Intervention de Dominique Le Guludec

Commission des affaires sociales — Réunion du 19 juin 2019 à 9h30
Audition de Mme Dominique Le guludec présidente de la haute autorité de santé

Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé :

Merci de votre invitation et de votre intérêt sur ce sujet essentiel.

À titre liminaire, je rappellerai que la Haute Autorité de santé est une autorité publique indépendante à vocation scientifique, avec pour missions principales : évaluer les produits de santé et les actes en vue de leur remboursement ; définir les bonnes pratiques professionnelles et élaborer des recommandations de santé publique ; enfin, mesurer et améliorer la qualité des soins dans les hôpitaux et cliniques, et des accompagnements dans les établissements sociaux et médico-sociaux. Cette dernière démarche recouvre la certification des établissements de santé, l'accréditation des professionnels à risque, et l'amélioration de la sécurité du patient, avec l'analyse des événements indésirables. Elle inclut également l'évaluation des établissements et services sociaux et médico-sociaux depuis avril 2018. Notre objectif ultime est d'assurer à tous un accès pérenne et équitable à des soins pertinents, sûrs et efficients.

La HAS est toujours mue par ses trois piliers fondamentaux que sont la rigueur scientifique, l'indépendance et enfin la transparence.

Comme vous l'avez rappelé, Monsieur le président, les missions de la HAS s'élargissent tous les ans. Pour preuve, l'ordonnance du 27 janvier 2017 pose le principe d'une « analyse prospective du système de santé comportant des propositions d'amélioration de la qualité, de l'efficacité et de l'efficience ».

Nous avons décidé de consacrer le rapport 2019 au numérique en santé. Pourquoi le numérique ? Notre système de santé fait face à des changements de besoins et de moyens tels qu'il doit s'adapter en profondeur pour maintenir un niveau de qualité et d'équité qui fait notre fierté. La révolution numérique constitue un outil inédit, tombant à point nommé pour faciliter ces changements. Comment faire de cette innovation un outil de la qualité et de l'équité dans la prise en charge dans les champs sanitaires, social et médico-social ?

En effet, le numérique et l'intelligence artificielle sont porteurs de promesses, notamment thérapeutiques, extraordinaires. Nous sommes peut-être à l'aube d'une révolution qui bouleversera notre approche de la santé, des outils et des acteurs de santé. Établissements et professionnels sanitaires, sociaux et médico-sociaux vont devoir s'adapter et revoir en profondeur leur organisation. Le rôle potentiel du numérique rend optimiste sur l'évolution de notre système sanitaire et médico-social, dans le respect de ses valeurs humaines et en respectant des pré-requis sur lesquels nous avons souhaité attirer votre attention.

Un exemple parmi tant d'autres dans ce vaste champ du numérique : les « Living Labs » dédiés à la santé des usagers et à l'autonomie des personnes handicapées essaiment un peu partout en France. Ces structures permettent des rencontres entre des acteurs publics, privés et des citoyens. Il s'y crée des produits et des services testés en conditions « réelles » par de véritables usagers. Ainsi, la « Fabrique de l'hospitalité » est le laboratoire d'innovation des hôpitaux universitaires de Strasbourg. Elle a pour objet de favoriser la co-création des agents hospitaliers et des usagers afin d'améliorer les conditions de travail et la délivrance de soins. Elle utilise des outils issus des sciences humaines, de la création en général et du design en particulier. Elle est une plateforme de collaboration entre les hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS) et de nombreux partenaires autour des mêmes objectifs d'amélioration des espaces et du temps vécu à l'hôpital.

Autre exemple : la simulation en santé fait appel au numérique, sous la forme de réalité virtuelle ou augmentée, d'un environnement 3D ou encore de « Serious Games ». En 2012, la HAS a publié un guide de bonnes pratiques en matière de simulation en santé. En effet, la simulation en santé permet, d'une part, de former à des procédures, à des gestes ou à la prise en charge de situations et, d'autre part, d'acquérir et réactualiser des connaissances et des compétences techniques et non techniques ; d'aborder les situations dites « à risque pour le patient » et d'améliorer la capacité à y faire face en participant à des scénarios qui peuvent être répétés ; ou encore de reconstituer des événements indésirables et mettre en oeuvre des actions d'amélioration de la qualité et de la sécurité des soins. Ce potentiel extrêmement vaste pourrait ainsi être davantage exploité.

