Mes chers collègues, dans le cadre du groupe de suivi commun sur les négociations commerciales, constitué fin 2017, nous nous sommes rendus, avec Jean Bizet, à Genève pour des entretiens sur la réforme de l'Organisation mondiale du commerce.
L'OMC connaît en effet une grave crise existentielle, la pire de son histoire. C'est une organisation relativement récente, qui a pris la suite, en 1995, de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, le GATT, signé en 1947, mais traite aussi du commerce des services et des questions de propriété intellectuelle. Ses principaux objectifs sont d'assurer la liberté, l'équité et la prévisibilité des échanges grâce à des plafonds de droits de douane et à un corpus de règles et d'engagements des États, notamment en matière d'accès au marché et de soutiens internes à l'exportation. Surtout, l'OMC met en oeuvre des procédures de transparence et un système de règlement des différends, qui sont les clefs de voûte du système commercial multilatéral.
Pourquoi ce système doit-il être sauvé ? Je rappellerai simplement qu'en 2018, le commerce extérieur a contribué pour 0,6 point à la croissance française. Nous avons 125 000 entreprises exportatrices. Dans l'Union européenne, 1 emploi sur 7 dépend du commerce international hors UE.
Pourquoi ce système est-il aujourd'hui en crise ? L'OMC est tout d'abord victime de la crise générale du multilatéralisme, qui fragilise l'ensemble du système international et dont les causes sont géopolitiques avant d'être commerciales. C'est un conflit d'hégémonie, une lutte pour l'appropriation des nouvelles technologies, qui pourrait durer plusieurs décennies.
En lançant une guerre commerciale avec la Chine, en menaçant aussi de proches alliés comme le Canada ou l'Union européenne, les États-Unis se sont lancés dans une politique unilatéraliste, qui a préexisté et survivra probablement au président Trump. La Chine développe quant à elle sa propre vision d'une mondialisation qu'elle souhaite dominer, privilégiant les relations bilatérales, et provoquant un niveau d'endettement mondial sans précédent.
Dans ce contexte, l'Union européenne peine à faire valoir ses intérêts. Elle est pourtant la première puissance commerciale mondiale et le premier contributeur à l'OMC dont elle fournit 33,6 % du budget, contre seulement 11 % pour les États-Unis et 10 % pour la Chine.
L'OMC est également victime de ses propres insuffisances. Elle ne parvient pas à se moderniser, à adapter des règles qui datent des années 1990.
Une partie des critiques américaines à l'encontre de l'organisation est sans aucun doute fondée. L'arrivée de la Chine en 2001 conduit à confronter des modèles économiques très différents. Alors que l'OMC a été conçue pour régler les relations entre économies de marché, l'entrée de la Chine bouleverse les conditions concurrentielles. Pour résumer, les entreprises des pays capitalistes ont parfois le sentiment, avec la Chine, d'entrer en concurrence avec un gouvernement, sans que la jurisprudence de l'Organe de règlement des différends ne les aide à surmonter ce préjudice.
Par ailleurs, il suffit toujours de s'auto-désigner comme « pays en développement » pour bénéficier du traitement dit « spécial et différencié », ce que la Chine ne se prive pas de faire. Sous la pression américaine, Taiwan et le Brésil ont récemment avancé vers l'abandon de ce statut auquel l'ensemble des pays en développement restent toutefois très attachés.
Toute évolution sur ces sujets fondamentaux est lente et difficile, puisque l'OMC compte aujourd'hui 164 membres et fonctionne selon la règle du consensus. Certains pays, comme l'Inde ou l'Afrique du sud, bloquent toute avancée significative. On se souvient de la dernière Conférence ministérielle, à Buenos Aires, fin 2017, qui n'est parvenue à aucune avancée majeure.
Comment se traduit la crise de l'OMC ? C'est d'abord la crise de son organe de règlement des différends, l'ORD. Depuis 1995, plus de 500 différends ont été soumis à l'OMC, 350 décisions ont été rendues, et environ 150 appels ont été déposés.
Sauf coup de théâtre, le fonctionnement de l'organe permanent d'appel de l'OMC sera bloqué à compter du 10 décembre prochain, à l'expiration du mandat de l'un des trois juges actuellement subsistants. Les États-Unis bloquent en effet les nouvelles nominations depuis 2017, reprochant à l'organe d'appel d'aller au-delà de ses prérogatives, de juger en fait et non en droit et de contourner la volonté souveraine des États. Là encore, une partie de ces critiques est recevable ; ce n'est qu'en y répondant, en évitant la politisation des nominations, que l'Organe d'appel pourra à nouveau fonctionner. L'Union européenne a fait des propositions constructives, sans réponse des États-Unis pour le moment.
Face à cette impasse, plusieurs de nos interlocuteurs ont fait valoir que la fin de l'organe d'appel ne signifiait pas la fin de l'OMC, que des solutions transitoires pourraient être trouvées. Mais il ne faut pas sous-estimer la portée du blocage sur le règlement des différends, qui est l'une des principales avancées de l'OMC par rapport au GATT... Sa fragilisation risque de nous ramener 25 ans en arrière. Et pourquoi négocier de nouvelles règles, à l'avenir, si leur application n'est pas garantie par un système juridictionnel solide ?
