Intervention de Pierre Damiani

Mission d'information enjeux de la filière sidérurgique — Réunion du 18 juin 2019 à 15h05
Table ronde avec les syndicats

Pierre Damiani, Responsable CFE-CGC à ArcelorMittal Florange :

Au nom de la CFE-CGC, je vous remercie de nous recevoir. Nous avons préparé un argumentaire que je distribue et répond aux questions posées par Mme la rapporteure.

La filière sidérurgique européenne est actuellement dans une très mauvaise situation. Les nouvelles négatives s'enchaînent, les importations progressent dans un marché européen qui se contracte, la production d'acier dans l'Union européenne est impactée par l'augmentation des taxes CO2, taxe qui ne concerne pas les importations. Depuis le début de l'année 2019, ArcelorMittal a annoncé, le 6 mai, l'arrêt temporaire de l'aciérie de Cracovie à partir de septembre, le ralentissement du fonctionnement de celle des Asturies en Espagne et la limitation de la montée en production de l'usine de Tarente en Italie, dans un contexte de prévisions à la baisse de la demande d'acier sur ses principaux marchés. En France, des mesures de chômage partiel sont en cours dans plusieurs filiales, des réductions du nombre d'équipes sont déjà en oeuvre ou vont l'être très prochainement dans les usines aval de Montataire, Mardyck, Florange et des arrêts de production ne sont pas à exclure dans les prochains mois si la situation perdure. Le 29 mai, de nouvelles baisses de production ont été annoncées, concernant le site de Dunkerque. Le 10 mai, Tata Steel et ThyssenKrupp renoncent à fusionner à cause - je dis bien, à cause - de la Commission européenne, qui a estimé que cette fusion aurait entraîné une « réduction de la concurrence et une hausse des prix pour différents types d'acier ». Dans la foulée, TKS a annoncé 6 000 suppressions d'emplois, dont 4 000 en Allemagne. Pour Aperam, des mesures de chômage partiel sont prises en France sur un marché européen en raison du dumping de l'Indonésie ; pour Ascometal, les outils de production sont en sous-charge, entraînant du chômage partiel, et le laminoir de l'usine des Dunes est en phase de fermeture. En mars, nous apprenons que le groupe Saint-Gobain cherche à céder le contrôle de sa filiale Saint-Gobain Pont-à-Mousson à un sidérurgiste chinois, sur un marché européen des tuyaux de fonte pour l'adduction d'eau déjà très pénalisé par le dumping de l'Inde et de la Chine - je laisserai mon collègue Didier Rivelois vous expliquer plus en détail les tenants et les aboutissants. Le 22 mai, British Steel demande être placé en procédure de liquidation judiciaire en Grande-Bretagne, avec les conséquences inéluctables en France chez Ascoval et Hayange.

Pour la CFE-CGC, l'Union européenne doit protéger efficacement et durablement sa sidérurgie par des mesures de sauvegarde européennes, en urgence, et par l'instauration d'un mécanisme de compensation CO2 aux frontières de l'Union européenne. En 2018 le marché européen s'est bien tenu jusqu'à l'automne. Depuis, les marchés sont au mieux stables mais sans réelles perspectives de rebond en 2019. De plus, le ciseau de prix est devenu négatif, avec des prix de vente des aciers qui baissent continuellement. En revanche, le prix des matières premières pour la filière de production hauts-fourneaux (minerai de fer et charbon à coke) stagne et ne baisse pas alors que le prix du CO2, quant à lui, augmente. La filière acier électrique n'est pas épargnée non plus, avec un prix de ferraille qui ne diminue pas.

La concurrence est féroce sur le marché de l'acier au sein de l'Union européenne. La sidérurgie française, troisième producteur européen, souffre aujourd'hui des mêmes maux que ses partenaires européens. Depuis le dernier trimestre de l'année 2018, la récession touche toutes les gammes d'acier sur tous les secteurs utilisateurs (automobile, industrie et BTP). De toutes les régions du globe, l'Europe est celle qui voit sa production d'acier diminuer. Cette baisse de la demande d'acier européen est accentuée par une augmentation considérable des importations en provenance des pays tiers. Quelques exemples : pour les coils laminés à chaud à destination des produits plats, ce sont les importations non plafonnées en provenance de Turquie qui déstabilisent le marché. Pour les produits inox, l'acier en provenance d'Indonésie mais d'entreprises d'origine chinoise, ont le même effet déstabilisateur sur le marché européen. Dans ce dernier cas, ce sont les usines Aperam qui sont impactées.

