À proprement parler, je ne suis pas ambassadeur du numérique, mais ambassadeur pour les affaires numériques : je représente, non pas le numérique, mais la France en matière de numérique. Contrairement à nos amis Danois, nous n'avons pas d'ambassadeur auprès des Gafam ou de la Silicon Valley. Mais il est impératif de travailler avec ces acteurs.
En 1995, quand j'ai créé ma première entreprise, la France comptait 15 000 internautes. Depuis, le numérique a dévoré des secteurs industriels entiers, l'éducation, les médias, la musique, etc. Aujourd'hui, il soulève d'authentiques enjeux géopolitiques. Au demeurant, le prochain conflit majeur commencera très certainement par une cyberattaque, touchant les hôpitaux, le trafic aérien ou encore les banques. À cet égard, la France oeuvre pour faire reconnaître le droit humanitaire et le droit de la guerre dans le cyberespace, afin de protéger les populations civiles ; mais tous les États du monde n'adoptent pas cette position.
Dans ce domaine, un chiffre est extrêmement frappant : en 2018, 86 % des investissements en capital-risque dédiés à l'intelligence artificielle ont été faits en Chine ou aux États-Unis, et plus encore dans le premier pays que dans le second. Nous sommes face à un embryon de nouvelle guerre froide, dans un contexte marqué par un choc technologique radical : la semaine dernière, un décret du président américain a ainsi contraint Google à ne plus livrer Android à Huawei. Or 20 % des citoyens européens ont un téléphone Huawei. En cet instant, on ne sait pas si la décision prise aura des conséquences pour eux.
Des États voyous, des milices, des groupes politiques s'amusent à interférer dans les élections de tel ou tel pays ; des combats sont à l'oeuvre, pour savoir qui créera les infrastructures numériques en Afrique ou en Asie du Sud-Est, si elles seront privées ou publiques, si elles respecteront la neutralité numérique.
De toute évidence, le numérique n'est plus une simple affaire de geeks ou de start-ups. Face à ces enjeux géopolitiques, il est naturel que le ministère des affaires étrangères agisse.
Tout d'abord, l'ambassadeur pour les affaires numériques pilote, dans plusieurs instances, diverses négociations relatives au numérique. Cette année, en raison de dissensions entre les Etats-Unis et la Russie, l'ONU examinera deux textes relatifs à la cybersécurité. Il faudra notamment veiller à ce qu'ils ne se neutralisent pas l'un l'autre. À l'OCDE, nous avons convaincu 119 pays d'ouvrir le dossier de la fiscalité du numérique. Au G7, la France, qui assure cette année la présidence, proposera à ses partenaires une réflexion relative aux contenus harmful, à savoir les appels à la haine, les fausses informations, les opérations de harcèlement, qu'il est impératif de réguler, mais probablement avec d'autres méthodes que les contenus terroristes.
En outre, le ministre des affaires étrangères m'a confié pour mandat d'unifier une diplomatie numérique cohérente. Ce travail implique d'authentiques enjeux de souveraineté.
La plupart des sujets numériques portent, en eux-mêmes, un certain nombre de contradictions. En défendant la cryptographie, l'on protège notre industrie, mais l'on complique la tâche du ministère de l'intérieur. En défendant la neutralité d'internet, l'on se protège contre certains monopoles, mais l'on entrave aussi certaines stratégies industrielles.
De manière schématique, la diplomatie numérique française répond à quatre principes.
Premièrement, la France défend les droits de l'homme, l'accès à la culture et à l'éducation, la diversité culturelle et linguistique, la neutralité de l'internet, la transparence de l'action publique, bref les principes démocratiques. Je reviens tout juste du sommet mondial de l'Open Government Partnership, où, avec les représentants de quelque 70 pays, nous avons évoqué les moyens de réinventer la démocratie à l'heure d'internet.
Deuxièmement, les abus d'internet posent de graves problèmes de défense et de sécurité : c'est un enjeu régalien majeur. Sur le front de la cybersécurité, nous sommes très inquiets. À mon sens, nous sommes plus vulnérables qu'il y a dix ou vingt ans : désormais, on numérise toutes les données, et on le fait moins bien. L'époque héroïque, que j'ai connue, où les informaticiens faisaient l'informatique, est bel et bien passée. Les informaticiens, qui sont soumis à de fortes pressions budgétaires, achètent de l'informatique sur le cloud et assemblent des morceaux de code. Beaucoup d'entreprises maîtrisent moins bien, comprennent moins bien ou protègent moins bien leur informatique. En parallèle, les hackers, ou encore les mafias, sont devenus de plus en plus forts. Les rançons obtenues par les ransomwares ou rançongiciels atteindraient des milliards d'euros par an ; et, tôt ou tard, il y aura un cyber-Tchernobyl ou un cyber-Pearl Harbor. Voilà pourquoi la France s'efforce de faire reconnaître la légitimité du droit humanitaire dans le cyberespace.
