Intervention de Pauline Türk

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 4 juin 2019 à 14h00
Audition de mmes pauline türk professeur de droit public à l'université côte d'azur et annie blandin professeur à l'imt atlantique membre du conseil national du numérique

Pauline Türk, professeur de droit public à l'université Côte d'Azur :

Je suis également très honorée d'être entendue aujourd'hui par votre commission d'enquête. Je commencerai mon propos en reprenant la fameuse déclaration d'indépendance du cyberespace de John Perry Barlow, l'un des pères du mouvement libertarien qui a grandement influencé la construction du réseau internet, lequel s'adressait ainsi aux gouvernements : « Vous n'avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons ». Cela révèle un hiatus entre l'État, qui exerce une autorité verticale, hiérarchique et unilatérale sur un territoire formé par des frontières physiques, et le réseau, dont les principes fondateurs valorisent une conception horizontale, dématérialisée, transnationale et non hiérarchisée, fondée sur le principe de liberté contre les régulations et la censure.

Je voudrais également citer une autre formule célèbre, celle de Lawrence Lessig, professeur de droit constitutionnel à Harvard, lequel constatait voilà déjà vingt ans : « Code is law » : sur les réseaux, le code informatique fait loi. La régulation des comportements dépend ainsi davantage des normes techniques définies par des ingénieurs informaticiens que des normes juridiques édictées par les États.

En 2017, le Danemark a nommé un ambassadeur auprès des géants de la Silicon Valley, considérant les GAFA comme des partenaires dans les relations diplomatiques.

La souveraineté numérique, ce sont d'abord des enjeux. Les réseaux sociaux transnationaux dématérialisés ne sont plus un monde virtuel : les applications se sont multipliées, les plateformes se sont développées, les techniques algorithmiques ont progressé, avec des effets majeurs dans le monde réel. L'évolution ne va pas s'arrêter, avec les perspectives de la 5G et de l'intelligence artificielle.

Tous les secteurs sont concernés : l'économie, le politique, le commerce - eBay et Amazon -, les transports - Uber, BlaBlaCar -, la culture - Amazon, Netflix, Spotify -, l'information et les télécommunications - Twitter, Facebook -, le secteur médical - Google, Truven Health Analytics -, le secteur militaire et de défense, la justice, l'enseignement...

La souveraineté en droit, historiquement, c'est l'indépendance des États, le pouvoir de commandement suprême sur un territoire et une population. Or on constate que les sociétés humaines et les États qui les organisent sont dans une situation de dépendance croissante vis-à-vis des technologies du numérique et des entreprises américaines qui les contrôlent. L'État est affaibli, concurrencé dans toute une série de compétences par des opérateurs privés qui redessinent les politiques publiques. Certains responsables de multinationales revendiquent même le fait de pouvoir, dans quelques années, rendre des services équivalents, voire supérieurs, à ceux des États. Traditionnellement, les services rendus par l'État sont la contrepartie de l'obéissance à la loi et des impôts payés par les citoyens : il existe donc un risque de déséquilibre du modèle classique. Qui cherche encore aujourd'hui un emploi à Pôle emploi ? On recourt davantage à Viadeo, Linkedin, Monster, qui sont des applications américaines.

La concurrence touche les fonctions régaliennes : la monnaie, avec le bitcoin et les autres monnaies virtuelles ; la fiscalité, qui est inadaptée au monde numérique - je ne reviens pas sur la taxe GAFA - ; le système politique et institutionnel, avec des ingérences extérieures dans des processus électoraux ou les processus de transition démocratique. Les États ont des difficultés à faire respecter le droit - droit commercial, droit de propriété, droit d'auteur, droit à la protection de la vie privée ou des données personnelles -, la loi - celle sur l'interdiction de diffuser des sondages le jour des élections est contournée, puisque les résultats sont publiés sur des sites étrangers, en Belgique ou en Suisse -, les décisions de justice - le livre du docteur Gubler sur la maladie de François Mitterrand a été interdit, mais était pourtant disponible en ligne -, le secret défense - en 2013, la direction centrale du renseignement intérieur-DCRI- a eu du mal à obtenir de Wikipédia la disparition d'informations portant sur un site militaire classé secret défense. Je n'évoque pas les fuites de documents confidentiels et les difficultés de l'État à assurer la sécurité au regard du développement de la cybercriminalité. On se souvient du rançongiciel Wannacry en 2017 : 150 pays attaqués, 200 000 victimes, 30 000 institutions ou entreprises, dont Renault et la société des chemins de fer allemands, le ministère de l'intérieur russe et des dizaines d'hôpitaux britanniques touchés.

