Intervention de Annie Blandin

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 4 juin 2019 à 14h00
Audition de mmes pauline türk professeur de droit public à l'université côte d'azur et annie blandin professeur à l'imt atlantique membre du conseil national du numérique

Annie Blandin, titulaire d'une chaire européenne Jean-Monnet sur l'Union européenne et la société de l'information, membre du Conseil national du numérique :

professeur à l'IMT Atlantique, titulaire d'une chaire européenne Jean-Monnet sur l'Union européenne et la société de l'information, membre du Conseil national du numérique. - L'expression « souveraineté numérique » est désormais entrée dans le vocabulaire courant. Elle nous conduit à repenser notre conception classique de la souveraineté et à l'envisager au pluriel.

Même si l'on accole souvent à la notion de souveraineté des adjectifs multiples - on parle par exemple de « souveraineté alimentaire » -, le sens du mot ne varie pas : la souveraineté incarne la volonté du peuple et permet à la collectivité de déployer toutes ses potentialités. Il ne s'agit pas d'un état qu'il s'agirait de sanctuariser, mais plutôt d'un processus : on parle ainsi de « souveraineté en réseau », compte tenu de la multiplication des lieux de normativité, de « stratégie de souveraineté » et de « souveraineté efficace ».

Cette souveraineté prend tout son sens dans le cadre européen, même si la souveraineté européenne a vocation à interagir avec la souveraineté nationale. La souveraineté est aussi une notion qui se décline. Certaines données sont qualifiées de souveraines, comme les données géographiques, dans le rapport de Mme Valéria Faure-Muntian. En effet, elles servent de support aux décisions de la puissance publique et font autorité ; elles doivent donc être maîtrisées, et l'autorité publique ne doit dépendre de personne pour les élaborer ou les utiliser.

À cet égard, deux idées me semblent essentielles. Premièrement, le numérique conduit à repenser la souveraineté, car ses enjeux se déploient dans toutes les activités humaines et sont d'ores et déjà pris en compte par certaines politiques publiques et dans divers instruments juridiques. Deuxièmement, la souveraineté numérique ne peut pleinement s'exprimer que lorsqu'elle incarne un projet européen.

La souveraineté numérique conduit d'abord à repenser la souveraineté. Il est désormais impossible de parler de souveraineté numérique sans évoquer des formes de concurrence entre souveraineté étatique et pouvoir des entreprises. En effet, le numérique peut concerner tous les champs de l'activité humaine. Avec son livre, Quand Google défie l'Europe, Jean-Noël Jeanneney a été l'un des premiers à tirer la sonnette d'alarme dans le domaine de la culture, à propos de la création de Google Books. Désormais, les enjeux se déploient aussi sur le terrain économique, démocratique, social, éducatif, territorial, etc. Il suffit de regarder dans quels domaines investissent les géants du net pour savoir exactement où se situent les enjeux souverains : il s'agit en particulier de la santé, de l'agriculture, ou encore de la mobilité.

Or le numérique est structuré autour de ces grandes entreprises, ces géants du net. On parle aussi d'entreprises systémiques, ou de plateformes, par référence à leur statut d'intermédiation. Je les ai qualifiées de souveraines dans la mesure où elles déploient de véritables attributs de la souveraineté.

Lorsque, à l'instar de Google, l'on entend organiser les informations à l'échelle mondiale afin de les rendre accessible à tous, on proclame une ambition souveraine. Il en va de même lorsque l'on veut « numériser le patrimoine mondial », comme le fait Google Books. Facebook se donne pour but de connecter le monde entier. Ces entreprises possèdent donc certains attributs de la souveraineté : un territoire transnational, en dépit de différences nationales, où elles édictent elles-mêmes des normes juridiques qui s'appliquent à une population d'internautes. Certes, cette population peut s'exprimer et participer au débat public par le biais des réseaux sociaux, mais elle est aussi surveillée, et son système cognitif est contrôlé jusqu'à la création d'addictions, comme le décrit fort bien la théorie de l'économie de l'attention.

Ces entreprises ont encore d'autres attributs de souveraineté : une langue, l'anglais, à laquelle s'ajoute une série d'innovations linguistiques qui apparaissent sur les réseaux sociaux, une monnaie, virtuelle, le bitcoin ; un pouvoir réel d'édiction de normes juridiques et de régulation, à travers les « conditions générales d'utilisation », véritables lois de l'internet, et un pouvoir de modération des contenus.

