Intervention de Jean-Gabriel Ganascia

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 4 juin 2019 à 14h00
Audition de représentants de la commission d'éthique sur la recherche en sciences et technologies du numérique d'allistene l'alliance des sciences et technologies du numérique: Mm. Jean-Gabriel Ganascia eric germain et claude kirchner

Jean-Gabriel Ganascia, président du comité d'éthique du CNRS :

La notion de souveraineté est toujours pertinente mais a subi des bouleversements. Le comité d'éthique sur le numérique s'est senti obligé d'aborder cette question après la loi sur la République numérique qui, en octobre 2016, envisageait la création d'un commissariat à la souveraineté numérique qui aurait été rattaché au Premier ministre, et dont les missions auraient consisté à garantir l'exercice, dans le cyberespace, de la souveraineté nationale et des droits et libertés individuels et collectifs que la République protège.

La notion de souveraineté numérique est ambiguë, comme l'a expliqué Pierre Bellanger. Il y a deux idées antagonistes derrière l'idée de souveraineté numérique. C'est pourquoi nous parlons de souveraineté à l'ère du numérique. D'une part, en effet, la souveraineté nationale connaît de nouveaux enjeux à l'ère du numérique. Pour rester souverain, un État devrait s'assurer de son indépendance en déployant des solutions informatiques à cet effet, comme par exemple un système d'exploitation souverain. D'autre part, la souveraineté elle-même se transforme à l'ère du numérique, et le numérique défie les États.

Je suis professeur d'informatique, spécialiste de l'intelligence artificielle et l'idée d'un système d'exploitation souverain me paraît contreproductive. Un tel système serait peu utilisé - et comment interdire d'utiliser des ordinateurs de la marque Apple ? De plus, du point de vue technique, le système d'exploitation n'est pas tout ! De nombreux programmes, à l'intérieur des ordinateurs, peuvent fournir de l'information. Pour éclairer le débat national, nous soulignons les difficultés qu'il y aurait à revendiquer ces solutions techniques comme étant la solution au problème posé par la souveraineté numérique. Toutefois, un effort national et européen sur la question des données serait bienvenu.

Le numérique a fait évoluer la notion classique de souveraineté nationale. Au fil de l'histoire, à partir des travaux de Bodin, Locke et Rousseau, la souveraineté a désigné la supériorité et le pouvoir sur un territoire. L'idée de souveraineté nationale est liée à celle d'autonomie de la nation, à la capacité de la nation à se doter de ses propres lois. Le numérique défie la souveraineté nationale car les réseaux traversent les frontières et permettent à des acteurs étrangers d'imposer leur loi. La co- extension du territoire et de l'État se trouve mise en défaut, et les territoires sont traversés d'influences diverses, dont l'État n'a plus la maîtrise.

Si l'on considère que la souveraineté nationale est mise en cause par les acteurs étrangers, qui défendraient leur propre souveraineté sur le territoire national, nous avons affaire à un conflit relativement classique de souveraineté, avec des armes nouvelles. Comme la France et l'Europe sont incapables d'avoir une politique claire en matière du numérique, elles se mettent sous la dépendance de grands États comme les États-Unis ou la Chine, et sont vulnérables aux actions d'autres États, comme la Russie, qui interfèrent avec les procédures démocratiques.

On peut aussi se dire que c'est l'idée même de souveraineté nationale qui est mise en cause par le numérique. En effet, les grands acteurs de la toile que sont les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux ont des programmes politiques. Ils ont accumulé des capitaux considérables, et souhaitent désormais promouvoir leurs aspirations libertariennes, c'est-à-dire ni libertaires ni libérales, mais prônant un désengagement total de la tutelle des États pour donner à la propriété un pouvoir absolu.

Ces grands acteurs souhaitent assumer à la place des États un certain nombre de prérogatives qui relevaient de la souveraineté, comme le privilège de battre monnaie, celui d'établir des cartes et donc un cadastre, nécessaire pour lever l'impôt, ou celui d'assurer la sécurité intérieure. La vérification d'identité se fait par la reconnaissance faciale, directement liée à la possession d'un très grand nombre de photos. Or l'État français possède des photos d'identité, mais d'assez mauvaise qualité et en nombre extrêmement limité. Et nous donnons aux grands acteurs du numérique toutes nos images... Ils peuvent aussi se développer dans le domaine de la justice, avec l'idée de justice prédictive. On pensait que la défense était un domaine réservé à l'État, mais, désormais, elle concerne aussi le cyberespace.

Si nous sommes effectivement confrontés à une nouvelle forme de souveraineté, cela signifie que nous entrerions dans une forme de féodalisme, où de multiples acteurs se partageraient le pouvoir sur des régions virtuelles, et où les États démocratiques n'auraient plus qu'une part mineure, et ancillaire, à jouer.

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