Intervention de Nadi Bou Hanna

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 25 juin 2019 à 14h30
Audition de M. Nadi Bou hanna directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'état au ministère de l'action et des comptes publics

Nadi Bou Hanna, directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'État :

Comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, j'ai pris la tête de la Dinsic voilà six mois.

Au cours de ma carrière, j'ai eu l'occasion de diriger les communications du Quai d'Orsay, de prendre en charge la stratégie des douanes électroniques et également, en tant qu'entrepreneur, de créer des PME spécialisées dans le numérique.

Ces trois expériences m'ont permis d'appréhender les problématiques de compétitivité et d'autonomie, mais également de comprendre le rôle des grands acteurs du marché du numérique et les déséquilibres qu'ils peuvent engendrer. Ces problématiques me semblent essentielles au moment de développer une stratégie de l'État dans le domaine du numérique.

Nous nous appuyons notamment sur quatre indicateurs pour conduire notre action : il s'agit tout d'abord du baromètre européen DESI relatif à l'économie et à la société numériques. Sur le segment du service public numérique, la France a gagné une place par rapport à l'année dernière, mais n'occupe que la quinzième sur vingt-huit...

Le deuxième indicateur que nous regardons est en lien avec le grand débat national. Il s'agit de la perception du service public numérique par les usagers. Comme l'a souligné à plusieurs reprises le secrétaire d'État chargé du numérique, Cédric O, une demande claire s'exprime pour davantage de procédures numériques simples et accessibles et pour ne pas laisser sur le bord du chemin une partie de la population.

Le regard des agents publics constitue notre troisième indicateur. Les baromètres permettant de mesurer régulièrement les irritants placent systématiquement le numérique dans le top 3. Les agents publics expriment une véritable attente en matière d'évolution des méthodes de travail et d'élaboration de nouveaux outils.

J'en viens au quatrième indicateur. Il me semble d'ailleurs que le Sénat a récemment saisi la Cour des comptes pour mener une mission d'audit sur le pilotage des grands projets de l'État. Depuis des années, le taux de glissement calendaire ou budgétaire de ces grands projets oscille, pour des raisons variées, entre 30 et 35 %, contre 18 à 20 % dans les grands groupes.

La dynamique que nous voulons mettre en place doit jouer sur ces quatre indicateurs. Il s'agit d'améliorer la performance de l'État, de conseiller les ministères, de soutenir l'innovation - par exemple, à travers les start-ups d'État - et de développer et d'animer les partenariats. L'État ne peut pas et ne veut plus tout faire : le numérique est un secteur extrêmement compétitif, ne serait-ce qu'en matière de recrutement des bons talents.

Nous menons également une mission de contrôle de l'exécution des politiques des ministères. La Dinsic est clairement dans un rôle de subsidiarité : les ministères sont en charge de leur politique numérique verticale. Notre rôle est d'animer, de soutenir, d'orienter et de susciter les ruptures et l'innovation nécessaires sur l'ensemble du champ du numérique - infrastructures, systèmes d'information, usagers et données.

Il existe deux formes de souveraineté : celle des pays autoritaires et celle des démocraties. À partir du moment où nous choisissons l'approche démocratique, la souveraineté passe nécessairement par la performance. On ne peut envisager de souveraineté numérique sans une capacité à piloter performante. Il faut pouvoir fournir aux usagers - citoyens et agents publics - les solutions attendues.

Aujourd'hui, tout le monde possède un ordinateur dans sa poche et donc un accès immédiat à tout un tas de services, la plupart du temps gratuits. Si l'État n'est pas en mesure de fournir des services de confiance avec le même niveau d'ergonomie et de qualité que ceux des grandes plateformes, la souveraineté numérique en restera au stade de l'ambition.

La souveraineté numérique est la capacité de l'État à définir sans entrave les bons choix de court, moyen et long termes pour la société et à assurer la réversibilité des orientations - quelques années après avoir pris une décision, il faut en effet être capable de changer de prisme si les priorités ont évolué. À défaut, nous sommes pieds et poings liés, nous restons dépendants. Et la dépendance est le contraire de la souveraineté.

L'État doit également garantir les libertés fondamentales des usagers : accès au service public, libre arbitre, intimité numérique... Nous devons veiller à préserver ces îlots de liberté.

La souveraineté est-elle menacée aujourd'hui ? Je considère que oui, ne serait-ce que parce que nous sommes entrés dans une course contre la montre. Comme l'a souligné le secrétaire d'État en charge du numérique, la tendance est bonne en matière de champions du numérique : voilà quelques années, notre pays ne comptait que trois licornes ; il en compte aujourd'hui quasiment une dizaine.

Toutefois, notre retard reste considérable au regard des 150 licornes américaines et des 80 licornes chinoises. Si nous ne disposons pas d'acteurs capables de produire les infrastructures, de construire les services, de gérer la relation de premier niveau avec les usagers et de maîtriser les interfaces, nous serons probablement relégués en deuxième division en matière de souveraineté.