L'Union européenne a mis en oeuvre après de longs mois de discussions un certain nombre de mesures de protection commerciale pour 23 produits sidérurgiques inox. Ces mesures dites « définitives » ne sont en fait valables que pour trois ans et nullement dissuasives, puisque les importations d'acier en Europe ne cessent d'augmenter. Les producteurs européens voient leurs parts de marché se réduire et nombre d'entre eux imposent des mesures de chômage partiel à leurs salariés. En étudiant les dernières décisions prises par les autorités européennes de la concurrence, on constate qu'elles s'opposent systématiquement à la création de champions européens au nom de la protection des consommateurs finaux. Exemples : ArcelorMittal, contraint à céder des sites pour acquérir Ilva en Italie, Tata Steel et ThyssenKrupp qui renoncent à fusionner pour ne pas avoir à céder aussi des sites industriels. Alors que la fixation des prix et, plus généralement, le marché de l'acier est mondial, l'Europe s'accroche à des règles régissant la concurrence comme si les acteurs n'étaient qu'européens.

Les mesures de sauvegarde européenne prises en juillet 2018 pour contrer l'effet report des importations suite aux mesures américaines par une augmentation des tarifs douaniers, mesures confirmées en février 2019, sont insuffisantes pour protéger complètement le marché européen. Elles atténuent le phénomène mais ne l'empêchent pas. Les mesures de protection sont prises pour une durée de trois ans (y compris la période préliminaire) donc jusqu'au 30 juin 2021. Il s'agit d'un contingent, hors droit de douane, égal à la moyenne des importations 2015-2017 avec une augmentation de plus de 5 % par an. Ensuite, ce contingent sera progressivement augmenté afin de revenir à la normale : dans le jargon de la Commission européenne, la normale étant une absence de mesures de protection. Le contingent concerne quasiment tous les produits : à noter néanmoins l'absence des semi- produits comme les brames ou les billettes.

La problématique CO2 prend et continuera à prendre de l'ampleur au risque de fragiliser la sidérurgie européenne et par conséquent, nos usines de Dunkerque et de Fos-sur-Mer. La sidérurgie a certes été maintenue dans la liste des secteurs à risque de fuite de carbone et, à ce titre, bénéficiera de quotas gratuits. Heureusement, sinon il faudrait acquitter la taxe CO2 dès la première tonnes produite. Pour cette période ETS IV (2021-2030), le mode de calcul est plus désavantageux et va progressivement faire diminuer les quotas de CO2 gratuits.

Le système des quotas de CO2 commence à peser sur les sidérurgistes européens : prix en forte croissance, quotas gratuits désormais insuffisants pour couvrir leurs émissions. À Dunkerque, sur un budget de production de 7 millions de tonnes de brames, le coût CO2 est estimé à 75 millions d'euros dès 2019 ; le site de Fos-sur-Mer est également déjà en déficit de quotas CO2 gratuits.

Les sidérurgistes européens réagissent, pour l'heure, par des projets de R&D de moyen terme afin de diminuer les émissions, soit en utilisant le CO2 et le gaz carbonique comme matières premières, soit en réutilisant mieux ces gaz dans les procédés, soit en stockant le CO2, soit en développant des technologies de rupture, réduction d'hydrogène par exemple. Il n'est pas inutile de rappeler que l'acier, par son caractère quasi indéfiniment recyclable, contribue de façon naturelle à la transition énergétique. La solution plus simple, consistant à développer des aciéries électriques semble rester aujourd'hui plus coûteuse. Mais l'option sera probablement regardée de façon approfondie dans les prochaines années, selon les évolutions du prix du CO2 et du prix des matières premières.

La CFE-CGC rappelle que les importations d'acier ne sont pas soumises à ce surcoût CO2 et nous demandons donc qu'une taxe spécifique à l'importation soit appliquée sur les produits sidérurgiques afin que nos producteurs soient mis en concurrence équitable avec les sidérurgistes hors Union européenne, lesquels ne sont pas soumis aux mêmes contraintes environnementales.

