Intervention de Didier Migaud

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 26 juin 2019 à 10h05
Rapport relatif à la situation et aux perspectives des finances publique — Audition de M. Didier Migaud premier président de la cour des comptes

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Merci de votre accueil. Je suis entouré du président Raoul Briet, de Jean-Michel Thornary, président de la formation inter-juridictions « finances publiques locales » et de Jean-Pierre Laboureix, président de section à la sixième chambre, ainsi que de plusieurs autres magistrats qui ont contribué aux trois rapports.

Nous vous présentons ce matin un produit « trois en un », puisque le rapport habituel sur la situation et les perspectives des finances publiques paraît en même temps que deux autres travaux, l'un sur la situation financière de la sécurité sociale et l'autre sur celle des collectivités territoriales. Ces deux publications ne traitent que de l'année 2018 et complètent les analyses que nous avons formulées dans le rapport sur l'exécution du budget de l'État en 2018, que je suis venu présenter à votre commission le 15 mai dernier.

Comme je m'y étais engagé devant vous l'année dernière, ces trois documents vous permettent de disposer avant l'été de toutes nos observations sur 2018, ceci avant votre débat d'orientation budgétaire programmé le 11 juillet. Pour mémoire, jusqu'à présent, l'analyse de la Cour sur l'exécution financière des comptes locaux et sociaux d'une année ne paraissait qu'à l'automne de l'année suivante.

Avec ces rapports, vous disposez donc d'une vision complète des finances publiques de notre pays, pour l'année écoulée et pour les trois suivantes. Cette vision est panoramique, puisqu'elle intègre l'ensemble des administrations publiques, mais, sous certains aspects, il s'agit aussi d'une image encore un peu floue, tant la trajectoire de nos finances publiques a fluctué au cours des derniers mois et peut encore susciter des interrogations.

Le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques comporte trois volets.

Le premier traite de la situation de notre pays en 2018. La Cour note une amélioration incontestable des indicateurs de nos finances publiques. Elle formule néanmoins deux réserves. D'abord, cette embellie demeure modeste et en partie d'origine conjoncturelle. Ensuite, les progrès réalisés n'ont guère réduit l'écart qui sépare la situation de notre pays de celle de la grande majorité des pays de la zone euro.

Dans le deuxième volet de ce rapport, la Cour analyse la plausibilité de la trajectoire financière retenue pour 2019. Si cette trajectoire nous paraît réalisable, elle devrait cependant conduire la France à s'éloigner encore de la majorité de ses partenaires et des engagements pris au niveau européen.

Enfin, le troisième volet du rapport concerne les perspectives de nos finances publiques pour les années 2020 à 2022. Depuis la loi de programmation adoptée en janvier 2018, la Cour constate que les ambitions de notre pays en matière de redressement des comptes publics ont été revues à la baisse. Encore peu documentée, la trajectoire de nos finances publiques devrait donc maintenir notre pays dans une situation de relative fragilité, le laissant exposé au risque d'un ralentissement conjoncturel ou d'un choc financier.

Commençons par 2018.

La Cour rend compte d'une amélioration incontestable des grands indicateurs de nos finances publiques. J'en citerai quatre. D'abord, et pour la deuxième année consécutive, le déficit effectif de notre pays s'est réduit, de 0,3 point de PIB par rapport à 2017. Ensuite, un effort de maîtrise de la dépense a été effectué : sa croissance a ainsi été inférieure à celle enregistrée en 2017 et, en moyenne, à celle des années 2011 à 2016. Le rapport note également qu'en 2018, tant les dépenses publiques que les prélèvements obligatoires, rapportés à notre richesse nationale, ont légèrement reculé ; ils atteignent respectivement 56 % et 45 % du PIB. Enfin, pour la première fois depuis 2007, notre dette publique a cessé d'augmenter plus vite que notre PIB : en 2018, elle s'établit ainsi à 98,4 points, comme en 2017.

Ce constat d'amélioration doit toutefois être nuancé. D'abord parce que cette amélioration demeure modeste et qu'elle trouve en partie son origine dans des facteurs conjoncturels. Ainsi, le déficit structurel français - c'est-à-dire le solde qui exclut ces facteurs conjoncturels ou exceptionnels - ne s'est, lui, réduit que de 0,1 point de PIB. Et, si l'on neutralise l'effet de la recapitalisation d'Areva sur les comptes 2017, l'effort structurel réalisé par la France en 2018 - c'est-à-dire la part de l'amélioration de nos comptes qui peut être réellement attribuée à l'action des pouvoirs publics - a même été légèrement négatif.

Autre élément qui nuance cette amélioration, l'année 2018 illustre l'écart croissant entre l'état de nos comptes publics et celui des comptes de la plupart de nos partenaires européens. Au sein de la zone euro, la France se distingue en effet par des niveaux de déficit et de dette particulièrement élevés. Ainsi, en 2018, l'Espagne est le seul pays connaissant un déficit structurel supérieur au nôtre, tandis que Chypre est le seul pays faisant état d'un déficit effectif supérieur au nôtre.

Mais, plus encore que le niveau de tel ou tel indicateur, c'est la trajectoire des comptes de notre pays qui paraît singulière : alors même qu'en 2010, le déficit structurel français était plus élevé que celui de la zone euro, le rythme d'amélioration de notre solde structurel a été inférieur à celui de nos partenaires. En d'autres termes, alors même que nous partions de plus loin, et que nous aurions donc dû consentir des efforts plus importants, nous avons consenti des efforts plus modestes que nos voisins. Attention, nous raisonnons ici en moyenne et la situation de chaque pays de la zone euro varie : entre 2015 et 2018, l'Italie a au contraire connu une dégradation de son solde structurel.

L'évolution comparée de la dette publique française conduit aux mêmes constats : la France est l'un des rares pays de la zone euro où le ratio de dette sur PIB n'a pas encore amorcé sa décrue. Songeons, à l'inverse, à l'Allemagne, qui a engagé un effort de désendettement tel qu'il lui permet aujourd'hui de revenir au niveau de dette qu'elle connaissait avant la crise de 2008. Désormais, près de quarante points de PIB séparent les ratios de dette de nos deux pays ; ils étaient pourtant proches il y a seulement dix ans, tous deux légèrement au-dessus de 60 % - montant dont l'Allemagne s'approche à nouveau, alors que la France tangente les 100 %.

Enfin, l'année 2018 est marquée par de fortes divergences entre les trajectoires des administrations publiques. C'est un constat que nous avons aussi été conduits à formuler dans le rapport sur l'exécution du budget de l'État le mois dernier.

D'un côté, il y a l'État, dont le solde en comptabilité nationale s'est dégradé à hauteur de 3,8 milliards d'euros par rapport à 2017, sous l'effet de mesures fiscales qui ont réduit ses recettes de 16,5 milliards d'euros. De l'autre, il y a les administrations de sécurité sociale et les administrations publiques locales, qui dégagent une capacité de financement, c'est-à-dire un excédent.

Je ne reviendrai pas sur la situation de l'État, puisque les conditions d'exécution de son budget en 2018 ont été détaillées dans le rapport que nous lui avons consacré il y a quelques semaines. Je souhaite en revanche dire quelques mots de la situation financière des administrations publiques locales et des administrations de sécurité sociale, en m'appuyant sur les deux rapports publiés ces derniers jours.

Notez qu'ils ont été réalisés en comptabilité budgétaire, alors que le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques a été établi, lui, en comptabilité nationale.

Je commencerai par la situation des collectivités territoriales et de leurs établissements. Le rapport met en évidence deux éléments significatifs en 2018.

D'abord, la Cour constate que la contrainte financière pesant sur les collectivités s'est desserrée. Ainsi, après deux années consécutives de baisse et une stabilisation en 2017, les transferts de l'État ont légèrement augmenté en 2018, d'1,8 milliard d'euros par rapport à 2017, à périmètre constant et hors l'impact de la réforme de la taxe d'habitation. Cette hausse résulte notamment de l'arrêt de la réduction des concours financiers de l'État, mise en oeuvre au titre de la loi de programmation des finances publiques 2014-2019.

Dans le même temps, les collectivités territoriales ont bénéficié d'une augmentation de leurs ressources fiscales de 3,1 milliards d'euros, qui repose principalement sur le dynamisme de leurs bases. Enfin, en 2018, l'impact des décisions de l'État sur les budgets locaux a été moins important que les années précédentes.

Le second élément relevé par la Cour porte sur la maîtrise des dépenses de fonctionnement des collectivités. Leur croissance a en effet été limitée à 0,4 %, soit une évolution très inférieure à la cible fixée dans la loi de programmation, qui était de 1,2 %.

