Intervention de Hugues Saury

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 5 juin 2019 à 9h35
Emergence de la colombie — Examen du rapport d'information

Photo de Hugues SauryHugues Saury, rapporteur :

Monsieur le Président, mes chers collègues, nous vous présentons aujourd'hui à quatre voix les conclusions de nos travaux sur la Colombie, pays où nous nous sommes rendus début avril. Nous commencerons par dresser un bilan de l'application de l'accord de paix - à cet égard, vous le verrez, notre rapport pourrait s'intituler : « Colombie : une paix encore fragile » - avant de mettre l'accent sur les différentes facettes de la relation bilatérale entre la France et la Colombie.

Comme vous le savez, ce pays de près de 50 millions d'habitants stable politiquement depuis très longtemps, possède une histoire récente marquée par la violence et par un conflit armé qui a fait plus de 8 millions de victimes. Il a connu, sous l'égide de la communauté internationale, un tournant majeur avec la signature en 2016 d'un accord de paix avec la guérilla des FARC. Négocié pendant près de quatre années par le gouvernement du président Santos, cet accord de paix ne fait pourtant pas fait l'objet d'un consensus dans la société colombienne, qui reste très marquée par les crimes commis par les FARC, quand bien même la violence a aussi été pratiquée à grande échelle par d'autres groupes armés.

La réticence d'une partie des Colombiens à accepter la paix avec les FARC explique la victoire du « non » lors du référendum du 2 octobre 2016, qui les invitait à se prononcer sur une première version de l'accord. Une victoire étroite, puisque la participation a été seulement de 37,44 % et le non a obtenu seulement 50,21 des suffrages. Ce résultat a eu pour conséquence une révision dans un sens plus restrictif de son texte, avant sa signature définitive en novembre 2016. L'élection à l'été 2018 du président Ivan Duque, très proche de l'ex-président Uribe, s'est également faite sur une campagne à charge contre l'accord de paix.

Pourtant, malgré cette orientation initiale et la pression exercée par la frange la plus radicale de sa majorité parlementaire, le gouvernement de Duque se dit déterminé à mettre en oeuvre l'accord de paix : il s'y est engagé devant l'AG des Nations Unies en septembre 2018, il a conforté le fonctionnement des instances de suivi prévues par l'accord et a fait adopter une feuille de route intitulée « Paix dans la légalité », qui en reprend les différents volets.

L'accord de paix est un document très détaillé qui ne vise pas seulement à mettre fin au conflit armé avec les FARC mais aussi à remédier à ses causes profondes. Ses différents volets prévoient ainsi la démobilisation et le désarmement des combattants ; la mise en place d'un mécanisme de justice transitionnelle permettant aux guérilleros d'échapper à la prison dès lors qu'ils reconnaissent leurs crimes ; le principe de la participation des FARC à la vie politique assorti de garanties ; l'éradication des cultures illicites, en premier lieu celle de la coca, la Colombie étant le premier pays producteur mondial de cocaïne ; enfin, une politique de développement rural intégral destinée à traiter la question des inégalités entre les territoires et celle de l'accès à la terre, qui ont été aux racines du conflit.

Quel bilan peut être tiré, à ce jour, de l'application de l'accord ? Il nous faut d'abord mettre l'accent sur un certain nombre d'avancées. La première est, bien entendu, la réussite du processus de démobilisation, désarmement et réinsertion des ex-combattants FARC ; un processus inédit dans les conflits armés, mené sous l'égide des Nations unies. Après l'adoption d'une loi d'amnistie, quelque 7 000 ex-guérilleros ont ainsi rejoint 26 « espaces territoriaux de formation et de réincorporation » - dits « ETCR » -, où ils ont déposé les armes - la restitution étant achevée depuis le 3 juillet 2017 - et où ils se réadaptent à la vie économique et sociale, en percevant un revenu égal à 90 % du salaire minimum. Notre délégation s'est ainsi rendue dans un espace de regroupement situé dans la municipalité d'Anori, au nord du département d'Antioquia, où une centaine d'ex-combattants FARC et leurs familles ont développé diverses activités, comme la boulangerie, la pisciculture, ou encore des ateliers de couture.

Certes, des désertions se produisent, qui tiennent surtout à l'attractivité des revenus offerts par les activités criminelles ; de l'ordre de 900 dollars par mois contre 200 dollars pour ceux qui restent dans les espaces de regroupement. À ce jour, 17 % des ex FARC auraient quitté le processus de paix.