La production d'aciers plats carbone dans les deux usines de Fos et Dunkerque se fait à partir d'une filière hauts-fourneaux. Le maintien d'une filière hauts-fourneaux compétitive pour ces deux usines demande quelques points de vigilance. Pour les deux sites, la reconfiguration de l'environnement concurrentiel se poursuit avec la cession des remedies à Liberty dont le projet serait avant tout l'augmentation de capacité de Galati en Roumanie et de la ligne de fer blanc à Liège. Liège, Dudelange et Piombino resteraient alimentés par ArcelorMittal pendant quelques années, mais pour la sidérurgie française, c'est avant tout l'émergence de nouveaux concurrents à proximité, au Bénélux et en Italie ! Pour Fos-sur-Mer, le vieillissement de l'outil doit être regardé de près : des incidents de production sérieux ont perturbé la marche de l'usine entre 2016 et 2007. Le contexte de la montée en régime de l'usine de Tarente peut également être regardé de près car une augmentation de la capacité annuelle de production de 2 millions de tonnes d'acier est programmée. Pour Dunkerque, la concurrence avec Gand, autant que la productivité, impacte des projets CO2 visant à diminuer l'empreinte carbone de l'acier. Rappelons que si la plupart de ces projets sont aujourd'hui réalisés à Gand, ArcelorMittal développe à Dunkerque en 2019 un projet de démonstrateur innovant (projet DMX) de captage de CO2 avec notamment IFP Énergies nouvelles et Total. N'oublions pas le projet plus ancien, dénommé « IGAR » d'injection de gaz carbonique dans les hauts-fourneaux, qui devrait être testé en 2021, nous l'espérons, sur le HF2 de Dunkerque. IGAR vise à diminuer de 17 % les émissions de CO2 d'ici à 2027.

À ce jour, chez ArcelorMittal et concernant les produits plats, nous ne voyons pas de stratégie de substitution de la filière fonte via les hauts-fourneaux par une filière four électrique. L'existant est un avantage : moderniser les hauts-fourneaux ou investir une filière électrique en partant de rien serait coûteux, d'autant que la modernisation des hauts-fourneaux peut désormais être plus progressive. Il existe de surcroit un excédent de production sur l'Europe de l'Ouest par rapport aux besoins aval depuis les cessions de Liège et de Dudelange. L'ajout de capacités chez ArcelorMittal est superflu. Au total, le prix du CO2 est encore insuffisant pour inverser le mouvement, mais suffisant pour favoriser l'importation d'acier plus carboné ! Globalement, l'intérêt de construire une aciérie électrique pour produire des aciers plats carbone à court terme est diminué d'autant.

Ce que la CFE-CGC attend des pouvoirs publics, c'est la surveillance de la situation du site de Fos-sur-Mer, au regard des investissements dans l'outil de production, des performances techniques et économiques de l'usine dans un contexte de montée en capacité de l'usine de Tarente en Italie. Il faut également mieux utiliser le centre de recherche de Maizières-lès-Metz pour accroître l'intérêt du projet de recherche sur l'un des hauts-fourneaux de Dunkerque.

Pour les aciers inox plats Aperam (sites de Gueugnon, Isbergues, Pont-de-Roide et Imphy), après 4 années de bonne tenue où l'entreprise a connu une croissance des volumes, dans un marché européen soutenu, une nouvelle crise est arrivée très subitement au cours du second semestre 2018. Cette brutale rupture a été provoquée par deux causes principales : la première n'est pas spécifique à l'inox, mais liée aux taxes supplémentaires américaines. Les importations vers les États-Unis ont donc baissé rapidement au profit des productions locales pourtant globalement peu compétitives. La seconde est spécifique à l'inox et liée à la montée en régime d'une installation d'une énorme unité de production de 3 millions de tonnes en Indonésie. Le producteur Tsingshan, d'origine chinoise, produit à très bas coût du fait d'une main d'oeuvre très bon marché, de son positionnement sur une mine de nickel et de contraintes environnementales inexistantes. De plus, au début du second semestre, la Chine a fermé ses frontières aux importations indonésiennes. Tsingshan vise une capacité de 10 millions de tonnes à 5 ans. Pour comparaison, le marché européen des inox est de 5 millions de tonnes. La pénétration de ces tonnes indonésiennes à bas prix, en laminés à froid, sur le marché européen ou en brames sur le marché asiatique, en Corée et Thaïlande, a provoqué un effondrement des prix de vente en à peine quelques mois. Au-delà de la France, tous les producteurs d'inox plats sont en grande difficulté. Les mesures prises sur le plan de sauvegarde de l'UE sont à ce jour, inopérantes sur les importations indonésiennes car l'Indonésie classée « en voie de développement ». Compte tenu de cette situation, la société Aperam se voit contrainte de mettre en oeuvre des mesures de chômage partiel en mai et juin pour plusieurs de ses sites français (Gueugnon, Isbergues, Pont-de-Roide). Ces mesures vont probablement faire l'objet d'une demande d'extension sur juillet, voire sur la fin de l'année.

