Intervention de Michel Raison

Commission des affaires européennes — Réunion du 6 juin 2019 à 8h40
Présentation de la directive du 17 avril 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel : communication de mm. claude kern et michel raison

Photo de Michel RaisonMichel Raison :

S'il ne fallait retenir qu'un seul terme pour qualifier à la fois la proposition initiale, sa discussion et le texte définitif, ce serait « paradoxal » : un intitulé paradoxal, un dispositif paradoxal, une discussion paradoxale débouchant sur une directive qui ne l'est pas moins. C'est pourquoi la présentation d'aujourd'hui transgressera quelque peu les limites confinant en général cet exercice au rappel de la proposition et des observations faites par le Sénat avant un bref exposé du texte adopté. Je résumerai l'avis motivé du Sénat contre la proposition initiale et son devenir dans la rédaction adoptée, puis Claude Kern abordera un aspect habituellement délaissé dans ses présentations, à savoir la discussion de la proposition, avant d'aborder les incertitudes sur la portée de la nouvelle directive.

Je voudrais observer maintenant que l'intitulé de la directive est étrange : il mentionne des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel, alors que le dispositif concerne un gazoduc extérieur. Voulant imposer l'application de la directive gazière du 13 juillet 2009 aux gazoducs en provenance de pays tiers, la Commission européenne a invoqué la nécessité d'éviter « les distorsions de concurrence ». Pourtant, le dispositif proposé vise en réalité exclusivement Nord Stream 2, qui doit être neutre à cet égard dès lors qu'il doit se substituer à l'actuel transit ukrainien. En effet, les exportations supplémentaires de gaz russe via l'Allemagne, soit 55 milliards de mètres cubes annuels, seront inférieures aux 69 milliards importés en 2018 via l'Ukraine, sur les 169 milliards de mètres cubes vendus l'année dernière aux États membres par Gazprom. Par ailleurs, le gaz provient du Grand Nord russe, et l'itinéraire par la Baltique est plus court qu'à travers l'Ukraine, ce qui tend à contenir les coûts.

J'en viens à l'avis motivé du Sénat. Gêner la mise en place d'un gazoduc approvisionnant un grand État membre depuis le plus grand champ gazier au monde ne serait pas de nature à conforter la sécurité d'approvisionnement de l'Union. En outre, la nouvelle infrastructure fait l'objet d'accords commerciaux, qu'il convient de ne pas confondre avec des accords intergouvernementaux. Enfin, exiger le respect d'une directive européenne par une infrastructure assurant une liaison avec un pays tiers revient à une forme d'extraterritorialité, refusée par le Sénat.

Aucun de ces trois arguments n'a reçu de réponse de la Commission européenne, contrairement à ceux portant sur le droit de la mer et la souveraineté énergétique des États membres.

Commençons par le droit de la mer. La proposition publiée le 8 novembre 2017 tendait à faire appliquer la directive gazière de 2009 aux nouveaux gazoducs posés sur les fonds marins, dans « les eaux territoriales et les zones économiques exclusives des États membres ». Notre assemblée a relevé l'incompatibilité de cette volonté avec la convention sur le droit de la mer, ou convention de Montego Bay. Adoptée le 10 décembre 1982, celle-ci limite drastiquement la compétence des États quant aux gazoducs ou oléoducs sous-marins. En effet, aux termes de son article 79, alinéa 2, seules deux finalités peuvent à bon droit justifier une limitation à la pose de gazoducs sur le plateau continental : l'exploitation des ressources naturelles et la protection du milieu naturel contre la pollution. L'exploitation commerciale des gazoducs n'en fait donc pas partie. Ce droit est affirmé à l'alinéa premier de ce même article 79. J'observe brièvement à ce propos que le premier des deux avis rendus par le service juridique du Conseil a repris, le 1er mars 2018, l'argumentation développée par notre assemblée dans son avis motivé du 10 janvier à propos de la convention sur le droit de la mer, ce que vous avez souligné, Monsieur le Président, dans un communiqué de presse.

Dans sa réponse à la résolution du Sénat, datée du 21 mars 2018, la Commission européenne a mentionné l'alinéa 4 de l'article 79, qui n'affecte pas « le droit de l'État côtier d'établir des conditions s'appliquant aux câbles ou pipelines qui pénètrent dans son territoire ou dans sa mer territoriale ». La disposition existe, mais son invocation est triplement contestable en l'espèce : d'abord, la rédaction très restrictive de la précision citée protège la souveraineté de l'État côtier uniquement sur sa mer territoriale ; ensuite, bien que signataire de la Convention sur le droit de la mer, l'Union européenne n'est pas véritablement un État, l'Allemagne, si ! Enfin, le TFUE ne comporte aucune disposition habilitant la Commission européenne à se substituer aux États membres en pareille circonstance.

J'en viens ainsi à la souveraineté énergétique des États membres. L'une des grandes innovations du traité de Lisbonne a été de faire de l'énergie une compétence partagée entre l'Union et les États membres. L'article 194, paragraphe 2, alinéa 2 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne reconnaît ainsi la totale souveraineté des États membres pour déterminer leur mix énergétique et assurer leur approvisionnement. Un gazoduc reliant le réseau national d'un État membre à un pays tiers relève donc uniquement de la souveraineté dudit État membre, l'Allemagne pour ce qui est de Nord Stream 2. L'Union en tant que telle n'est pas compétente. Dans sa réponse au Sénat, la Commission européenne affirme que le TFUE est respecté par la proposition de directive, puisque celle-ci n'interdit pas « la construction de nouvelles interconnexions gazières », ce qui revient à réduire spectaculairement la portée du traité.

La solution de compromis entre compétence reconnue et volonté d'étendre le domaine d'application du droit de l'Union opère un mélange assez curieux : l'applicabilité du droit de l'Union aux nouveaux gazoducs est affirmée, mais son respect sera vérifié par l'autorité de régulation instituée par l'État du « premier point de connexion », non par la Commission européenne, malgré son rôle de gardienne de l'application des traités et du droit de l'Union !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion