Intervention de Guillaume Gontard

Mission d'information Gratuité des transports collectifs — Réunion du 26 juin 2019 à 17h05
Cadrage du rapport de la mission

Photo de Guillaume GontardGuillaume Gontard, rapporteur :

Merci madame la présidente.

Mes chers collègues, il y a maintenant trois mois, j'avais sollicité avec le groupe communiste républicain citoyen et écologiste (CRCE), la création d'une mission d'information chargée d'étudier en profondeur la gratuité des transports collectifs et de nourrir un débat qui ne va plus cesser d'occuper l'actualité d'ici les élections municipales.

Les questions de la mobilité et de l'accès aux mobilités sont au coeur des préoccupations de nos concitoyens. Nous l'avons vu notamment avec le mouvement des gilets jaunes. Doit-on définir un véritable droit à la mobilité au même titre que le droit à la santé, à l'éducation,... Le sujet ne laisse pas indifférent et occupe les débats.

Car si seule une vingtaine d'agglomérations françaises ont mis en place la gratuité totale des transports collectifs, beaucoup y réfléchissent ou ont d'ores et déjà annoncé une inflexion de leur politique en ce domaine. Le choix de Dunkerque, plus grosse agglomération de France à l'avoir instituée, a frappé les esprits. D'autre part, de plus en plus de villes mettent en oeuvre une tarification sociale et solidaire, dont l'exemple le plus emblématique est évidemment Paris, avec la gratuité pour les 4 - 11 ans dès la rentrée et des tarifs préférentiels pour les collégiens et les lycéens.

J'avoue n'avoir pas eu d'idée préconçue sur la question avant le démarrage de nos travaux, dont le premier enseignement consiste à dire qu'elle ne laisse personne indifférent : que ce soit pour trouver l'idée de la gratuité des transports formidable ou pour la rejeter, je n'ai rencontré personne qui n'ait un avis à ce sujet. J'en veux pour preuve le grand succès de la consultation en ligne que nous avions lancée : avec plus de 10 500 réponses, elles établi un record, 80 km/h mis à part.

Le revers de la médaille, nous avons pu le constater, c'est l'importance des a priori et des idées toutes faites : la gratuité c'est mauvais par principe, ça entraîne une augmentation des incivilités, ça conduit surtout à faire prendre le bus à des gens qui marchaient auparavant. À l'inverse, la gratuité est parée, aux yeux de certains, de toutes les vertus, sans souci de son financement : elle serait compensée par la disparition des dépenses de fonctionnement de la billettique et du contrôle, alors qu'on sait qu'une des conditions de la réussite est le maintien d'une présence humaine dans les bus et elle contribuerait à un report modal élevé. De plus elle serait « moderne », en rupture avec la tarification sociale, « solution du vingtième siècle » pour reprendre une expression du maire de Dunkerque. Même son incidence en termes de santé publique fait l'objet de controverses : certains soulignent que mettre des piétons et des cyclistes (quand il y en a) dans les bus leur fait faire moins d'exercice ; d'autres expliquent que quand un automobiliste prend désormais le bus, il doit marcher jusqu'à l'arrêt et qu'il pratique donc une activité physique.

Il était donc urgent d'y voir plus clair et j'avoue que c'est assez difficile, tant sont différentes les situations locales et, a fortiori, internationales.

J'essaierai néanmoins de dégager quelques grandes lignes directrices :

- Premièrement, les AOM qui ont mis en place la gratuité totale sont toutes de petite ou de moyenne dimension. Les plus petites comptent environ 10 000 habitants, Dunkerque est la plus importante, avec 200 000 habitants ;

- Ensuite, toutes à l'exception d'Aubagne qui dispose d'un tramway court et léger, ne comportent que des bus - je mets de côté les modes doux (vélos, trottinettes) et très peu ont mis en place un transport à la demande (TAD) gratuit ;

