En effet, la mise en oeuvre de l'accord de paix rencontre un certain nombre de difficultés qui suscitent des inquiétudes et pourraient mettre en danger la paix. La première est liée aux difficultés d'adoption d'une loi statuaire concernant la Juridiction spéciale pour la Paix, le président Duque ayant formulé six objections à l'encontre de six dispositions de ce texte déjà examiné par le Parlement, sans doute pour donner des gages à sa majorité, très critique à l'égard de cette juridiction. Ces objections, censées permettre une meilleure protection des droits des victimes, ont été à l'origine d'un enlisement de la procédure d'adoption de ce texte, qui fragilise le système de justice transitionnelle, amoindrit la légitimité de ses décisions et induit une certaine forme d'inquiétude juridique pour les parties à l'accord de paix. Présentée comme technique, cette initiative est en réalité d'ordre politique et constitue un mauvais signal pour la paix.
Une deuxième inquiétude tient à la lenteur de la mise en oeuvre d'un certain nombre de mesures prévues par l'accord, révélatrice, pour certains observateurs, d'un manque de volonté politique. Cela concerne tout particulièrement la réinsertion socio-économique des anciens FARC, dont l'approbation des projets productifs collectifs et individuels a pris du retard, même s'il faut souligner une accélération récente. Ainsi, seule une vingtaine de projets productifs aurait été validée à ce jour, sur la cinquantaine présentée. De même, alors que l'accès à la terre fait l'objet d'une forte attente et constitue une condition pour mettre en oeuvre les projets, aucun ex-combattant n'a encore reçu de terrain à ce jour. Dans ce contexte, le soutien apporté par la communauté internationale au développement rapide des projets générateurs de revenus est particulièrement précieux. La France a ainsi apporté une contribution financière à six d'entre eux ; dans la zone de réincorporation de La Plancha située au nord d'Antioquia que nous avons visitée, l'aide française a permis, par exemple, l'achat d'un four à pain pour la boulangerie et l'acquisition de machines pour l'atelier de couture. Par ailleurs, la question se pose du devenir des ETCR après le 15 août 2019 et du maintien de l'allocation qui est allouée à leurs résidents. S'il semble envisagé de maintenir une quinzaine de villages après cette date, aucune décision définitive n'a encore été prise à ce sujet.
D'autres dispositifs prévus par l'accord connaissent des difficultés ou accusent des retards. Il en est ainsi des différents éléments devant permettre la réforme agraire : ainsi, le fonds de distribution des terres est insuffisamment doté, la mise en place du cadastre prend du temps, la loi de 1994 pour l'accès à la terre n'a pas encore été réformée. Plus généralement, c'est le développement économique et social des zones périphériques - qui ont aussi été les plus affectées par le conflit - qui est à la peine. Ce volet pourtant essentiel de l'accord de paix semble n'avoir pas fait l'objet d'une mobilisation suffisante dans ses premières années de mise en oeuvre. Or, les besoins sont criants, qu'il s'agisse d'éducation, de santé, d'infrastructures, mais aussi d'assistance financière et technique pour la mise en valeur des territoires. Les communautés qui vivent dans ces zones possèdent de manière collective les espaces naturels, qu'il s'agisse des terres ou des fleuves - la moitié de la superficie forestière de Colombie appartient aux communautés indigènes -, mais n'ont pas les moyens de les valoriser ou voient leurs droits bafoués par des intérêts privés que sont les exploitations minières et l'orpaillage. Il existe dans ces zones une attente forte développement, dont témoigne le mouvement de protestation indigène « Minga » qui avait cours il y a quelques semaines dans le sud du pays. Lors de notre déplacement, nous avons pu constater l'écart considérable de niveau de vie entre des zones urbaines immenses et modernes, et des territoires reculés, tel que le Chocó près de la côte pacifique, où les populations manquent de tout et n'ont pas accès au confort le plus élémentaire. Ces inégalités tiennent en grande partie à la géographie particulière de la Colombie, pays particulièrement morcelé. De fait, la population et l'activité économique se concentrent dans les hauts plateaux adossés aux trois chaînes de la Cordillère des Andes, ainsi que sur la côte caraïbe, le reste du territoire étant constitué de zones hostiles, peu peuplées et difficiles d'accès, où l'État s'est peu implanté. Les années de conflit armé avec les guérillas, qui ont particulièrement concerné ces territoires, n'ont fait qu'accentuer ce contraste.
Troisième inquiétude : la dégradation sécuritaire dans les zones auparavant sous le contrôle des FARC. On assiste, en effet, à une reprise en main de ces territoires, longtemps délaissés par l'État, par divers groupes armés illégaux, issus de groupes criminels, d'organisations paramilitaires ou de guérillas dissidentes comme l'ELN, guérilla avec laquelle le gouvernement Duque a rompu les négociations à la suite de l'attentat à la voiture piégée commis le 17 janvier 2019 contre une école de police à Bogota. Au total, il resterait dans le pays quelque 8 000 combattants armés, le plus souvent liés au narcotrafic, qui se livrent à des violences contre les populations dans les zones périphériques. Entre 2017 et 2018, le nombre d'homicides a ainsi augmenté de 30 % dans les municipalités les plus affectées par le conflit, notamment la côte Pacifique et le nord de l'Antioquia.