La souveraineté numérique, c'est ensuite un terme, qui revêt plusieurs acceptions. La notion est critiquée parce qu'elle est floue, ambiguë, protéiforme, polysémique. Chacun met ce qu'il veut derrière ce mot, qui recouvre une réflexion sur le pouvoir de commandement dans le monde numérique : qui fixe les règles ? Sur quel fondement et avec quelle légitimité ? À qui obéit-on, et avec quelles garanties ? Répondre à ces questions, c'est comprendre qui est souverain sur les réseaux et comment s'exprime cette souveraineté.

Certains conçoivent la souveraineté numérique sous l'angle juridique et politique, d'autres sous l'angle économique, et d'autres encore sous l'angle technique. La souveraineté est collective pour les uns, individuelle pour les autres. Elle peut se concevoir au niveau national, au niveau européen - pour la protection des données -, et même au niveau international - pour la gouvernance des réseaux. La souveraineté numérique est souvent revendiquée par les États, mais elle est aussi parfois reconnue aux GAFA ; elle est quelquefois réclamée pour les communautés d'utilisateurs, voire pour les individus.

Pour mettre de l'ordre dans ces acceptions, on pourrait retenir trois approches du concept de souveraineté numérique.

La première est juridique : c'est celle des États au sens classique. Depuis une dizaine d'années, les États revendiquent la souveraineté numérique au sens de pouvoir de commandement et de se faire obéir sur les réseaux. À l'origine, il s'agit surtout d'une revendication de la Chine ou de la Russie, qui étaient inquiètes de l'américanisation d'internet. Rapidement, cette préoccupation devient générale : je pense au Brésil, qui a organisé un sommet NETMundial spécifiquement sur cette question, à l'Allemagne ou à la France à la suite des révélations sur l'affaire Snowden.

La souveraineté des États, c'est l'égalité des États, mais, en réalité, tel n'est pas le cas, car certains sont plus ou moins souverains sur les réseaux : les États-Unis le sont plus que les autres, et la Russie ou la Chine travaillent à le devenir davantage. Tous les États ne retiennent pas la même conception de la souveraineté numérique : pour certains, elle est autoritaire, voire offensive - c'est le droit pour l'État de reprendre le contrôle des espaces numériques, d'y appliquer sa loi, d'y promouvoir ses intérêts - ; pour d'autres, dont l'Europe fait partie, elle est plus libérale et défensive - c'est le droit pour l'État de protéger ses citoyens contre les entités malveillantes ou mues par des intérêts purement commerciaux.

La deuxième approche de la souveraineté numérique est politique et économique : c'est celle des Gafam. Les multinationales américaines ont bâti des réseaux, qu'elles gèrent très largement : elles disposent de facto du pouvoir d'imposer des règles. Elles bénéficient d'une suprématie grâce à leur position dominante sur le marché, et sont les véritables pouvoirs souverains dans le cyberespace. Qui fixe les conditions générales d'utilisation ? Qui est en situation de monopole pour la fourniture de services devenus indispensables ? Qui a le pouvoir de se faire obéir ? Qui peut décider de supprimer des contenus, de censurer un tableau, de fermer le profil d'un utilisateur - cela équivaut à une mort sociale, notamment pour la jeune génération -, de vendre des données personnelles, de ne pas rendre des données stockées sur un cloud ? Ce sont toujours les mêmes : Google, Amazon, Facebook , Apple, etc..

La troisième approche est plus libérale et individualiste : c'est celle des utilisateurs. On se rapproche de la notion de souveraineté populaire. Le pouvoir de commandement est pour soi-même : c'est le droit à l'autodétermination, le droit de maîtriser son destin - nous n'en sommes pas encore là. Cette souveraineté peut être individuelle : l'individu doit rester maître de son destin sur les réseaux. Cela se traduit concrètement par des garanties qui sont en cours de consécration : le droit à la portabilité des données, le droit à l'oubli, le droit au déréférencement, le concept d'autodétermination informationnelle que certains voudraient d'ailleurs voir inscrit dans la Constitution.

Malgré des conceptions assez variées, la souveraineté numérique renvoie à une préoccupation : le refus que les peuples, les communautés d'utilisateurs, les États, les individus perdent le contrôle de leur destin au profit d'entités mal identifiées, non légitimes et ne poursuivant pas l'intérêt général.

J'en viens aux solutions et aux perspectives.