Pour le segment de marché des aciers longs courants et spéciaux, la sidérurgie française a perdu des volumes très conséquents dans les vingt dernières années, d'abord au profit des autres secteurs européens (Allemagne, Italie, Espagne) et in fine et des acteurs plus lointains. Certes, des marchés spéciaux existent encore en Europe, avec des marges intéressantes et des perspectives positives pour la France, d'autant que notre pays un excédent de ferraille qu'elle exporte. De plus, l'énergie électrique en France pour les industriels reste compétitive ; elle est toujours très largement décarbonée au regard de nos voisins allemands par exemple. Mais on trouve peu d'entreprises françaises d'envergure dans le secteur, ce qui rend difficile la coopération avec les écosystèmes locaux (pouvoirs publics, banques, syndicats, université). Le groupe Vallourec, dont le siège est en France et les dirigeants français, a pris des décisions stratégiques qui ont durablement affaibli son dispositif industriel français avec la concentration de la production d'acier en Allemagne, et des sites français cantonnés à une part d'un process très éclaté entre les laminoirs et les lignes de parachèvement. Pour leur part, les usines françaises sont souvent des maillons d'un process industriel plus global, européen voire parfois plus, avec une part minoritaire de la valeur ajoutée de la chaîne de valeur comme avec British Steel à Hayange.

Nos aciéries électriques sont souvent insuffisamment modernisées, voire obsolètes, comme Industeel ou Ascometal. Les marchés de produits longs carbone standard tels que les ronds à béton, marchés très locaux, sont alimentés par des aciéries de France (les 4 usines Riva) qui ont bénéficié d'investissements réguliers depuis leur rachat, dans les années 1980 et 1990. Cependant, même un outil en bon état n'est pas une garantie suffisante, comme l'exemple de l'aciérie Ascoval de Saint-Saulve le prouve. Il faut un investisseur solide, avec des marchés accessibles qu'il faut pouvoir alimenter à des prix compétitifs. Les déboires de British Steel illustrent la situation catastrophique de la sidérurgie britannique accentuée par le Brexit. Nous pouvons d'ailleurs craindre l'arrêt total de la filière de production de British Steel à partir des hauts-fourneaux, avec des conséquences directes pour l'approvisionnement de l'usine de rails d'Hayange.

La stratégie industrielle du fonds d'investissement Greybull de racheter Ascoval, pour transformer sa coulée continue pour pouvoir alimenter au moins en partie les usines d'Hayange et de FN Steel aux Pays-Bas, faisait sens. Hayange dispose d'un carnet de commandes, notamment au travers de son contrat avec la SNCF qui doit lui permet de s'en sortir, à condition d'assurer un approvisionnement en demi-produits, des blooms carrés en l'occurrence.

Aubert et Duval traverse depuis plusieurs années une période délicate tant sur les performances industrielles que sur les résultats économiques. Tout ceci génère de l'inquiétude, en particulier sur la filière des produits longs pour le site d'Ancizes, et également pour Firminy et Imphy. Pour la CFE-CGC, des consolidations ne sont pas exclues dans le périmètre de cette filière.

La CFE-CGC regrette le manque de coopération entre les acteurs industriels français de filières stratégiques telles que l'aéronautique, le nucléaire, la défense et un producteur d'alliage comme Aubert et Duval. Nous parlons ici clairement de préférence nationale. Je me permets d'ajouter à titre personnel que les Allemands n'hésitent pas à la mettre en oeuvre. Pour la CFE-CGC, il convient d'être particulièrement vigilants sur le devenir des actifs industriels de British Steel au Royaume-Uni afin d'anticiper les conséquences pour les usines françaises d'Hayange de Saint-Saulve et sur la filière électrique sur le devenir des aciéries d'Ascometal, Hagondange et Fos-sur-Mer, Industeel Châteauneuf, Aubert et Duval Les Ancizes.

Pour terminer, la CFE-CGC tient à rappeler que, dans un contexte global de surcapacités mondiales dans le domaine de l'acier, nous disposons en France d'atouts en matière d'innovation de R&D pour maintenir les positions de leader pour nos entreprises : ArcelorMittal Global Research (800 personnes en France dont 600 à Maizières-lès-Metz) ; Eramet Research (200 personnes à Trappes) ; Aperam (environ 80 chercheurs sur le site d'Isbergues et d'Imphy) et Ascometal (50 personnes à Hagondange). Il convient donc de maintenir en France un écosystème favorable au maintien de ces moyens de R&D. Je le dis d'autant plus que je suis un ancien chercheur, qui a travaillé dix ans dans ce secteur.

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