Il y a tout de même de vrais espoirs : la qualité de nos écoles est très bonne. Le dernier baromètre du Medef et du BCG les classe à la sixième ou septième place mondiale.

De même, nous continuons d'attirer énormément d'investissements, notamment grâce à notre politique en matière de crédit impôt recherche.

Par ailleurs, l'action de l'ANSSI, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information, en matière de cybersécurité permet de renforcer encore notre souveraineté.

Comment faire pour conserver et développer cette souveraineté numérique ? Le premier levier sur lequel agir est celui de l'adaptation à la réalité.

La société Michelin, par exemple, existe depuis 130 ans. Cette entreprise est passée de la vente de pneus à la vente de services de mobilité à la demande. Cette évolution correspond à une tendance de fond : la « servicisation » de l'économie. Les technologies numériques nous permettent aujourd'hui de souscrire à un service plutôt que de l'acquérir.

Si l'on veut développer notre autonomie, il faut nous appuyer sur des champions du numérique et pas seulement sur des infrastructures.

Le week-end dernier, Thierry Breton déclarait que seuls 55 % des salariés de son entreprise étaient embauchés en CDI. Les plus jeunes, et notamment les talents du numérique, cherchent davantage à se focaliser sur le sens des projets qu'à se lier de manière durable à une entreprise. Il s'agit d'une tendance de fond dénommée « uberisation » de l'économie. S'adapter à cette société qui évolue est un des moyens pour l'État de monter en puissance.

Nous disposons d'un autre levier : l'achat public. Je pense à l'autorisation de souscrire des achats en direct jusqu'à 100 000 euros pour toutes les actions d'investissement. Cette disposition, en vigueur depuis le début de l'année, permet à des acheteurs publics, à des porteurs de projets, de prendre davantage de risques que par le passé, de traiter en direct avec des acteurs qui vont porter l'innovation et expérimenter.

Si nous ne développons pas cette culture de l'expérimentation, nous ne trouverons pas les bonnes réponses aux problèmes d'aujourd'hui. Nous continuerons de reproduire les schémas de pensée et les solutions d'hier. La culture de l'innovation me paraît donc essentielle pour défendre notre souveraineté nationale numérique.

Lors de ma prise de fonction, j'ai constaté que la dynamique interministérielle et l'ambition collective pour construire une stratégie, méritaient d'être réaffirmées. Il s'agit donc, à travers Tech.Gouv, de remobiliser les capacités de chacun des ministères sur des objectifs communs, sur des chantiers transversaux, raison pour laquelle nous avons consacré les premiers mois de cette année à clarifier les enjeux du numérique.

Le premier enjeu consiste à simplifier la vie des gens.

Le deuxième enjeu, c'est l'inclusion : une partie de la population est aujourd'hui à l'écart non du volet numérique, mais de l'inclusion administrative. Il s'agit de personnes très à l'aise avec leur smartphone, mais qui ont du mal à comprendre la manière dont l'État leur parle. Ils ne sont pas capables, par exemple, de remplir un Cerfa. L'État se doit donc de changer la manière de projeter les services publics et les obligations incombant aux uns et aux autres.

Le troisième enjeu réside dans l'attractivité. Si l'État n'est pas capable d'attirer les meilleurs talents, il n'y aura pas de souveraineté. Il faut changer les pratiques managériales, fluidifier la circulation de l'information, associer les agents publics à la décision à travers des solutions numériques. Il s'agit d'un changement de paradigme managérial.

Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, le quatrième enjeu concerne la maîtrise. J'ai effectivement pu déclarer que la maîtrise des infrastructures, des projets, des solutions entre les mains des usagers et des agents s'était effritée au fil des années. Lors de chaque audit de pilotage, on s'aperçoit que les grands projets sont externalisés à hauteur de 90 %. Or je ne connais pas un directeur capable de piloter un projet externalisé à 90 % chez un tiers, voire chez plusieurs tiers - cabinet de conseil, éditeur, intégrateur...

Le fait d'internaliser de nouveau une partie de ces compétences me paraît indispensable pour s'assurer de l'exécution des grands projets et de la fluidité du parcours des usagers.

Le cinquième enjeu consiste à générer les économies qui seront les investissements de demain en matière d'innovation.

La question des alliances constitue le dernier enjeu. Il s'agit de constituer, autour de l'État, un écosystème d'acteurs de confiance afin de démultiplier notre capacité à faire. Je pense, par exemple, à l'identité numérique. Mes services portent ce projet à travers le dispositif France connect qui rassemble aujourd'hui 10 millions de Français. Nous dénombrons quasiment 500 000 utilisateurs supplémentaires chaque mois. Pourquoi ce dispositif fonctionne-t-il aussi bien ?

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