, c'est-à-dire la création d'un espace homogène de données en Europe, où les données des Européens puissent être stockées, traitées, processées sur le territoire européen et selon nos règles. Prenons garde à ce que les entreprises travaillant sur le sol européen appliquent nos propres règles ! C'est là un message de bon sens et un combat que l'on continue à mener. Cette dimension dépasse le simple cadre national qui intéresse votre commission.

S'agissant des processeurs, aujourd'hui, ceux-ci sont essentiellement américains, taïwanais et sud-coréens. L'industrie européenne, avec STmicroelectronics, existe, mais nous sommes très loin de réaliser les processeurs spécifiques aux supercalculateurs. La Commission a fini par débloquer 250 millions d'euros dans le cadre d'un programme de développement d'un processeur purement européen, dont ATOS est le chef de file. Bien qu'insuffisant, c'est un début. Pour être efficaces et pour faire face à la concurrence internationale, ces financements doivent être plutôt concentrés sur un petit nombre d'acteurs.

La prochaine génération de microprocesseurs devrait toucher aux limites de la matière, en atteignant 7 nanomètres, et démontrer les limites de la Loi de Moore. Dès lors, nous pourrions entrer dans l'ère du quantique, qui aurait de réelles incidences sur la sécurité des systèmes, en particulier sur le chiffrement de l'algorithme RSA fondé sur la quantification en nombres premiers qui ne résistera pas à la puissance de calcul de ces nouveaux dispositifs.

Enfin, s'agissant de la cybersécurité, nous allons passer, dans les cinq ans qui viennent, d'un paradigme de protection relativement localisé, impliquant quotidiennement des hackers et des gangs parfois soutenus par des États, à une dimension globale, qui va complexifier le travail de nos agences spécialisées et de nos personnels réunis en cyber-brigades, dont je veux ici saluer le travail remarquable et les très grandes compétences. Il nous faut disposer de ressources pour protéger notre patrimoine et savoir être offensifs, comme dans les trois autres espaces. Le problème devient désormais global, c'est-à-dire totalement holistique et planétaire.

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