Et ce d'autant que les autres piliers de l'OMC sont également en crise. La croissance mondiale des échanges de marchandises devrait tomber à 2,6 % en 2019, contre 3 % en 2018 et 4,6 % en 2017. Les États-Unis et la Chine appliquent désormais des droits en dehors de tout cadre multilatéral, dans des secteurs industriels importants.
L'agriculture est un dossier dont les spécificités ont été trop longtemps négligées. Les négociations progressent lentement, avec une meilleure prise en compte de la spécificité des soutiens internes agricoles et des enjeux de sécurité alimentaire. Mais la question essentielle est celle de la transparence des soutiens, qui reste problématique. Certains pays ne notifient plus leurs subventions agricoles depuis des années...
La négociation sur la pêche, dont le principe est l'un des rares acquis de la Conférence de Buenos Aires, démarre à peine. Nul ne sait si elle pourra aboutir avant la Conférence ministérielle prévue en 2020 à Astana, qui se nomme désormais Nour-Soultan, au Kazakhstan.
Enfin, l'OMC n'apporte aucune réponse à une question majeure qui est celle de l'extraterritorialité des lois américaines.
Comment sortir de cette crise ? La seule bonne nouvelle, c'est que les États-Unis ne semblent pas vouloir quitter l'OMC, qu'ils continuent à financer... et qu'ils font de nombreuses propositions, tout en restant sourds à toute négociation.
Sur la question du traitement spécial et différencié, les États-Unis proposent d'établir des critères objectifs pour l'obtention du statut de « pays en développement ». Ne pourraient pas être classés comme tels les pays membres de l'OCDE, ou catégorisés « à hauts revenus » par la Banque mondiale, ou membres du G20, ou disposant d'une part de 0,5 % du commerce mondial.
L'application de ces critères aboutirait à sortir 35 pays de la catégorie « en développement ». Ceux-ci y sont toutefois fermement opposés. Les États-Unis font valoir, à juste titre, que cette situation nuit aux Pays les moins avancés, car il n'est pas possible de leur accorder des avantages aussi importants que s'ils étaient seuls à en bénéficier.
Pour répondre à cette situation de blocage, la Norvège a fait des propositions intéressantes, suggérant une prise en compte au cas par cas, en fonction des dossiers, des besoins de chaque pays en développement. Chacun s'engagerait sur ce qu'il peut faire, ce qui permettrait d'éviter une discussion transversale difficile sur le statut de pays en développement.
Sur l'avenir des négociations multilatérales, l'heure n'est plus comme autrefois aux grands cycles de négociations... mais peut-être aux « coopérations renforcées », c'est-à-dire à un plurilatéralisme flexible, permettant à ceux qui le souhaitent d'avancer.
Ainsi, sur le commerce électronique, 77 membres de l'OMC, représentant 90 % du commerce mondial, avancent ensemble pour tenter d'établir des principes a minima. Les négociations sur la facilitation des investissements et sur la règlementation des services pourraient également être réglées de cette façon. Mais certains dossiers sont plus propices que d'autres au plurilatéralisme, qui implique que des pays s'engagent à respecter des règles alors que d'autres ne s'engagent à rien, ce qui a nécessairement des limites.
Concernant le blocage de l'organe d'appel, plusieurs pistes sont actuellement étudiées. Certains pays ont d'ores et déjà renoncé d'un commun accord à recourir à l'appel dans le conflit qui les oppose.
Le recours à l'arbitrage est aussi envisagé. L'article 25 du Mémorandum d'accord sur le règlement des différends de 1994 contient des dispositions susceptibles d'être utilisées en ce sens. D'anciens juges de l'organe d'appel pourraient être appelés à effectuer ces arbitrages, au moins à titre provisoire, dans l'attente d'une solution plus pérenne.
Toutes ces pistes doivent toutefois être considérées comme des « plans B ». Elles ne sont évoquées pour le moment qu'à titre informel, la priorité étant de permettre le fonctionnement normal de l'ORD, en nommant de nouveaux juges d'appel.
En conclusion, je l'ai dit, certaines critiques des États-Unis sont fondées, mais la méthode employée par l'administration Trump pose problème, car elle risque d'aboutir à un effritement progressif du système commercial multilatéral, au profit de négociations bilatérales désordonnées, ou de la mise en oeuvre pure et simple du rapport de force.
Les Américains cherchent-ils à détruire ce système, à le rendre ineffectif, ou au contraire à le moderniser ? Leur posture est-elle tactique ou stratégique ? La question reste posée.
Ce dossier doit être traité au plus haut niveau, lors du G20 qui aura lieu fin juin à Tokyo, car l'OMC ne dispose pas, seule, des moyens de se réformer. Une forte impulsion politique est nécessaire. L'UE, qui multiplie les négociations bilatérales, doit aussi accorder la plus grande importance à cette question, ne pas se contenter de réagir aux propositions américaines mais tenter d'impulser une dynamique de changement.