La commission m'a chargé, le 23 janvier, de procéder à un travail ponctuel sur les conséquences de la fraude documentaire sur la fraude aux prestations sociales liée, en particulier, aux immatriculations à la sécurité sociale des personnes nées hors de France. Il importe d'y voir clair au vu des divergences considérables sur l'évaluation du préjudice pour les finances sociales de ce phénomène. Le Gouvernement estime le taux de fraude entre 0,15 et 0,30 % avec un risque financier associé très faible, tandis que l'ancien magistrat Charles Prats évalue ce risque à 14 milliards d'euros par an - estimation régulièrement reprise dans le débat public notamment par certaines formations d'extrême droite qui se complaisent à la citer pour stigmatiser « l'étranger qui mange notre pain ».
Lors d'un premier point d'étape, le 3 avril, je vous avais fait part de premières tendances relativement rassurantes à partir d'un contrôle réalisé l'année dernière par la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et le service administratif national d'immatriculation des assurés (Sandia) de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), qui est chargé de la gestion de l'immatriculation à la sécurité sociale des personnes nées à l'étranger. Je rappelle que nous avions estimé à l'époque que le préjudice financier pour la sécurité sociale de l'existence de faux numéros d'inscription au répertoire (NIR) serait sans doute de l'ordre de centaines de millions d'euros et non de milliards d'euros. Je n'avais pas pu vous donner de conclusions plus précises d'une part, parce que je ne m'étais pas encore rendu auprès d'agents de terrain au sein de plusieurs réseaux prestataires - j'ai, depuis, effectué un déplacement à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) et à la caisse d'allocations familiales (CAF) des Hauts-de-Seine, à Nanterre et d'autre part, parce que j'attendais les résultats de travaux complémentaires dont j'avais demandé la réalisation au ministre de l'intérieur et à la ministre des solidarités et de la santé.
Tous ceux qui se sont exprimés jusqu'alors ne disposaient pas d'une base objective pour fonder leurs estimations. Le Gouvernement extrapolait à partir d'un flux de dossiers d'immatriculations récents, non représentatifs de l'ensemble du stock de dossiers créés par le Sandia depuis qu'il en a la charge, c'est-à-dire 1988. On pouvait simplement estimer, d'après le contrôle de 2018 auquel se réfère la ministre, le préjudice financier lié aux 600 000 numéros de sécurité sociale créés en 2017 à 5,6 millions d'euros. On ne pouvait évidemment rien conclure s'agissant des dossiers plus anciens. Quant à M. Prats, l'étude dont il se sert, qui date de 2011, n'a pas poussé les investigations jusqu'à leur terme pour voir, d'une part, si les dossiers classés comme faux étaient ou non régularisables et, d'autre part, quel était le montant de prestations associé aux dossiers classés comme faux.
Je ne jette la pierre à personne mais je regrette l'utilisation abusive des résultats de ces travaux.
J'ai donc demandé la réalisation d'un nouveau contrôle afin de sortir du flou. La DCPAF et le Sandia ont travaillé conjointement sur un échantillon de 2 000 dossiers représentatifs de l'ensemble du stock du Sandia. Ils ont tout d'abord constaté que seuls 1 127 dossiers, soit 56,4 %, correspondaient à des assurés ayant perçu une prestation sociale quelconque dans les douze mois précédant la réalisation de l'enquête. Ils ont ensuite contrôlé l'ensemble de ces 1 127 dossiers puis, faute de temps, une partie seulement des dossiers sans prestations - à l'enjeu évidemment moindre - soit un total de 1 575 dossiers.