- Troisième dimension, qui n'est pas surprenante, ces réseaux étaient souvent sous utilisés. Comme le dit le maire de Dunkerque, « je préfère transporter des gens que des banquettes vides ». À Niort, le quart des bus circulait avec cinq passagers ou moins avant la gratuité. D'ailleurs, même après l'augmentation, souvent forte, constatée après la mise en oeuvre de la gratuité, la fréquentation reste souvent inférieure à la moyenne de la catégorie - c'est le cas par exemple à Châteauroux, tant le point de départ était bas ;

- Autre élément central, la part de la billettique était marginale : moins de 10 % du total des recettes à Dunkerque, à peu près la même chose à Niort et Aubagne, 14 % à Châteauroux. Si l'ose dire, mettre en place la gratuité ne coûtait pas cher ;

- D'autant que le versement transport permettait de financer le système, soit parce qu'il procure une recette confortable, comme à Niort ou à Compiègne, soit parce que les élus ont fortement augmenté les taux, comme à Dunkerque, fort opportunément avant l'annonce du passage à la gratuité, ou à Aubagne où ils ont triplé ! Seul hic, comment financer les investissements futurs quand on est au plafond, ce qui est le cas dans deux tiers des autorités organisatrices de la mobilité (AOM) ?

- Car c'est une autre donnée importante, pour que la gratuité réussisse, il faut qu'elle s'inscrive dans un ensemble plus vaste : aménagement de la voirie, renforcement ou structuration du réseau, achat de nouveaux matériels, accroissement de la fréquence de passage, sans compter les aménagements urbains. Bref qu'elle constitue un outil au service d'un projet global ;

- Dernier élément, les motivations des élus. Elles sont à la fois sociales, écologiques et liées à l'aménagement urbain. Si chacun insiste plutôt sur une dimension plutôt que l'autre (la lutte contre l'exclusion et la volonté de donner du pouvoir d'achat à Aubagne par exemple, la revitalisation d'un centre-ville en déclin démographique à Châteauroux), tous se rejoignent in fine sur les effets.

En revanche, hormis l'accroissement de la fréquentation, il est beaucoup plus difficile de dégager de grands enseignements des résultats de ces expérimentations. Même les scientifiques ne fournissent pas toujours des données incontestables tant leurs approches diffèrent. Vous vous souvenez peut-être de la controverse qui avait opposé les intervenants à notre première table ronde, consacrée à la philosophie de la gratuité, sur le point de savoir si la gratuité totale consistait à mettre des piétons et des cyclistes dans le bus ou plutôt des automobilistes, ce qui est l'objectif recherché afin de lutter contre la congestion automobile, source de pollution atmosphérique et de bruit, sans parler de son coût économique et social.

Quoi qu'il en soit, certains élus ont d'ores et déjà annoncé l'instauration prochaine de la gratuité, comme Calais, et beaucoup de collectivités s'interrogent aujourd'hui sur l'éventuelle mise en place de la gratuité totale de leur réseau de transports. C'est cette tendance qu'on retient plutôt que la fin de la gratuité dans certaines collectivités, comme Arcachon en 2016, Cluses depuis le 1er janvier dernier ou l'agglomération de Manosque le 7 juillet prochain, la gratuité n'étant maintenue que pour la seule commune. Je citerai, parmi les AOM de taille moyenne qui s'interrogent sur le passage à la gratuité totale, Blois et La Roche-sur-Yon, Amiens, Clermont-Ferrand et Marseille parmi les plus peuplées, sans oublier Paris et l'Ile-de-France.

Toutes n'ont pas encore fait de choix précis mais celles qui l'ont fait ont écarté la gratuité totale au bénéfice de la tarification sociale et solidaire. Les raisons sont l'exact opposé de celles qui permettent de mettre en oeuvre la gratuité totale :

- Des réseaux qui comportent des modes lourds (tramways, métro, téléphériques, funiculaires, navettes fluviales...) qui nécessitent des financements beaucoup plus importants ;

- Des réseaux qui sont au moins partiellement saturés ou juste correctement dimensionnés. C'est par exemple la réponse que nous avons reçue de villes comme Clermont Ferrand ou Bordeaux, qui seraient bien en peine de transporter davantage d'usagers, le tramway y étant déjà largement saturé ;

- Une utilisation beaucoup plus fréquente des réseaux, comme à Rennes, avec 193 voyages par an et par habitant et jusqu'à 320 à Lyon.