Ainsi, une nouvelle composante de la souveraineté apparaît, qui consiste à produire ou à utiliser des données, et à maîtriser l'accès à l'information via les moteurs de recherche en position dominante, comme Google, ou par le biais des assistants vocaux qui réduisent la liberté de choix des utilisateurs. L'utilisation des donnés est donc centrale. Il n'est pas étonnant qu'une firme comme Alibaba se définisse elle-même comme un groupe de données, et plus seulement comme une plateforme de vente en ligne. À l'image de Monsanto, beaucoup d'autres entreprises, initialement ancrées dans une activité matérielle, se transforment et fondent leur stratégie sur les données et sur l'aide à la décision. Finalement, elles s'insèrent, plus ou moins volontairement, dans un système de surveillance des consommateurs.

Comment ces entreprises se sont-elles développées ? Le cadre politique de certains pays, notamment les États-Unis, a favorisé leur émergence. Elles ont aussi profité des lacunes du droit de la concurrence, peu outillé pour empêcher l'émergence de quasi-monopoles par des entreprises en croissance bénéficiant de l'effet du « winner takes all » (le gagnant remporte tout). De même, pour des raisons de seuil, le droit de la concurrence ne peut empêcher les rachats de start-up par ces grandes entreprises. En outre, à l'heure où l'on cherche à responsabiliser davantage les plateformes dans le cadre, notamment, de la lutte contre la haine, on peut se demander si le régime de responsabilité allégée ou aménagée, qui date de la directive relative au e-commerce, ne leur a pas apporté une protection trop grande. Ce sujet est polémique, mais je crois qu'il ne faut s'interdire aucune piste de réflexion.

Ces enjeux sont déjà pris en compte dans certaines politiques publiques. Le RGPD a une dimension d'application extraterritoriale et régule également le transfert des données depuis l'Union européenne vers les États tiers, sous réserve d'une protection adéquate ou équivalente. Autre exemple, la France, qui n'a pas hésité, faute d'accord au niveau européen, à choisir sa propre voie avec la taxe sur les services numériques.

Pour que la souveraineté numérique puisse s'exprimer, certaines conditions doivent être remplies. Il faut commencer par régler la question concurrentielle. Dans le cadre des états généraux des nouvelles régulations numériques, quatre sujets ont été abordés : régulations concurrentielle, sociale, sociétale et moyens de la régulation. Ces sujets sont tous liés. Le constat est simple : il n'est pas possible de lutter, par exemple, contre la surexposition aux écrans ou la haine sur internet si l'on ne s'intéresse pas à la structure du marché, aux modèles d'affaires et aux fonctionnalités techniques.

J'évoquerai quelques pistes d'action. La première est celle de la régulation asymétrique : infliger des obligations plus lourdes aux acteurs systémiques. La deuxième est celle de l'interopérabilité des réseaux sociaux, afin de développer la concurrence et donner davantage de choix à l'utilisateur. La troisième, qui est la plus extrême mais qui n'est plus aujourd'hui un tabou, est celle du démantèlement des géants du numérique. On ne sait pas si cette solution serait efficace, car le principe du « winner takes all » laisse à croire que des structures identiques réapparaîtront.

Il faut clarifier les relations entre les États et les géants du net. Quelle part réserver aux droits négociés, à la corégulation, aux différents partenariats public-privé ? Quand doit-on, au contraire, donner de la voix, et recourir à des interdictions ? Même si nous sommes conscients du trop grand pouvoir de ces entreprises, nous sommes paradoxalement en train de leur confier des missions régaliennes, lorsque l'on attend d'elles, par exemple, qu'elles régulent des contenus illicites ou qu'elles déréférencent des sites.

Ce dilemme, il s'exprime actuellement au travers des deux types d'approches envisagées en matière de lutte contre la haine sur Internet et de retrait des contenus. D'un côté la proposition de loi présentée par la députée Laetitia Avia qui, en imposant une action rapide aux entreprises sous la contrainte de très lourdes sanctions, peut amener finalement à leur confier des fonctions quasi judiciaires. De l'autre, les préconisations de la mission sur la régulation des réseaux sociaux, initiée par le secrétaire d'État en charge du numérique et ayant bénéficié d'un accès assez fin aux techniques de modération suivies par Facebook, qui va beaucoup plus dans le sens d'une responsabilisation et d'un rééquilibrage des pouvoirs entre les acteurs privés et l'État.

