Intervention de Claude Kirchner

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 4 juin 2019 à 14h00
Audition de représentants de la commission d'éthique sur la recherche en sciences et technologies du numérique d'allistene l'alliance des sciences et technologies du numérique: Mm. Jean-Gabriel Ganascia eric germain et claude kirchner

Claude Kirchner, directeur de recherche émérite à l'Institut national de recherche dédié aux sciences du numérique :

Je préside la Cerna depuis le 1er janvier dernier et je suis également membre du CCNE, le comité consultatif national d'éthique, pour les sciences de la vie et de la santé. La Cerna est la commission de réflexion sur l'éthique de la recherche en sciences et technologies du numérique de l'alliance Allistene (Alliance des Sciences et Technologies du Numérique), qui regroupe l'ensemble des institutions de recherche en numérique des universités et des grandes écoles. Cette commission a été créée en 2013, à la suite de rapports du CNRS et de l'Institut national de recherche dédié aux sciences du numérique (Inria), pour aider les institutions françaises de recherche en numérique et les scientifiques qui y exercent à réfléchir aux enjeux éthiques soulevés par les recherches en sciences et technologies du numérique, tout particulièrement dans les sciences informatiques, mathématiques, électroniques et robotiques. Nous travaillons sous la responsabilité du comité de coordination d'Allistene. Nous sommes saisis, mais nous pouvons aussi nous autosaisir. Nous avons travaillé en particulier sur des questions d'éthique de la recherche en robotique ou dans l'apprentissage-machine, mais également sur les questions liées à la notion de souveraineté, en particulier à l'ère du numérique.

La réflexion éthique s'est développée depuis au moins 3 000 ans, et n'est pas neuve. Comme le disait Michel Serres, le numérique bouleverse complètement nos sociétés. Il leur procure des apports considérables, et les systèmes de traitement de l'information que nous avons créés complètent et interagissent avec les systèmes biologiques de traitement de l'information que nous sommes. Il en résulte des conflits inédits entre hiérarchies de valeurs.

Historiquement, la souveraineté désigne la capacité du souverain à maîtriser un certain nombre d'attributs dont il revendique le contrôle : frontières, armée, police, monnaie, langage, etc. Cette autonomie stratégique, ce pouvoir de pouvoir, se trouve, grâce au numérique, à la disposition d'entités nouvelles. Ainsi, la reconnaissance faciale contribue à la sécurité, mais les entreprises qui maîtrisent les algorithmes de reconnaissance et les données qui sont nécessaires à leur mise au point ont souvent une base multinationale, et échappent aux entités souveraines nationales - et leurs stratégies ne coïncident pas nécessairement avec celle d'un pays.

Les crypto-monnaies ne dépendent pas d'un État. Le contrôle aérien n'est plus nécessairement local, puisque la tour de contrôle n'est pas nécessairement sur l'aéroport et peut très bien être déportée de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de kilomètres. Le numérique impacte donc une activité de souveraineté comme la gestion du trafic aérien. Les données de santé et leur traitement ne sont plus nécessairement sous la responsabilité d'un État, ni de sa politique de santé. Les scientifiques, dans leur activité d'élaboration de connaissances et de publication, doivent être autonomes dans leur capacité à accéder aux informations qui leur permettent de faire avancer leurs réflexions et leurs travaux. Mais en fait, nombre de maisons d'édition scientifique ne permettent plus cet accès souverain aux scientifiques.

Bref, souveraineté et éthique s'articulent de manière fondamentale, car sans souveraineté, il est difficile d'élaborer une réflexion éthique qui nécessite liberté de penser, d'action et d'accès à la connaissance ; et il est impossible de mettre en oeuvre de manière claire et responsable les choix découlant de cette réflexion éthique si l'on n'a pas accès à la souveraineté.

L'Insitute of Electrical Electronic Engineers (IEEE) est une organisation professionnelle dont le siège est à New-York et qui regroupe environ 460 000 scientifiques et ingénieurs issus de 160 pays. Elle a plusieurs rôles, dont celui de maison d'édition. Or, dans le processus de l'élaboration de la connaissance scientifique, tout article doit être relu par des pairs. Vendredi dernier, sous prétexte des mesures protectionnistes mises en oeuvre aux États-Unis, l'IEEE a déclaré que le personnel de Huawei ne pourra plus servir d'évaluateur des contributions soumises à publication. Or, ces personnes sont membres de l'IEEE à titre personnel, en tant que scientifiques. Cette décision revenait à modifier la manière d'accepter ou non des articles sous prétexte qu'on appartient à une entreprise. Elle a provoqué un tel tollé pendant le week-end qu'elle a été retirée lundi. C'est un cas typique de manque de souveraineté scientifique : la décision est prise sans aucune concertation avec la communauté scientifique, probablement sous l'effet de certaines pressions, alors même qu'elle va à l'encontre des pratiques scientifiques usuelles.

Nous devons réinventer les notions de souveraineté et comprendre comment elles s'articulent entre elles. Le numérique dans l'agriculture pose des questions fondamentales de souveraineté, puisque les données permettent de savoir quand récolter, mais ne sont pas toujours à la disposition de tous. Nous devons aussi nous donner la capacité de penser l'éthique des sciences, technologies, usages et innovations du numérique et de l'intelligence artificielle, en allant vers la création d'un CCNE du numérique et de l'intelligence artificielle. En dehors de la Cerna, dont l'objectif est de réfléchir à l'éthique de la recherche en sciences et technologies numériques et, de façon plus large, sur l'ensemble des questionnements éthiques en termes scientifiques et technologiques, il n'y a pas d'entité en France pour réfléchir sur les usages et les innovations. Le CCNE, créé par la loi sur la bioéthique, a un objectif limité aux sciences de la vie et de la santé. L'idée est de travailler en collaboration avec lui pour voir comment faire émerger un CCNE du numérique et de l'intelligence artificielle, dont Cédric Villani a traité dans son rapport l'an dernier.

Nous devons nous donner la capacité de sensibiliser, éduquer et responsabiliser les individus, les entreprises, les institutions et les États au numérique et à ses impacts. L'éducation numérique commence à imprégner l'école, depuis le primaire jusqu'à l'Université. Ce n'est qu'un début. La capacité à maîtriser l'ensemble des systèmes numériques qui nous entourent doit être effective pour tous.

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