Pour toutes ces raisons, la gratuité totale peut parfois se révéler difficile à mettre en oeuvre et finalement peu adaptée à certaines situations.

Reste alors la gratuité partielle. Tous les réseaux la pratiquent à un titre ou à un autre, ne serait-ce que pour les tout-petits et depuis longtemps. La tarification est affaire de « savant dosage » entre tarif de base, abonnement, qu'il soit hebdomadaire, mensuel, annuel, préférentiel pour une catégorie déterminée - les jeunes, les personnes âgées, les titulaires du RSA, réservés ou pas aux résidents de la commune ou, au contraire, destinés aux seuls touristes, ainsi incités à ne pas utiliser leur voiture, comme à Chamonix - ou carrément gratuits dans certaines circonstances (événements festifs ou lors des pics de pollution).

Au-delà de ces systèmes plus ou moins sophistiqués, depuis plusieurs années, des élus ont fait le choix d'aller plus loin en mettant en oeuvre une véritable tarification solidaire. Cette politique part d'un constat, l'exclusion de la mobilité de beaucoup, trop isolés pour connaître leurs droits. Si le non-recours n'est pas propre aux transports, il crée un effet d'éviction en termes de mobilité. En clair, pour reprendre le titre d'un livre de Martin Hirsch, Cela devient cher d'être pauvre et c'est particulièrement vrai dans les transports. Il n'est pas acceptable que les personnes les plus défavorisées soit payent le plein tarif, faute de pouvoir acheter un abonnement, soit limitent volontairement voire renoncent à se déplacer.

À l'instar de Grenoble et Strasbourg, pionnières en la matière, de plus en plus de villes mettent en place une politique fondée le plus souvent sur le quotient familial et l'action des CCAS, avec des prix très réduits par rapport au tarif de base, comme à Toulouse, voire parfois la gratuité. C'est le cas, par exemple, pour les personnes âgées sous condition de ressources à Saint-Denis de la Réunion et, bientôt, à Paris pour les écoliers, de sorte de lever un frein au déplacement des familles.

Reste à évaluer les effets sociaux et écologiques de ces politiques car peu de données existent en la matière et je serai bien en peine de tirer des enseignements généraux de ces politiques de tarification.

On peut néanmoins avancer trois choses :

- D'abord que la tarification permet de lever des obstacles à la mobilité ;

- Ensuite que la gratuité seule ne suffit pas à modifier en profondeur les comportements, en particulier le recours à la voiture. J'en veux pour preuve les résultats de la politique de gratuité pendant l'heure de pointe à Singapour : on constate bel et bien un report modal (augmentation de la fréquentation du métro et diminution de la circulation automobile de 7 %) mais parallèlement à la gratuité des transports, le gouvernement a mis en place des incitations financières pour les entreprises qui décalent leurs horaires ;

- De la même manière, diminuer la part de la voiture passe également par une politique de limitation de sa place en ville, que ce soit en diminuant le nombre des places de stationnement, en réservant des voies aux transports en commun et aux modes doux, en créant des parkings relais en entrée d'agglomération. Bref, la gratuité ne peut à elle seule servir à réguler les flux.

Quant à savoir qui paye, les résultats de notre consultation en ligne montrent toutes les ambiguïtés des usagers : à chaque question, les répondants ont indiqué qu'ils estimaient que c'était au contribuable de financer aussi bien l'investissement que le fonctionnement des réseaux et que la gratuité était préférable à l'amélioration de l'offre. Mais, interrogés sur la nécessité ou pas de faire payer un prix même symbolique, les gens se partagent à parts quasiment égales entre gratuité complète et paiement symbolique.