Les apports du numérique couvrent bien sûr le champ social et médico-social : la HAS a par exemple relevé l'initiative d'Emmaüs Solidarité, qui a déployé 25 cyber-espaces dans les accueils de jour et dans les centres d'hébergement afin d'intégrer l'offre numérique dans les parcours d'insertion. Je citerai enfin le site internet « Psychoactif », qui a été visité plus d'un demi-million de fois par mois en 2018 et qui est géré par des usagers ou ex-usagers de drogues mettant leurs retours d'expérience des usagers de drogues : c'est ce que l'on appelle l'engagement de pair à pair. Un tel site est dédié à l'information, l'entraide, l'échange d'expériences et la construction de savoirs sur les drogues, dans une démarche de réduction des risques. Il se révèle utile aussi aux pouvoirs publics et aux professionnels de santé.

Cependant, le numérique appliqué à la santé peut aussi faire peur, par exemple pour les menaces d'intrusion dans la vie privée qu'il laisse planer. La confiance est indispensable. Le but de la HAS, à travers ce rapport prospectif, est de proposer une analyse menée par le prisme singulier de ses missions. Il s'agit donc de définir les quelques conditions et priorités qui nous paraissent fondamentales, afin de faire du numérique un outil au service de l'amélioration de notre système de santé.

La HAS a centré son approche sur quatre axes qui lui apparaissent, dans la vision prospective réclamée par le législateur, autant de conditions nécessaires pour que le virage numérique en santé et dans l'accompagnement social se fasse sous le signe de la confiance et de la qualité.

Ces quatre axes s'intitulent respectivement « pour un numérique au service de tous les usagers et de l'engagement de chacun » ; « mettre le numérique au service de la qualité des soins et des accompagnements » ; « organiser l'évaluation du numérique » et enfin les « principes de bon usage des données sensibles et de l'intelligence artificielle par la puissance publique ».

Comme vous le constatez, nous nous retrouvons donc sur de nombreux points importants qui fournissent une base pour le déploiement du numérique.

Ainsi, s'agissant du premier axe, pour les usagers, les gains en termes d'accès et en termes de mobilisation personnelle ou collective sont essentiels. Trois préoccupations se profilent d'ores et déjà pour rendre le numérique acceptable socialement.

La première a trait à l'accès physique à Internet et aux technologies associées. Plusieurs rapports mettent en exergue la suppression des zones « blanches » ou « grises » qui obèrent l'accès universel à Internet. Combien de pensionnaires d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ont-ils un accès direct à un ordinateur ?

La deuxième préoccupation porte sur la nécessité de progrès dans la médiation numérique. Pour tous, car il ne s'agit pas seulement de viser les publics les plus précarisés ou vulnérables, mais aussi tous ceux qui éprouvent une difficulté, technique ou culturelle, avec le numérique.

La troisième préoccupation tient enfin à la sauvegarde de l'anonymat lorsqu'il est prévu par certaines politiques de santé ou d'accompagnement social : maladies à déclaration obligatoire, don et utilisation des produits du corps humain, centre d'hébergement et de réinsertion sociale, pour ne citer que ces trois exemples. À l'inverse, dans certains domaines, l'anonymat doit être totalement préservé.

C'est pourquoi, dans cette première partie, la HAS se propose notamment de garantir l'accès aux services numériques, par une alternative physique ou humaine à tout moment, au nom du principe d'égalité devant le service public ; promouvoir la médiation numérique, par un référentiel de compétences, de formation et de bonnes pratiques, sans préjuger des métiers, fonctions et lieux en situation d'assurer cette médiation numérique ; donner les moyens, financiers et humains, aux secteurs social et médico-social de rattraper leur retard technologique. En effet, le numérique est particulièrement peu développé dans le secteur médico-social.

J'en viens à présent au deuxième axe qui se décline en deux grands volets que sont, d'une part, l'amélioration de la coordination des parcours et, d'autre part, celle des pratiques et des produits. Pour faire face aux défis actuels de l'organisation des parcours des usagers de la santé et du social, les transformations structurelles à engager sont majeures, et nombre d'entre elles peuvent bénéficier des solutions offertes par le numérique pour améliorer divers aspects de la qualité des soins et des accompagnements. En effet, le numérique doit faciliter le travail des professionnels, la coordination, la pertinence ou encore la continuité des soins.