De même, les 322 collectivités concernées par le dispositif de contractualisation mis en place par le Gouvernement semblent avoir respecté les cibles d'évolution des dépenses de fonctionnement prévues dans leurs contrats. Toutefois, la plupart des budgets ayant été construits, voire votés, avant la mise en place de ce dispositif de contractualisation, il est trop tôt pour apprécier la contribution effective qu'il a pu avoir sur la maîtrise de la dépense. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce sujet en septembre ou octobre.

Avec des ressources plus élevées et des dépenses mieux maîtrisées, les collectivités locales ont donc pu dégager des marges de manoeuvre. Celles-ci ont été principalement utilisées pour accroître les dépenses d'investissement ; toutes collectivités confondues, ces dépenses ont en effet progressé de 4,9 % entre 2017 et 2018. La situation est néanmoins contrastée selon les catégories de collectivités ; et le rapport dont vous disposez propose une analyse détaillée pour chacune d'entre elles - communes, départements, régions.

J'en viens aux observations formulées par la Cour sur la situation de la sécurité sociale en 2018. J'en retiens trois. Premièrement, l'année dernière, les comptes sociaux se sont rapprochés de l'équilibre. Le déficit du régime général et du fond de solidarité vieillesse (FSV) a atteint 1,2 milliard d'euros, contre plus de 5 milliards d'euros en 2017. Mais ce retour à l'équilibre demeure à confirmer, à concrétiser, d'autant que la résorption observée en 2018 tient pour moitié à des facteurs conjoncturels, liés notamment au dynamisme de la masse salariale. Deuxième observation : la Cour relève une accélération de la croissance des dépenses sociales, qui a atteint 2,4 % à champ constant. Cette progression, plus élevée qu'en 2017, correspond à un surcroît de dépenses de 9 milliards d'euros.

Certaines branches ont connu d'ailleurs une croissance plus marquée ; c'est le cas de la branche vieillesse, dont les dépenses ont crû de 2,9 % en 2018, contre 1,6 % en 2017. Cette augmentation a été portée par les effets en année pleine des revalorisations engagées fin 2017 et par une hausse des effectifs de départs à la retraite. Pour parvenir à un équilibre durable des comptes de la sécurité sociale, les efforts de maîtrise des dépenses devront donc être poursuivis.

Troisième observation, la Cour a analysé l'exécution de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui représente la moitié des dépenses du régime général. Il a été respecté pour la neuvième année consécutive. Depuis cinq ans, il a ainsi permis de contenir la progression annuelle des dépenses de santé en-deçà de 2,5 %. Mais cette tendance masque des évolutions différentes selon les catégories de dépenses de santé. À ce titre, la maîtrise des dépenses de soins de ville, hors médicaments, apparaît encore imparfaite, le rapport relevant leur progression significative en 2018. Ces évolutions contrastées s'expliquent notamment par le caractère variable des pressions qui sont exercées sur les dépenses de santé et sont accentuées par les difficultés de prévision des dépenses hospitalières. Elles illustrent en tout cas, plus généralement, comme nous avons souvent eu l'occasion de le dire, l'intérêt d'une plus grande responsabilisation des acteurs du système de santé.

Comme pour le rapport sur la situation des finances publiques locales, ces analyses seront approfondies à l'automne dans le cadre du rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale.

J'en viens aux conclusions de la Cour sur la situation et les perspectives des finances publiques pour l'année 2019. Vous le savez, la trajectoire établie dans le projet de loi de finances pour 2019 a été corrigée à l'issue des annonces intervenues en réponse au mouvement des gilets jaunes. Des mesures nouvelles ont ainsi été intégrées lors de la discussion du projet de loi de finances et d'autres ont été adoptées dans la loi portant mesures d'urgence économiques et sociales le 19 décembre 2018, après le vote de la loi de finances.

Pour mémoire, parmi les mesures prises en loi de finances figurent notamment une moindre recette liée à l'annulation de la hausse de la fiscalité des produits énergétiques, l'augmentation de la prime d'activité ou encore l'élargissement du chèque énergie et de la prime à la conversion. La suppression d'une niche fiscale sur les bénéfices intragroupes vise, en sens inverse, à apporter une recette supplémentaire, estimée à 400 millions d'euros.