Pourtant, les ex-guérilleros que nous avons rencontrés nous ont donné l'impression d'adhérer pleinement au processus de paix et d'apprécier le retour à une vie normale et sédentaire - la présence de nombreux enfants dans ces villages en est la preuve -, tout en regrettant leur isolement politique et leur localisation dans la montagne.

Deuxième point positif : la participation des FARC à la vie politique. Il s'agit d'un volet majeur de l'accord qui vise à permettre aux combattants de poursuivre leurs objectifs dans un cadre institutionnel. Ainsi, la guérilla des FARC s'est officiellement transformée le 31 août 2017 en un parti politique, la Force alternative révolutionnaire du Comùn ; l'acronyme FARC étant ainsi conservé. Malgré des dissidences et des tensions internes, le parti FARC maintient la ligne adoptée lors des négociations et joue le jeu de l'accord de paix. Dans les deux chambres du Congrès, les représentants des FARC occupent les 9 des 10 sièges qui leur ont été dévolus par l'accord et participent aux travaux législatifs. Lors de notre déplacement, nous avons rencontré des parlementaires de différents bords politiques, dont un député FARC, qui siègent et débattent au sein d'une commission parlementaire de suivi de l'accord de paix. Le parti FARC participera, en outre, aux élections locales organisées en octobre 2019.

Enfin, troisième avancée : la mise en place d'un système original, dénommé « Système intégral de vérité, justice, réparation et non répétition », destiné à permettre la réparation des crimes commis et favoriser la réconciliation. Ce système repose sur trois piliers : une « Juridiction spéciale pour la Paix » - JEP en espagnol - chargée de mettre en oeuvre la justice transitionnelle avec des peines adaptées, une « Commission de la Vérité », qui vise à libérer la parole sur le conflit et à rendre possible la réconciliation, et une « unité de recherche des personnes disparues », puisqu'il faut rappeler que le conflit est à l'origine de 80 000 disparitions.

Compétente pour juger les faits commis par les ex combattants FARC, mais aussi d'autres groupes armés, la JEP est une juridiction distincte de la justice ordinaire qui a la faculté de prononcer des peines adaptées, alternatives à la prison, en contrepartie de la reconnaissance par les auteurs des violences commises, avec l'objectif de permettre une réparation au profit des victimes, à l'instar de l'obligation de reconstruire une école dans une province. Malgré les critiques dont elle fait l'objet par une partie de la majorité présidentielle qui l'accuse de partialité et de complaisance envers les ex-combattants, notamment pour des crimes commis après la fin du conflit armé, cette juridiction fonctionne ; elle examine actuellement sept affaires concernant quelque 820 000 victimes et a montré qu'elle savait respecter le champ de compétences qui lui est dévolu.

Tout autre est la tâche de la Commission de la Vérité, organe indépendant dont nous avons rencontré le président, le père jésuite Francisco de Roux. Sa mission est d'établir une « vérité des faits » et de livrer un récit national sur le conflit permettant sa compréhension collective et la réconciliation de la société. Mise en place en novembre dernier, cette Commission de la Vérité mène un travail approfondi, recueillant les témoignages des victimes et des acteurs du conflit, écoutant des experts, se déplaçant dans les régions. L'enjeu, comme l'a souligné le père de Roux, est de faire émerger une « culture de la paix » dans un pays meurtri par des années de guerre et de violence bestiale. Il nous rappelé les blessures profondes infligées par cette guerre à la société colombienne : plus de sept millions de personnes déplacées, 82 000 disparues, 37 000 personnes séquestrées, plus de 17 000 enfants recrutés pour faire la guerre, 7 millions d'hectares de terres spoliées, ainsi que des milliers de personnes avec des séquelles physiques. Les travaux de cette commission devraient durer trois ans et déboucher sur la production d'un rapport, mais aussi de différents matériaux et vecteurs, comme des films et des pièces de théâtre destinés à en permettre une large diffusion.

Ainsi l'accord de paix, dont la mission de suivi des Nations Unies mesure régulièrement les progrès, a marqué un vrai tournant dans l'histoire du pays et favorisé une diminution du niveau de violence dans le pays qui demeure pourtant. Il a contribué à un changement de l'image de la Colombie, avec un effet positif sur son économie et sa croissance.

Cependant, tout n'est pas parfait, loin s'en faut. Je passe la parole à notre collègue Gilbert-Luc Devinaz qui va vous présenter les difficultés que rencontre l'application de l'accord.

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