Par ailleurs, la situation des personnes qualifiées de « leaders sociaux et de défenseurs des droits » s'est considérablement détériorée. Ces acteurs, qui défendent les droits des communautés indigènes ou afro-descendantes ou s'engagent en faveur de la substitution des cultures illicites, sont la cible privilégiée des groupes armés illégaux, dont ils heurtent les intérêts. En 2018, 145 d'entre eux ont été assassinés ; une trentaine depuis le début de l'année 2019. Les assassinats sont particulièrement nombreux dans les régions du Chocó, du Cauca, du Nariño, du Catatumbo et du nord de l'Antioquia et s'accompagnent d'exactions à l'encontre des communautés, provoquant des déplacements de populations. Le Comité international de la Croix Rouge (CICR) a ainsi recensé 27 780 victimes de déplacements forcés en 2018, soit plus de 50 % par rapport à 2017 ; nombre record sur les dix dernières années. Les anciens combattants FARC sont également vulnérables lorsqu'ils se trouvent hors des ETCR, une centaine d'entre eux ayant été assassinés depuis la signature de l'accord de paix.
Autre point négatif : l'échec de la politique de lutte contre les cultures illicites. Malgré le lancement, conformément à l'accord de paix, d'un programme national de substitution des cultures illicites, la culture de coca a enregistré une forte augmentation ces trois dernières années, les surfaces cultivées passant de 80 000 à 200 000 hectares entre 2015 et 2018, alors qu'elles avaient été réduites de 144 000 à 50 000 hectares entre 2001 et 2012. Cette situation révèle un effet paradoxal du plan de lutte : la prime à l'arrachage proposée dans le cadre du programme de substitution a incité les producteurs à augmenter les plantations dans l'espoir de toucher la prime d'arrachage.
Par ailleurs, les cultures agricoles alternatives dont la production est subventionnée rencontrent un succès mitigé, du fait notamment du manque de circuits de commercialisation et de routes vers les marchés locaux. La coca reste, par comparaison, un produit rentable sont les débouchés sont assurés. Enfin, les producteurs de coca subissent la pression des groupes criminels qu'ils approvisionnent et ceux qui s'engagent dans le processus de substitution sont la cible des groupes criminels qui contrôlent le trafic.
Les difficultés rencontrées par le programme de substitution volontaire ont incité le gouvernement Duque à y mettre un frein et à donner la priorité à l'éradication forcée par l'arrachage manuel par les forces armées, sans exclure la reprise des aspersions aériennes de glyphosate ; une pratique nocive pour l'environnement qui a été condamnée par la Cour constitutionnelle et avait été abandonnée en 2015 par le gouvernement Santos. La persistance de cette économie de la drogue, qui représenterait 5 % du PIB, est un problème dans la mesure où elle alimente les activités des groupes criminels et s'oppose à une stabilisation du pays.
Dernière source d'inquiétude : le choc migratoire lié à la crise au Venezuela. Dans ce contexte fragile, le choc migratoire lié à la crise politique, économique et sociale qui secoue le Venezuela constitue un défi immense pour la Colombie et un danger supplémentaire pour la paix. Avec une frontière commune de plus de 2 200 kilomètres avec ce pays, la Colombie se trouve en effet en première ligne face aux flux migratoires massifs en provenance du Venezuela, à la fois comme pays de destination et comme pays de transit vers d'autres pays sud-américains. Elle accueille aujourd'hui 1,3 million des 3,4 millions de vénézuéliens ayant fui leur pays - contre 39 000 en 2015 -, et ce chiffre pourrait atteindre jusqu'à 3 millions d'ici 2020, si la crise se poursuit. Selon l'ambassadrice de Colombie que nous avons vue pour la seconde fois la semaine dernière, le nombre d'arrivants en provenance du Venezuela ne faiblit pas.
Du fait du conflit armé, la Colombie était plutôt jusqu'à récemment un pays d'émigration, un nombre important de Colombiens ayant d'ailleurs trouvé refuge au Venezuela au temps où celui-ci était prospère. Peu préparée à affronter une telle crise - elle ne dispose pas, par exemple, d'un système d'asile élaboré -, elle y fait face depuis quatre ans avec une grande générosité, maintenant ses frontières ouvertes face aux vagues d'arrivées. Avec l'appui des organisations onusiennes, elle pourvoit aux besoins d'urgence et a organisé au printemps 2018 une campagne d'enregistrement permettant d'attribuer à quelque 400 000 vénézuéliens en situation irrégulière un permis spécial pour deux ans assorti de droits en matière de travail, de santé et d'éducation. Malgré la dépense consentie par la Colombie pour répondre à cette crise - près de 1,6 million de dollars par an -, les moyens manquent cruellement. Ainsi les centres d'accueil transitoire ouverts à Bogota - comme celui tenu par la Croix rouge où vos rapporteurs se sont rendus - offrent une capacité totale de 300 lits alors que le nombre de migrants vénézuéliens présents dans la capitale est estimé à 300 000.
Cette crise migratoire représente un risque majeur de déstabilisation pour la Colombie. Outre la charge très lourde qu'elle exerce sur les infrastructures publiques colombiennes, notamment dans l'est du pays, la présence des réfugiés vénézuéliens induit des tensions sur le marché du travail, en termes de concurrence et de pression à la baisse sur les salaires, ainsi qu'une augmentation de la délinquance.
Ces effets, dont la population colombienne commence à s'inquiéter, s'ajoutent aux conséquences économiques directes de la crise au Venezuela, les échanges entre les deux pays, qui représentaient auparavant 7 milliards de dollars, s'étant effondrés.
Enfin, le risque est aussi que les derniers arrivants, qui sont aussi les plus défavorisés et se déplacent à pied en empruntant des routes irrégulières, tombent dans les mains de réseaux criminels, voire soient recrutés par des groupes armés, dans des zones où ceux-ci continent d'opérer. Tels sont les cinq motifs d'inquiétude dont nous voulions nous faire part. Je passe la parole à notre collègue Joël Guerriau.