Pour sa part, la loi portant mesures d'urgence économiques et sociales s'est traduite par deux diminutions de recettes, à hauteur de 2,4 milliards d'euros, s'agissant de la défiscalisation et de l'exonération de cotisations sociales des heures supplémentaires dès le 1er janvier 2019, et d'1,5 milliard d'euros, à la suite de l'annulation de la hausse de la CSG pour les retraités les plus modestes. En compensation, l'adoption du projet de loi portant création d'une taxe sur les services numériques pourrait rapporter dès 2019 une recette estimée par le Gouvernement à 400 millions d'euros.

Pour tenir compte de ces mesures nouvelles, la prévision de déficit public établie à 2,8 points de PIB dans le projet de loi de finance a été dégradée à 3,1 points. Pour une part substantielle - 0,8 point - la hausse observée entre 2018 et 2019 est cependant transitoire et résulte de la transformation du CICE en baisses de charges.

Quelle appréciation la Cour porte-t-elle sur la cible de solde public pour 2019, telle que définie dans le programme de stabilité ? Nous l'estimons plausible, quoiqu'affectée d'un léger risque de dépassement. Le rapport fait ainsi état de risques susceptibles d'affecter les prévisions économiques formulées par le Gouvernement. Selon les premières estimations dont nous disposons, ces risques sont modérés pour la croissance, mais plus significatifs s'agissant de l'inflation et de la masse salariale, qui pourraient être moins élevées qu'attendu.

S'agissant des prévisions de dépenses, le rapport met en évidence des risques d'ampleur limitée. Pour l'État, la Cour identifie des risques de dépassement de la cible des dépenses pilotables de l'ordre de 4 milliards d'euros; c'est un montant plus élevé que celui que nous avions relevé à la même époque l'année dernière, puisqu'il atteignait alors, à méthodologie constante, 1,9 milliard d'euros.

Des économies sur le budget de l'État à hauteur d'1,5 milliard d'euros ont été annoncées pour financer les mesures de soutien au pouvoir d'achat décidées en décembre 2018, durcissant ainsi la cible de dépenses pilotables. Mais, six mois après cette annonce, ces mesures n'ont pas encore été précisées et aucun texte n'est venu concrétiser cet engagement. Or, pour tenir cet objectif d'économies, des mesures d'annulation significatives pourraient être prises au cours de la gestion 2019, pouvant alors remettre en cause les efforts entrepris par le Gouvernement à compter de 2017 - efforts salués par la Cour ! - pour procéder à une budgétisation plus sincère des dépenses.

Malgré ces réserves, et en dépit des risques que je viens de mentionner, l'objectif de dépense contenu dans le programme de stabilité reste atteignable, grâce aux marges potentielles susceptibles d'être dégagées sur un périmètre plus large que la dépense pilotable de l'État, notamment grâce à une charge d'intérêts moins élevée que prévu et grâce à la réserve de précaution.

Bien que plausible, donc, la prévision de déficit pour 2019 soulève néanmoins deux questions.

D'abord, dans la trajectoire retenue par le Gouvernement, le déficit structurel français ne s'améliorerait que de 0,1 point de PIB en 2019, c'est-à-dire, à peu près les mêmes proportions qu'en 2018.

Cela contrevient aux engagements européens pris par notre pays puisque, dans le cadre du volet préventif du Pacte de stabilité, avec un déficit structurel supérieur à son objectif de moyen terme, la France est censée le réduire de plus de 0,5 point de PIB par an. Le Pacte autorise toutefois une déviation de 0,25 % en moyenne sur deux ans, mais, en l'état actuel des prévisions, après 2018, la France aura consommé la totalité de cette marge. Je rappelle cependant que les textes européens ne prévoient pas d'imposer des sanctions automatiques aux pays qui se trouveraient dans cette situation ; il y en a d'ailleurs quelques autres.

La deuxième question que pose cette trajectoire concerne l'augmentation de la dette publique. Après une stabilisation en 2018, celle-ci devrait reprendre sa croissance en 2019, de 0,5 point de PIB, à rebours de l'évolution engagée par la plupart de nos partenaires en zone euro. Si elle tient pour partie à l'impact de la transformation du CICE en baisses de cotisations sociales, cette tendance confirme également la lenteur des progrès réalisés par notre pays pour rétablir ses comptes publics.

J'en viens aux perspectives des finances publiques pour les années 2020 à 2022.

