Intervention de Nadine Levratto

Délégation aux collectivités territoriales — Réunion du 23 mai 2019 : 1ère réunion
Audition d'experts sur « les collectivités territoriales leviers de développement pour les territoires ruraux ? »

Nadine Levratto, directrice de recherche au CNRS, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense :

Vos questions concernent tout d'abord la vision de la politique publique territoriale qui prévaut en France et marque le développement interne des territoires et les relations entre eux. Cet attachement centré sur les liens entre les territoires nous intéresse tous deux, Romain Pasquier et moi-même.

Si nous essayons de repérer les éléments permanents de ces visions de politiques publiques territorialisées, nous constatons que différentes idées reçues traversent les périodes.

La première est la logique de proximité : la proximité à la métropole devrait être un avantage. Il suffirait de juxtaposer des ressources ou des moyens pour que l'efficacité soit accrue par un effet d'agglomération, de concentrer les entreprises pour créer des gains de productivité et des innovations... La proximité pour atteindre la densité est un élément structurant de ces politiques. S'il manque de proximité ou si la densité est trop importante, la solution unique de ces politiques est la création d'infrastructures de transport pour permettre un meilleur appareillement entre les besoins économiques des entreprises et l'offre de travail.

Tout ceci a conduit les territoires à entrer en concurrence les uns avec les autres. Les opérations de marketing territorial en témoignent. Elles n'ont pas permis d'engendrer un développement endogène des territoires. Ajoutée à cela l'idée du « big is beautiful », les politiques creusent certaines formes d'inégalités et de fractures spatiales, avec les résultats que nous connaissons aujourd'hui.

Cette vision de la politique publique réplique à un niveau inférieur ce qui a été mis en oeuvre au plan national : une concentration de moyens dans un espace réduit avec cette idée du ruissellement battue en brèche par toutes les analyses empiriques que nous avons conduites.

Nous observons donc en France une prégnance des moteurs de développement externe. Le cas de Toulouse est emblématique. La présence de l'aéronautique est l'accident d'une histoire malheureuse, qui commence lorsque les activités stratégiques sont déplacées loin des frontières de l'Est. Nous voyons alors la dépendance à l'égard du sentier de croissance d'un territoire. De ce hasard est née une nécessité de renforcer le pôle aéronautique toulousain. Cette spécialisation industrielle engendre d'autres sous-spécialisations. Pour un économiste, cela constitue un moteur de développement externe. En effet, la stratégie aéronautique de Toulouse va davantage dépendre d'une stratégie corporate que d'une logique locale, avec toute la fragilité que nous pouvons imaginer en cas de choc sectoriel, macroéconomique, international.

À l'opposé, il existe des logiques de développement endogène et des visions de complémentarité d'activités à l'intérieur d'un territoire : les « smart spécialisations ». Elles impliquent toutefois des complémentarités interterritoriales et des spécialisations fonctionnelles ou productives. Elles renforcent les territoires par la coopération mutuelle. Des formes de péréquation peuvent s'opérer et renforcer les résistances au choc.

S'agissant de l'idée de fixer un seuil minimal pour une commune de plein exercice, rappelons que la question de la taille optimale s'applique à beaucoup d'objets (entreprises, territoires...). Théoriquement, sauf exception, nous sommes d'accord sur le fait qu'il n'existe pas de taille optimale d'un territoire. En revanche, il existe une échelle minimale d'efficience. En deçà d'un certain seuil d'activités, qui n'est ni absolu, ni partout identique, et qui varie donc dans le temps et dans l'espace, il est très difficile de relancer les territoires. En effet, les entreprises manqueront de clients, de fournisseurs et d'interactions avec d'autres organisations. Nous voyons donc des phénomènes de bifurcation. Cette échelle minimale d'efficacité doit permettre de trouver des zones délimitant des territoires et de les empêcher de passer ce seuil fatidique.

Évidemment, tout dépendra de l'indicateur observé. Dans mes analyses, je prends en compte les emplois. Ce sont en effet des données facilement objectivables. D'autres données sont moins manipulables. Ainsi, les données des entreprises sont plus difficiles à objectiver. Enfin, cet indicateur est intéressant, car l'emploi peut être compté au niveau de l'établissement et donc de la plus petite unité de production. Il peut ainsi être localisé.

Certains chercheurs choisissent les revenus comme indicateur. Les niveaux de revenus donnent évidemment un avantage aux métropoles puisqu'y sont concentrées les fonctions tertiaires supérieures, notamment celles des secteurs de la finance et de l'assurance. Il est plus intéressant de porter son attention sur les inégalités de revenus. Jacques Levy et d'autres ont montré que l'écart interdécile (écart entre les 10% des plus pauvres de la population et les 10% des plus riches) est plus important dans les métropoles que dans les autres territoires. Suivant les indicateurs choisis, les évaluations, les outils et les résultats peuvent être différents.

Quid de la ruralité et comment capter son effet sur le développement des territoires ? Partons de la définition d'une ruralité fondée sur un critère simple de densité et d'un nombre minimum d'habitants au km2. Nous ne constatons pas d'effet statistique régulier sur la croissance. Deux raisons l'expliquent : d'une part, un territoire peut être performant même s'il est petit - Les Herbiers sont l'exemple typique de la décorrélation entre taille et performance - et, par ailleurs, il existe un biais statistique. La mesure d'un taux de croissance, comme un taux de croissance relatif, est à l'avantage des petits. À titre d'exemple, il est en effet plus facile de doubler le nombre de salariés s'ils sont 100 plutôt que 100 000. Il s'agit d'un effet arithmétique. Nous utilisons donc dans nos travaux des indicateurs qui ne sont pas sensibles à cette distorsion.

En revanche, si le chômage est observé, nous constations que la ruralité n'a pas d'impact. Cela n'est pas dû à une augmentation des emplois créés, mais à une diminution de la population active. Il est donc nécessaire de prendre en compte tous les modèles sous-jacents qui expliquent les indicateurs observés.

Je remercie Romain Pasquier pour ses propos sur la nécessité d'évaluer. En effet, il existe un important déficit d'évaluation en France. Il est souvent demandé d'évaluer une politique ex-post, une fois que les décisions ont été prises, constituant une forme d'irréversibilité institutionnelle. J'aurais aimé que nos travaux sur les métropoles et leurs effets d'entraînement soient commandités en 2013 ou 2014, et non en 2017. Il nous a été demandé de confirmer des hypothèses, et non de tester leur robustesse ou leur plausibilité. Je le regrette.

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