Il faut, d'abord, poursuivre la prise de conscience. Elle est à l'oeuvre dans le monde politique, votre commission d'enquête en témoigne. Depuis 2012, elle se fait à l'échelon international, avant de prendre de l'ampleur en Europe. Je rappellerai les rapports parlementaires sur le sujet, la loi de 2016 pour une République numérique et les travaux sur le cloud souverain - un décret récent est venu imposer un stockage des données des archives nationales sur le territoire. Une réflexion a été menée sur un commissariat à la souveraineté numérique, et des débats ont eu lieu sur la constitutionnalisation d'une charte du numérique pendant l'été 2018.

Dans le grand public, la problématique reste, en revanche, très largement méconnue, je le constate moi-même à l'université. Il faut réfléchir à la meilleure façon de former les jeunes générations, en leur expliquant le rôle de certains acteurs de la gouvernance de l'internet comme l'Internet corporation for assigned names and numbers (Icann), en les sensibilisant à la protection de leurs données sur les réseaux, en les incitant à utiliser certains moteurs de recherche comme Qwant et en leur enseignant les rudiments du code informatique, au moins en option.

Cette sensibilisation leur permettra peut-être de se laisser moins dominer par les machines que notre génération : ils seront plus concernés, moins fatalistes, et prendront conscience des leviers d'action dont ils disposent à titre individuel.

Il faut, ensuite, développer notre potentiel technologique. Nous ne pouvons pas continuer à rester spectateurs de la guerre que se livrent les puissants. Il est nécessaire de développer un système d'exploitation et un moteur de recherche européens - la Chine a Baidu, la Russie Yandex - pour casser les monopoles, et menacer les États-Unis de façon crédible sur le plan technologique.

Il faut, par ailleurs, faire progresser la régulation dans le sens de nos valeurs et de l'intérêt général. Il s'agit de continuer à négocier des aménagements en matière de protection des données personnelles, comme le RGPD qui est un beau succès - acquis de haute lutte ! -, et nos principes fondateurs : la liberté d'expression, la neutralité, la diversité linguistique, le respect de la vie privée.

Il faut, enfin, réfléchir à la gouvernance, et y prendre notre part. Le mouvement est à l'oeuvre et il permettra de mieux partager les responsabilités de la gestion des réseaux et d'y promouvoir nos valeurs européennes. L'évolution des statuts de l'Icann, société californienne qui s'est progressivement ouverte, le montre bien : c'est une lutte diplomatique de tous les instants. Songeons à la fameuse formule prononcée en 2015 par Barack Obama, qui assumait : « Internet est à nous »... La bataille n'est pas gagnée. L'Icann et les autres organismes de gestion des ressources critiques, les sommets mondiaux, les forums annuels sur la gouvernance d''internet, les instances de gouvernance technique sont autant de lieux de négociations méconnus où nous devons être présents. À terme, certains revendiquent même l'élaboration d'une charte internationale de l'internet, dans laquelle seraient consacrés les principes essentiels qui devraient régir le développement du réseau. Cette solution est sans doute très idéaliste, mais la perspective a été tracée.

En attendant, faute de partage des responsabilités, les États les plus préoccupés n'ont pas attendu : ils en ont tiré des conséquences en faisant internet à part - c'est la balkanisation du web -, ce qui n'est pas souhaitable. En termes de rapport de forces, nous avons des atouts : les utilisateurs européens sont le premier marché économique pour les GAFA. Nous avons aussi des possibilités d'alliance entre pays européens, mais également au-delà : notre préoccupation est largement partagée sur tous les continents.

Rappelons que, sur le plan des valeurs, nous avons une grande proximité avec les États-Unis, avec lesquels la collaboration l'emportera toujours - espérons-le ! - sur la confrontation.

Depuis deux cents ans, nous avons essayé d'organiser le pouvoir politique pour qu'il soit conciliable avec le respect des libertés des citoyens. Pour obtenir cette démocratie, on a fait des révolutions, guillotiné, voté, construit des régimes démocratiques dans lesquels les gouvernants sont élus par les gouvernés, sont responsables, transparents, tenus d'agir dans l'intérêt général et de rendre des comptes. C'est à ces conditions qu'ils peuvent exercer le pouvoir qui est le leur. Aujourd'hui, nous nous soumettons à de nouveaux pouvoirs qui commandent sur les réseaux et ne sont soumis à aucune de ces contraintes et exigences démocratiques. Jusqu'à récemment, cela ne dérangeait personne. Il est temps d'en prendre conscience et de reprendre la main.

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