L'analyse de la Cour s'appuie sur la trajectoire figurant dans le programme de stabilité remis à la Commission européenne en avril dernier et sur les annonces du Président de la République intervenues peu après, à l'issue du Grand débat national.

Quatre enseignements peuvent en être tirés. D'abord, la Cour constate que la trajectoire formulée dans le programme de stabilité en avril est sensiblement moins ambitieuse que celle qui figurait dans la loi de programmation des finances publiques pour 2018-2022, promulguée en janvier 2018.

Ainsi, dans le document présenté à la Commission européenne, les ambitions françaises en matière de réduction du déficit public pour 2022 ont été fortement revues à la baisse. Alors que l'amélioration du solde effectif prévue entre 2018 et 2022 était de 2,5 points de PIB dans la loi de programmation de janvier 2018, elle a été réduite de moitié dans le programme de stabilité transmis en avril 2019. Quant au solde structurel, il n'atteindrait pas - 0,8 point de PIB en 2022, comme prévu par la loi de programmation, mais - 1,3 point, selon le programme de stabilité.

Cette révision, qui rend par ailleurs caduque la trajectoire présentée dans la loi de programmation, a trois origines : des hypothèses de croissance plus prudentes - ce dont on peut se réjouir -, une accentuation des efforts de baisses des recettes et, en sens inverse, une atténuation des efforts en dépenses. La cible de dépense hors charge d'intérêts a ainsi été révisée dans le programme de stabilité, en hausse d'un peu plus de 0,5 point à l'horizon 2022.

Mais, au-delà de ces chiffres, la Cour fait état de deux sources de préoccupation plus globales.

D'abord, ainsi conçu, ce programme conduit à reporter en fin de période, à l'horizon 2021 et 2022, l'essentiel des efforts de rétablissement des comptes de notre pays. Ensuite, ce document ne fait plus référence aux travaux du comité « Action publique 2022 » ou à tout autre programme d'action chiffrée sur la dépense. Or, les perspectives d'allègements supplémentaires des prélèvements obligatoires devront s'accompagner d'efforts d'autant plus vigoureux sur la dépense, sauf à renoncer aux objectifs de baisse du déficit et de la dette.

Le second enseignement de ce rapport porte sur le fossé grandissant qui sépare la France de ses partenaires européens, dont beaucoup ont prévu de poursuivre, voire d'amplifier, leurs efforts de redressement. À titre d'exemple, la réduction de la dette publique prévue par la Belgique, l'Allemagne et les Pays-Bas entre 2017 et 2022 devrait atteindre 8 points de PIB en moyenne, contre seulement 1,6 point en France. Cet écart fragilise la position de notre pays face à ses partenaires qui, eux, s'astreignent à une discipline budgétaire plus stricte.

Troisième enseignement de ce rapport, la trajectoire présentée dans le programme de stabilité a été depuis remise en cause par les annonces intervenues à la fin du mois d'avril, à l'issue du Grand débat national, car l'impact des mesures nouvelles qui ont été annoncées n'a pas été intégré à ce document.

Les annonces formulées par le Président de la République représentent pourtant un montant de 6,5 milliards d'euros, dont la compensation intégrale dès 2020 grâce à des suppressions de niches fiscales et sociales demeure incertaine et sera vraisemblablement très incomplète. On rappellera par exemple que l'effort cumulé au titre des années 2016 à 2018 en matière de suppression de niches fiscales ne dépassera pas 300 millions d'euros.

En intégrant l'impact de ces mesures nouvelles, les soldes effectifs et structurels de notre pays pourraient être dégradés, de 0,1 point à 0,3 point de PIB par rapport au programme de stabilité, selon l'ampleur des compensations finalement opérées. Toutes choses égales par ailleurs, le ratio de dette sur PIB pourrait alors ne se réduire que de 0,1 point en 2020, voire augmenter très légèrement.

Quatrième et dernier enseignement, la Cour considère que la divergence de situations entre administrations publiques constitue un facteur supplémentaire de fragilité pour notre trajectoire.

C'est une observation que nous avons déjà formulée l'année dernière dans notre rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques ; je l'ai dit, nous l'avons réitérée il y a quelques mois dans le rapport sur l'exécution du budget de l'État pour 2018.