Dès lors, la HAS propose trois séries d'actions complémentaires pour faire du numérique un outil de l'amélioration de la qualité des soins et des accompagnements. D'abord, la mise à la disposition des professionnels d'outils d'aide à une bonne prise en charge comme d'auto-évaluation, favorise la qualité de leur action. Une attention toute particulière doit être consacrée à la consolidation du numérique dans les secteurs social et médico-social, pour éviter les ruptures de prise en charge et améliorer la qualité des accompagnements grâce au numérique.

Ensuite, une appropriation par les professionnels de la culture numérique appliquée à leurs pratiques s'impose. Des formations au numérique et par le numérique permettront, à terme, une meilleure appropriation des outils et techniques spécifiques au numérique appliqué à la santé et à l'accompagnement social.

Enfin, l'utilisation des données de vie réelle recueillies grâce aux outils numériques peut permettre une amélioration de la qualité des parcours et des pratiques, d'une part, et des technologies de santé, d'autre part. Parmi les principales recommandations de la HAS dans cette partie, je souhaite insister tout particulièrement sur l'incitation à la structuration d'une réflexion collective, sur le mode d'états généraux par exemple, pour chaque corps professionnel, afin que chacun se penche sur l'évolution potentielle de ses pratiques. Certains l'ont fait, de manière parcellaire et hétérogène. Il nous semble important d'anticiper et de pousser les professionnels de santé à avoir une réflexion collective structurée sur ce sujet. Il est également nécessaire d'intégrer des fonctionnalités d'évaluation des parcours, ainsi que de restitution aux utilisateurs avec comparaison à la distribution nationale ou régionale et ce, d'emblée dans la conception d'outils numériques à destination des professionnels.

Le troisième axe vise ainsi à organiser l'évaluation des solutions numériques afin de développer la confiance et d'améliorer la qualité. Pour la HAS, investir efficacement dans le numérique en santé, c'est poursuivre des objectifs de qualité, d'efficacité, d'équité et d'accessibilité des soins. Dans ce contexte, le développement de démarches d'évaluation des solutions numériques en vue d'en assurer la qualité et la sécurité et d'éclairer les choix de la puissance publique et des utilisateurs apparaît comme un levier indispensable pour renforcer la confiance et accompagner cette transition. Or ces outils numériques, qui vont de l'application de bien-être sur un smartphone jusqu'à des logiciels utilisant l'intelligence artificielle pour la prise en charge personnalisée des patients, se caractérisent par leur grande hétérogénéité.

Il s'agit de structurer ces évaluations autour d'une matrice d'évaluation, afin de déterminer quand une évaluation est nécessaire, et, le cas échéant, quelles modalités peuvent être mobilisées. Pour cela, il est nécessaire de mener, en concertation avec les opérateurs de l'évaluation en France, des réflexions préalables à la construction de la matrice d'évaluation du numérique, en priorisant en particulier les logiciels représentant un risque médical majeur pour les patients. Nous pensons ainsi qu'un scandale relatif aux applications de santé numérique entraverait le déploiement du numérique dans le secteur sanitaire et entamerait durablement la confiance dans cette technologie. À terme, cette structuration permettra également de mieux mutualiser les résultats d'évaluation, au niveau national comme à des échelles locales, pour assurer la qualité et la sécurité des solutions numériques, et éclairer les choix de la puissance publique et des utilisateurs.

Dans cet axe, la HAS formule plusieurs propositions, parmi lesquelles la construction, au plus tôt, d'une matrice d'évaluation adaptée au numérique, construite par fonctionnalité, afin de définir le champ de ce qui doit être évalué et selon quelles modalités, en fonction des priorités nationales et des risques pour l'individu et la collectivité. Je souhaite par ailleurs préciser que la HAS se félicite de l'adoption d'un amendement au projet de loi relatif à l'organisation et à la transformation du système de santé. L'évaluation des outils numériques qui sont dans les mains des professionnels présente en effet quelques lacunes dans notre pays. Les logiciels d'aide à la prescription (LAP) et les logiciels d'aide à la dispensation (LAD) font l'objet d'une certification, devenue facultative, par la HAS tandis que les systèmes d'information hospitaliers d'une labellisation facultative de l'agence nationale des systèmes d'information partagés de santé (ASIP). De nouveaux et nombreux logiciels d'aide à la décision font leur apparition et sont proposés aux professionnels de santé pour les assister dans leurs diagnostics ou leurs choix thérapeutiques. L'offre se développe très rapidement au vu des promesses du développement de l'intelligence artificielle. La HAS avait proposé de modifier l'article 14 du projet de loi, pour permettre une évaluation ne pouvant qu'être facultative, compte tenu du marquage CE, de ces logiciels d'aide à la décision. Elle accueille donc avec satisfaction la disposition votée par le Sénat qui prévoit la remise au Parlement d'un rapport détaillant les enjeux et les modalités d'une évaluation des logiciels destinés à fournir des informations utilisées à des fins diagnostiques et d'aide aux choix thérapeutiques, ainsi que la possibilité pour le gouvernement de prendre par voie d'ordonnance des mesures relatives à l'évaluation de ces logiciels. Une telle démarche nous semble très importante pour répondre aux exigences de qualité et de sécurité.