En outre, l'appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace a, de manière novatrice, insisté sur la responsabilité des acteurs systémiques : les États ne pourront pas protéger l'économie contre les cyberattaques si l'on ne change pas le niveau de jeu. Par métaphore, les forces de sécurité peuvent vous protéger si vous fermez vos portes et vos fenêtres. Ainsi, en novembre 2018, nous avons lancé un appel à l'industrie mondiale pour la construction de standards de bonnes pratiques permettant d'améliorer la sécurité collective. La réflexion est engagée dans le cadre de l'OCDE. De plus, nous continuons de faire vivre la communauté des 70 États et 350 organisations qui ont signé l'appel de Paris.
Certains contenus font l'objet d'une grande convergence de vues à l'échelle mondiale : il s'agit du terrorisme et de la pédopornographie, dont personne ne veut et qui sont définis à peu près de la même manière partout.
Au sein de l'espace européen, nous avons ardemment poussé à l'adoption d'un règlement, qui a été voté en première lecture à la fin du mandat de la précédente Commission. En vertu de ce texte, les contenus terroristes détectés par les autorités légitimes des États membres devront être retirés moins d'une heure après leur signalement. Nous avons testé ce dispositif avec les principaux réseaux sociaux : il exige des efforts de leur part, mais il est applicable. En France, c'est la plateforme Pharos qui se charge des signalements, et, à 90 %, les retraits sont effectifs en moins d'une heure.
Face aux contenus haineux, aux polémiques, aux harcèlements, aux accusations, aux fausses nouvelles parfois manipulées par des puissances étrangères, il faut également assurer une régulation. Nous cherchons avant tout à construire un socle de transparence. Les grandes entreprises du numérique doivent nous permettre d'accéder à leurs codes sources, leurs algorithmes, leurs règles de propagation de contenus, de tri et de filtrage, comme le font les acteurs bancaires. C'est sur la base de cette transparence que l'on pourra construire un certain nombre de politiques publiques. Le fait de ne pas transmettre ces données, ou de transmettre de fausses données, est un délit très grave.
Plus largement, il faudra ouvrir une réflexion sur l'économie de l'attention. On ne vit plus vraiment dans internet : on vit dans des réseaux sociaux. Or le modèle économique de ces entreprises privées repose sur une publicité ciblée. Pour maximiser leurs revenus celles-ci s'efforcent de capter l'attention des internautes. Voilà pourquoi, à l'instar des tabloïds, elles poussent au sensationnalisme et à la démagogie. Si vous cherchez, sur Youtube, à quoi ressemble la Terre, vous trouverez 15 % de vidéos affirmant qu'elle est plate.
Le débat doit être ouvert quant à la propagation artificielle de contenus : la liberté d'expression, ce n'est pas nécessairement la liberté d'obtenir le meilleur audimat avec une information ridicule. Comme on le dit en anglais, « freedom of speech is not freedom of reach. »
À ce titre, au sein du G7, nous proposons une charte à la suite de l'accord de Christchurch, conclu avec la Nouvelle-Zélande. Mais nous manquons encore de recul, et nous avons besoin de l'engagement volontaire, public, des grandes plateformes. Il faut mener, à leur égard, un travail de démocratie spécifique. On ne négocie pas avec des entreprises comme avec des États, mais nous sommes prêts à dégainer l'arme du « name and shame ».
Troisièmement, la gouvernance d'internet elle-même nous place face à des enjeux de souveraineté majeurs.
Au total, une vingtaine d'instances organise la gouvernance d'internet. Je représente la France au sein de l'autorité de régulation des noms de domaine sur internet, l'Internet corporation for assigned names and numbers (Icann), ou encore de l'Internet Governance Forum. Néanmoins, je ne peux pas me rendre auprès de chacune d'elles. Parfois, la France est présente, mais trop rarement : beaucoup de choses se jouent dans ces enceintes, et notre pays aurait intérêt à continuer à défendre la neutralité du numérique, grâce à laquelle internet n'est pas détourné par ceux qui ont accès au marché. C'est sans doute ce principe qui a permis la vague d'innovations que l'on a connue depuis vingt ans. En Europe, une directive le protège, mais, à l'échelle internationale, il est peu à peu grignoté, par les pays qui n'ont pas adopté de normes similaires ou encore par les acteurs qui tentent de prendre le contrôle des téléphones et des ordinateurs par les terminaux.
Au demeurant, internet est largement diffusé par satellite : un État peut très bien décider d'installer un satellite géostationnaire pour développer son propre internet, en filtrant ou en censurant les contenus de son choix. Le risque de désagrégation d'internet, avec un bloc chinois, un bloc russe et un bloc euro-américain est bien réel : nous essayons de l'empêcher, car il infligerait une perte profonde à l'humanité.