Les enquêteurs ont classé ces dossiers en quatre catégories. La première catégorie rassemble les dossiers favorables, ne posant aucun problème. Il y en a 906, soit 57,5 % des dossiers contrôlés. La deuxième catégorie est composée des dossiers en anomalies mineures qui ne répondent pas parfaitement à la forme prescrite mais dont il est raisonnablement permis de penser que le problème vient des autorités de délivrance et non du demandeur lui-même. L'exemple typique est celui des extraits d'actes de naissance algériens réalisés sur un formulaire EC 12 alors qu'ils devraient l'être sur un formulaire EC 7 depuis 2014. Le consulat algérien a confirmé que les municipalités écoulaient leurs stocks d'anciens formulaires avant de passer aux nouveaux. Cette catégorie regroupe 376 dossiers, soit 23,9 % de l'échantillon contrôlé. Cela existe en France aussi, où chaque commune a ses formulaires, qu'elle a la liberté d'utiliser. La troisième catégorie réunit les dossiers indéterminés, qui sont en général ceux pour lesquels l'administration ne dispose pas de document de référence auquel comparer le document présenté par le demandeur. Cela représente 246 dossiers, soit 15,6 % du total. Enfin, la quatrième catégorie rassemble les dossiers en anomalies critiques, pour lesquels le doute est réel. Ce sont ceux qui présentent une anomalie pouvant être considérée comme mettant en cause de façon sérieuse l'identification du demandeur. Les enquêteurs en ont trouvé 47, soit 3 % des 1 575 dossiers contrôlés. On est loin des 10 % de 2011.
Nous pouvons dresser de premiers constats. Quand on étudie le stock, le taux de dossiers en anomalies mineures ou indéterminés augmente fortement par rapport à des contrôles portant sur des dossiers plus récents puisqu'auparavant, on n'avait pas exactement les mêmes contraintes qu'aujourd'hui, où l'on est plus rigoureux. De fait, ce sont les dossiers les plus anciens qui constituent les gros bataillons de ce type. On relèvera par exemple que les fiches d'état civil, considérées comme recevables avant 2000, ne le sont plus et entrent désormais dans les catégories des anomalies mineures ou des dossiers indéterminés.
En revanche, le taux de dossiers en anomalies critiques n'augmente pas par rapport à l'enquête précédente et s'établit à 3 % du total de l'échantillon contrôlé ou 3,5 % si l'on se limite aux dossiers sur lequel les enquêteurs ont exprimé un avis, c'est-à-dire en excluant les dossiers indéterminés.
Les prestations sociales versées sur les douze derniers mois aux 47 personnes concernées représentaient 64 308 euros de prestations monétaires versées par les caisses d'allocations familiales ou au titre de la vieillesse - ces prestations constituent bien sûr le coeur de la fraude potentielle puisque cet argent est directement perçu par les intéressés et 29 498 euros au titre de l'assurance maladie. C'est une information importante, bien sûr, mais peut-être un peu moins essentielle que ce qui précède, s'agissant avant tout de la prise en charge de dépenses de soins à laquelle il est possible de prétendre à de nombreux titres dès lors qu'on réside en France - même en situation irrégulière. La mission que le Premier ministre a confié à deux parlementaires vérifiera la fraude aux prestations au-delà de la fraude documentaire. Certains, par exemple, trichent sur leur déclaration de revenus.
Conformément à la méthodologie de 2018, les différents organismes ont été invités à reprendre chacun de ces dossiers afin de voir si la situation des demandeurs pouvait, ou non, être régularisée. Ce travail est, hélas, toujours en cours car les demandeurs ont été invités à présenter de nouveaux documents dans un délai de trois mois. C'est la règle. Ces gens doivent disposer d'un délai suffisant pour répondre s'ils risquent la radiation. Ainsi, 21 dossiers sont encore en cours de traitement. Nous risquions donc de ne pas pouvoir aboutir avant la fin de la session.
Pour mémoire, un travail similaire avait abouti à la régularisation des trois quarts des dossiers en anomalies critiques lors du contrôle de 2018. On ne peut bien sûr pas en déduire qu'il en ira de même cette fois-ci. On peut, en revanche, raisonnablement considérer que l'extrapolation des données brutes que je vous ai livrées aboutirait à un résultat plus élevé que la réalité, celle-ci devant se situer quelque part entre cette borne maximale et le quart de celle-ci.