Le quatrième axe concerne les principes de bon usage des données de santé sensibles et de l'intelligence artificielle. Ceux-ci doivent être coordonnés par la puissance publique, au regard du respect des droits fondamentaux. Cette démarche dépasse néanmoins largement les missions imparties à la HAS. L'essor de l'intelligence artificielle et du Big Data ouvre des possibilités inédites de connaissance et de compréhension des déterminants de l'état de santé, non sans soulever quelques inquiétudes chez nos concitoyens. Une utilisation plus intensive des données de santé pourrait améliorer la compréhension des déterminants de l'état de santé, renforcer le suivi en vie réelle des produits de santé, fluidifier les parcours de soins, améliorer les diagnostics et transformer la relation entre patients et professionnels. En matière sociale, l'exploration des données et le croisement des fichiers peuvent aussi aider à personnaliser l'accompagnement des usagers ou à comprendre les déterminants de réussite des parcours notamment d'insertion. Toutefois, les données de santé et les données sociales sont parmi les plus sensibles : elles révèlent des aspects intimes de notre vie privée, dont des fragilités qui pourraient être exploitées à notre désavantage. Il ne peut pas être envisagé de les faire circuler sans règles et le cadre juridique actuel énonce des restrictions spécifiques à leur utilisation.

L'enjeu pour le régulateur public est donc de renforcer la confiance dans le numérique d'une part, et de mettre en oeuvre un encadrement éthique sur les données et les pratiques du numérique d'autre part. Dans un tel contexte, la HAS plaide pour une utilisation raisonnée du numérique et de l'intelligence artificielle en santé. Elle soutient un encadrement éthique et responsable de l'intelligence artificielle et du numérique grâce à l'inscription d'une garantie de droits fondamentaux envisagée au niveau européen. Ainsi, dans ses propositions, la HAS insiste notamment sur les éléments suivants : élargir, d'une part, la notion de « données d'intérêt public » à toutes les données qui présentent un intérêt pour l'évaluation des politiques publiques en matière de santé et d'accompagnement social et médico-social, notamment les décisions de financement public de solutions numériques ; introduire, d'autre part, au niveau européen un principe visant à garantir les droits fondamentaux des usagers des systèmes de santé et d'accompagnement social en cas d'utilisation d'outils numériques et particulièrement d'outils d'intelligence artificielle, dont les risques de biais et de discrimination sont inhérents à leur construction.

En conclusion, ce rapport a choisi de croire à une promesse positive dans le numérique en santé. Nous sommes persuadés que cet outil arrive à point dans ce contexte où la transformation de notre système de santé doit être profonde. Son approche est centrée sur quatre points qui apparaissent, dans la vision d'analyse prospective demandée à la HAS par le législateur, essentiels. Constituant autant de conditions nécessaires à ce que le virage numérique en santé et dans l'accompagnement social se fasse sous le signe de la confiance et de la qualité : les usagers gagneront en autonomie, la qualité sera augmentée, l'évaluation des technologies sera profondément renouvelée et la stratégie publique sera maîtrisée. Cette révolution numérique nous interpelle, à l'instar des grands changements technologiques, sur la question de savoir ce que nous souhaitons pour nous-mêmes, individuellement ou collectivement. Que voulons-nous faire du numérique en santé et dans l'accompagnement social ? À l'évidence, la HAS considère que le numérique doit améliorer la qualité du système dans sa globalité. Je vous remercie de votre attention.

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