Nous le faisons à nouveau aujourd'hui car la divergence de trajectoires entre administrations publiques devrait s'accentuer. Ainsi, sur l'ensemble de la période 2018-2022, le solde des administrations publiques locales et des administrations de sécurité sociale devrait être en amélioration continue. À l'inverse, celui des administrations publiques centrales, c'est-à-dire, en grande partie, celui de l'État, resterait très déficitaire. In fine, le déficit de l'État serait même supérieur au déficit global de l'ensemble des administrations publiques, qui bénéficierait des excédents dégagés par les administrations publiques locales et celles de sécurité sociale.

Cette divergence tient en partie au fait que l'État compense sur son budget propre les baisses de prélèvements obligatoires opérées sur l'ensemble du périmètre des administrations publiques. Or, il est difficile à l'État d'équilibrer les baisses de recettes qu'il prend en charge - pour lui et pour les autres ! - à travers une action sur les seules dépenses qui le concernent.

Aussi, si l'on veut remédier durablement à cette situation et, donc, réduire le déficit des administrations publiques, il convient non seulement de veiller à ce que les baisses de prélèvements soient proportionnées à des efforts de réduction des dépenses, mais aussi à ce que ces efforts soient répartis sur l'ensemble du champ des administrations publiques, et non sur le seul périmètre de l'État.

Car, avec un tel déséquilibre entre les trajectoires de nos administrations publiques, c'est la solidité de la trajectoire globale de notre pays qui peut être affectée.

Toutes choses égales par ailleurs, l'amélioration progressive du solde des administrations publiques locales pourrait par exemple conduire celles-ci à augmenter leurs dépenses, notamment d'investissement, ou à diminuer leurs prélèvements. Ce choix limiterait alors leur excédent, ce qui pèserait donc sur le déficit public. Aussi, dès lors que l'on entendrait consolider la trajectoire globale de finances publiques, les conditions du partage actuel des recettes et des charges entre l'État, la sécurité sociale et les collectivités territoriales devraient, à ce moment-là, faire l'objet d'un réexamen.

Que déduire de ces quatre enseignements ? À travers eux, la Cour lance un appel à la vigilance et à la prudence, car, je l'ai dit, la situation de nos comptes publics reste fragile, sensible, et l'écart qui nous sépare de la plupart de nos partenaires européens ne cesse de se creuser.

Surtout, avec de tels niveaux de dette et de déficit, notre pays dispose de très peu de marges de manoeuvre pour faire face à d'éventuels aléas de conjoncture. Si, demain, l'une des crises que nous avons connues ces dernières décennies se reproduisait, notre pays n'aurait jamais été si peu armé pour y faire face.

De ce point de vue, les taux d'intérêt très bas grâce auxquels notre dette peut aujourd'hui être facilement financée ne doivent pas nous faire perdre toute lucidité.

Même en période de taux bas, le maintien d'un ratio de dette sur PIB très élevé est porteur de risques au regard de la grande fragilité de nos finances publiques. L'histoire récente montre en effet que les hausses de taux peuvent affecter brutalement des pays lourdement endettés, entraînant alors une charge difficile à supporter, même si, à court terme - mais pas indéfiniment - les taux devraient rester bas.

Vous l'avez compris, à travers son rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, la Cour formule un message de prudence. Si des résultats positifs ont incontestablement été observés en 2018 et si la trajectoire 2019 est atteignable, le rétablissement de nos finances publiques est encore loin d'être achevé. D'ici 2022, il risque même d'être encore retardé.

Le mouvement de baisse des prélèvements obligatoires voulu par les pouvoirs publics, que nous observons ces derniers mois, ne doit pas conduire notre pays à renoncer aux objectifs de baisse des déficits et de la dette. Au regard du niveau très élevé de notre endettement et de l'écart qui nous sépare de nos partenaires européens, il implique au contraire un effort soutenu et continu sur la dépense et, plus précisément, sur la dépense primaire, c'est-à-dire hors charge d'intérêts. En l'état actuel de nos observations, cet effort sur la dépense reste modeste et, surtout, il nous paraît trop peu documenté donc incertain, en particulier pour les années 2020, 2021 et 2022.

Pour le dire plus simplement, notre pays doit cesser de s'abandonner à l'un de ses travers, celui de toujours reporter à plus tard les efforts à fournir. Car si la faiblesse des taux dont nous bénéficions a pu rendre relativement indolore l'accumulation de dette, il serait imprudent d'escompter que cette situation se prolonge indéfiniment.

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