En extrapolant les résultats bruts de cet échantillon représentatif de 2 000 dossiers aux 21 054 984 dossiers gérés par le Sandia, on obtient, s'agissant des prestations monétaires, un total de 677 millions d'euros en ne considérant que les dossiers en anomalies critiques ou de 802 millions d'euros si l'on considère que les dossiers indéterminés présentent le même taux d'anomalies critiques que les autres. Le résultat final se situera donc sans doute entre 200 à 800 millions d'euros. En y ajoutant les prestations maladie, avec le bémol dont je vous ai déjà parlé, cette fourchette irait de 290 à 1 170 millions d'euros. Mais j'ajoute un autre biais, celui du déséquilibre que peuvent créer certains soins coûteux de maladies graves ou chroniques. Ainsi, un dossier représente à lui seul les deux tiers des dépenses d'assurance maladie de l'échantillon ; son classement final aura une importance démesurée sur le résultat.
Nous sommes donc loin des 14 milliards d'euros de coût de la fraude aux numéros de sécurité sociale. Mais cette fraude n'est pas non plus un non-sujet. Son coût n'est clairement pas négligeable même s'il n'excède pas celui d'autres types de fraude bien connus tels que le travail dissimulé, les faux revenus ou la fausse situation d'isolement. De plus, la fraude à l'identité en général constitue sans doute un sujet d'avenir car, comme la DCPAF me l'a indiqué, les fraudeurs utilisent les nouvelles technologies pour fabriquer des faux de plus en plus sophistiqués.
Si je ne préconise pas la revue de l'intégralité du stock du Sandia en raison de la disproportion entre ce travail et son gain potentiel pour les finances sociales, je conclus néanmoins mon rapport en incitant vivement les organismes de sécurité sociale à ne pas baisser la garde sur le sujet.
Je recommande tout d'abord d'effectuer la demande d'inscription, autant que possible, et systématiquement en cas de doute, en présence du demandeur et à partir de documents originaux. Actuellement, ces demandes arrivent souvent, comme cela est permis, par courrier ou en ligne, avec des documents photocopiés ou scannés. Cela facilite la vie des usagers et des agents des organismes, mais aussi celle des fraudeurs. Les agents doivent donc être en mesure d'exiger la présentation d'originaux en présence physique du demandeur, ce qui renforcerait le premier niveau du contrôle.
Il faut améliorer la qualité des documents scannés transmis au Sandia afin de faciliter les contrôles. La transmission par scan en couleurs devrait être systématique pour, là aussi, renforcer la robustesse de ce niveau de contrôle.
La mise en place du numéro identifiant d'attente (NIA), gage de sécurité avant la validation de l'immatriculation du demandeur, doit être généralisée au plus vite dans l'ensemble des organismes. Ce n'est pas le cas actuellement. Alors que la circulaire relative au NIA a été publiée en 2012, le réseau des CAF ne l'a mis en place qu'en 2017 et celui des CPAM l'a prévu pour l'année prochaine. Ces délais sont incontestablement trop longs.
Le taux de retour avec avis négatif du Sandia sur les dossiers d'immatriculation devrait figurer parmi les critères d'intéressement des caisses au sein de chacun des réseaux, comme cela se fait depuis longtemps dans celui des CAF. L'amélioration du taux global doit figurer dans les conventions d'objectifs et de gestion des organismes.
Le partage d'informations entre les différents services de l'État et organismes concernés par la fraude à l'identité doit encore être renforcé, en particulier en cas de détection d'une fraude, afin que les droits des fraudeurs soient suspendus au plus vite et que les plaintes soient bien déposées systématiquement par les organismes lésés.
Enfin, les contrôles communs entre la DCPAF et le Sandia doivent être poursuivis de façon régulière afin que tout affaiblissement du dispositif de lutte contre la fraude aux numéros de sécurité sociale soit détecté en temps utile. Les organismes pourraient d'ailleurs y être associés à l'avenir, afin qu'ils soient mieux impliqués et que les contrôleurs bénéficient, grâce à eux, de documents de première main susceptibles d'améliorer la qualité du contrôle.
J'ai essayé d'être complet et méthodique sur un sujet complexe car relatif à des pratiques dissimulées toujours difficiles à évaluer. J'ai aussi essayé de traiter la question de façon objective et sans a priori. J'espère que ces travaux, pas encore tout à fait achevés, nourriront ce débat récurrent sur la fraude à l'immatriculation à la sécurité sociale des personnes nées hors de France sur des bases plus claires, plus saines et plus étayées méthodologiquement. Je vous transmettrai les derniers résultats dès que je les aurai, probablement fin juillet.