Quatrièmement et enfin, avec le ministère de l'économie et des finances, notamment avec la direction générale du Trésor, je concours à une diplomatie économique. Nous travaillons ainsi la question de la fiscalité du numérique. Il ne s'agit pas d'adopter une fiscalité punitive, mais de prendre acte du fait qu'internet a transformé la chaîne de création des valeurs. La valeur ne se crée plus exclusivement dans les bureaux d'études, protégés par la propriété intellectuelle, ou dans les usines. Il y a quelques semaines, le Sun titrait en une qu'un grand joueur de football payait, en Angleterre, plus d'impôts que Starbucks et Amazon réunis. Aujourd'hui, il faut partir du principe que la valeur s'apprécie au lieu où l'on consomme. On l'a fait pour la TVA : on peut le faire pour le reste de l'économie. Ce travail imposera beaucoup de négociations multilatérales, mais il ne suppose pas des concepts incroyablement sophistiqués, d'autant que, avec le numérique, l'on sait au centimètre près où se trouve le client.
Nous sommes également attentifs au statut des travailleurs de plateformes. À l'heure actuelle, les chauffeurs Uber, qui sont sous statut d'autoentrepreneur, ne disposent d'aucun droit social. La France pèsera à l'Organisation internationale du travail (OIT) pour que ces travailleurs obtiennent des protections minimales, à défaut d'un statut à part entière.
Dans toutes ces instances, on est de plus en plus préoccupé par la très grande difficulté à caractériser les positions de domination. Avec le numérique, on ne domine pas forcément parce que l'on a davantage de boutiques ou de clients : on peut dominer parce que l'on dispose d'un format propriétaire, parce que l'on est seul à posséder une donnée qui confère de la valeur à toutes les autres, parce que l'on s'est placé à un point très précis du cycle commercial. Les évolutions sont très rapides, et les autorités de la concurrence, où qu'elles soient, sont en grande difficulté pour intervenir à temps.
La souveraineté numérique est une question majeure. Nous vivons dans le monde numérique ; notre vie s'y déroule, qu'il s'agisse des informations, de l'éducation, de la santé ou encore des transports. Bientôt viendra le temps des smart cities. Or la question du numérique a été un peu négligée, ou en tout cas mal posée.
De surcroît, nous ne vivons plus dans internet tel qu'il a été conçu à l'origine, par les chercheurs, sur la base d'une culture de transparence et de collaboration, avec un contrôle périphérique ; nos existences se passent chez Facebook, Netflix, Twitter, etc. Ces systèmes n'ont pas les devoirs de neutralité, de légalité et de continuité qui incombent au service public. Ils sont au service de certains intérêts. C'est tout à fait leur droit, à condition que la puissance publique soit en mesure de les réguler. Or, souvent, on nous a fait prendre des vessies pour des lanternes.
Je ne suis ambassadeur chargé du numérique que depuis six mois, mais j'ai été, pendant quatre ans, à la tête de la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic). Auparavant, j'ai mené la politique d'open data ; encore avant, j'avais créé une start-up dans le domaine du numérique.
J'en suis persuadé, le numérique est en somme un élément liquide. Il faut savoir s'en servir : or le grand enjeu du numérique, c'est la capacité stratégique, qui suppose de maîtriser soi-même les compétences dont on a besoin. Il s'agit là du seul moyen de critiquer ce que l'on vous propose, de défier votre fournisseur. À ce titre, l'État s'est peut-être un peu désarmé en entrant dans une logique de sous-traitance maximale. Il m'est arrivé de diviser des factures par dix, car les compétences numériques de mon équipe me permettaient d'évaluer les prestations proposées. Mais encore faut-il disposer de cette expertise.
À l'avenir, l'un des grands rôles des États pourrait être de garantir les « communs », ce qui n'est pas approprié ou privatisé. Dans le secteur numérique, on peut penser à Wikipedia, à certains logiciels libres ou encore à Firefox. Mais ce secteur pourrait inclure une grande partie de l'action publique : l'open data, l'identité numérique, que l'État pourrait fournir gratuitement, ou encore les systèmes de paiement neutres, que l'Inde propose d'ores et déjà.
Au sujet de la souveraineté numérique, j'entends beaucoup de propositions de réglementation ; j'entends recommander une intégration verticale de la filière française. Mais cela ne suffit pas, car les filières françaises peuvent être mauvaises ou insuffisantes. La vraie question est la suivante : la situation est-elle réversible ?
La France est tout à fait capable de contester le système dans lequel on tente de l'enfermer. Elle a encore un État, avec son administration, ses ingénieurs et ses start-ups. Il n'y a plus tant de pays sur Terre qui disposent de tant d'atouts. Néanmoins, il faut bien savoir ce que l'on entend par souveraineté.