J'en viens à l'idée selon laquelle la souveraineté numérique devrait reposer sur une voie européenne, fondée sur des acquis et de nouvelles trajectoires.

Les acquis sont essentiellement le niveau élevé de protection des droits et valeurs de l'Union européenne - protection des données personnelles, liberté d'expression, diversité culturelle, etc. -, la volonté de développer une approche éthique, notamment pour le déploiement de l'Intelligence artificielle et l'affirmation de la citoyenneté numérique.

S'agissant des trajectoires, nous avons, en matière de stratégie numérique, une approche trop centrée sur le marché intérieur. Il faut développer une politique industrielle ambitieuse pour faire émerger, si ce n'est des champions, du moins des entreprises ayant un seuil d'activité suffisamment important ou présentant des alternatives crédibles, une politique de concurrence réformée permettant de défendre les intérêts européens, notamment par des investissements dans les infrastructures, et une harmonisation fiscale - nous sommes engagés dans une trajectoire destinée à lutter contre l'optimisation fiscale agressive.

L'Europe a une singularité : elle promeut une vision sociale du numérique. Grâce aux travaux de certains chercheurs, comme Antonio Casilli, nous avons pris conscience du « digital labor » (travail numérique issu des plateformes), ces microtâches que l'usager ne voit pas.

Enfin, il ne faut pas oublier la promotion de l'intérêt général. On parle beaucoup des données personnelles, mais on commence seulement à évoquer les données non personnelles. En la matière, l'enjeu est de définir un cadre, incitatif ou obligatoire, pour le partage de ces données d'intérêt général, qui peuvent être une source de valeur, d'innovation et d'activités nouvelles. C'est le cas, en particulier, des données environnementales. Il faut examiner les alternatives, afin de comprendre pourquoi certaines n'ont pas fonctionné - je pense à Europeana. Il est nécessaire de créer des plateformes fondées sur d'autres valeurs, notamment des plateformes collaboratives ou de service public.

Ainsi armée, la souveraineté européenne a vocation à rencontrer d'autres souverainetés dans le monde. L'Union européenne évolue dans un cyberespace qui est, à la fois, un espace de coopération et de conflictualité, notamment parce que certaines règles de droit sont globalisantes. Le sujet est d'actualité, notamment avec la question de l'opportunité de déréférencer les contenus au plan mondial ou seulement au niveau de l'Europe. La CNIL s'est saisie de la question.

Dans ce contexte international tendu, il faut maîtriser les piliers de la souveraineté pour conserver une certaine indépendance.

Il s'agit, d'abord, de contrôler la dimension infrastructurelle du numérique, qui comprend les réseaux de communications électroniques mais aussi les données, lesquelles « font » infrastructure - comme la directive de 2007 établissant une infrastructure d'information géographique dans la Communauté européenne, dite « Inspire », en dresse très bien le constat - , et de développer la cybersécurité, notamment pour tout ce qui concerne les infrastructures critiques.

Il faut également maîtriser les données, en particulier l'accès à l'information, dans les domaines où l'enjeu de souveraineté est fort, comme l'agriculture, l'alimentation et l'environnement. Les professionnels exposés à la mainmise de grandes entreprises doivent conserver leur pouvoir de décision. Par exemple, dans le domaine de l'agriculture, il s'agit de résister aux grands vendeurs de semences...

Sur cette base, l'Europe a vocation à être ouverte : il s'agit non pas de déployer une souveraineté défensive, mais d'agir sur la scène internationale, en réagissant, en coopérant, en se positionnant sur certains sujets comme modèle, en organisant la convergence des règles. L'exemple du RGPD est éclairant, car il a une véritable ambition internationale : les transferts de données vers les pays tiers sont bien organisés, par exemple. Apple incite ainsi les États-Unis à s'inspirer du RGPD : jouer sur l'aspect de la protection de la vie privée peut aussi constituer un avantage compétitif.

Dans ce contexte, la responsabilité européenne est importante, car, finalement, l'objectif est de faire oeuvre de civilisation. Le numérique est à la source d'une transformation profonde non seulement des processus de production et de consommation, mais aussi des processus démocratiques et des relations sociales. La seule transition d'ampleur comparable est probablement la transition écologique, et il nous faudra sans doute croiser ces deux problématiques pour aller vers un numérique plus sobre, au service de la transition écologique.

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