Toutes les contributions écrites expriment plus ou moins le même sentiment : une exigence d'équité afin d'assurer l'accès le plus large possible. C'est bien là un des enseignements de notre mission : comment assurer l'équité entre tous, qu'ils habitent en zone dense, où les transports collectifs ont toute leur place, ou dans le péri-urbain et le rural où l'offre - je dirai classique - n'a pas vraiment sa place et où il faut organiser de nouveaux moyens de mobilité. Le maire de Niort, dont l'agglomération comprend beaucoup de petites communes, nous a d'ailleurs expliqué que les maires ne souhaitaient plus absolument un arrêt de bus dans leur commune mais plutôt que tous les habitants puissent disposer d'une solution de mobilité, au même titre que les autres habitants. Les technologies numériques nous aideront peut être à organiser ces nouveaux modes de déplacement et c'est d'ailleurs déjà le cas à Orléans où une application permet à chacun de réserver un véhicule, tout en optimisant le parcours effectué par les chauffeurs.

J'en viens maintenant à la présentation des principales recommandations que je souhaite formuler :

- La première c'est d'en finir avec les idées reçues voire les caricatures : non la gratuité n'entraîne pas plus de dégradations, non la gratuité ne signifie pas nécessairement détérioration de la qualité des réseaux faute d'investissements. À l'inverse, la gratuité n'est pas une fin en soi, mais un moyen au service d'un projet, un outil à la disposition des élus pour tout à la fois organiser la mobilité, revitaliser les centres-villes et commencer à mettre en place une véritable transition vers des modes doux et décarbonés ;

- Deuxième enseignement : il faut encourager la réalisation de toutes les études qui permettront d'identifier précisément les effets de la gratuité totale comme solidaire des transports. C'est pourquoi je propose de créer un observatoire de la gratuité, chargé notamment de solliciter les chercheurs français et étrangers ;

- Troisième recommandation : sortir de l'opposition stérile entre qualité de l'offre et gratuité. On n'est pas face à la question de savoir qui de l'oeuf ou de la poule a précédé l'autre ; bien évidemment sans offre pas de gratuité. Pour qu'un réseau soit attractif, il faut déjà qu'il offre une solution alternative à la voiture. Le choix n'est pas entre tarif très avantageux et organisation d'un réseau performant : il faut faire les deux.

- Ce qui, évidemment, pose immédiatement la question du financement. Le service de transport doit-il être financé en partie par les usagers ou doit-on envisager la mobilité comme un droit universel financé par l'ensemble des contribuables en fonction de leurs revenus (comme c'est le cas pour la route) ?

J'entends d'ici ceux qui s'appuient sur le ras le bol fiscal exprimé par nos concitoyens pour rejeter par principe toute réflexion sur les ressources financières permettant de faire face aux défis de la mobilité qui sont devant nous. Défis d'autant plus grands que le secteur des transports collectifs est caractérisé par un effet de ciseau : les recettes augmentent moins vite que les dépenses, alors que les investissements sont de plus en plus coûteux ;

- Je retiens de nos auditions que si le numérique peut faciliter l'accès de tous à un moyen de transport collectif adapté - c'est tout l'enjeu de la Mobility as a Service (MaaS) - il a aussi un coût : Anne-Marie Idrac, Haute représentante pour le développement du véhicule autonome, insiste sur l'importance des sommes à trouver pour en assurer l'équilibre économique, une fois dépassée la phase d'expérimentation actuelle. Dans ce domaine aussi, les usagers devront prendre conscience que la mobilité ne tombe pas du ciel, mais, au contraire, coûte fort cher. Les services organisés par les applications numériques pourraient par ailleurs constituer une ressource innovante. En matière de mobilité comme d'une manière globale, on ne peut se satisfaire de l'absence de taxation des grandes plateformes. Le législateur et les collectivités territoriales ont trouvé le moyen de faire en sorte qu'Airbnb ne continue pas à jouer son rôle de prédateur du secteur de l'hôtellerie sans entrave.

Même si elle ne pourrait sans doute pas à elle seule assurer le manque à gagner de la tarification solidaire et, a fortiori, de la gratuité, nous ne pouvons nous résoudre à voir de nouveaux acteurs se livrer à une guerre commerciale farouche en laissant toutes les externalités négatives à la charge des collectivités. Nous devons nous mettre autour de la table pour définir les contours d'une fiscalité des services de « livraison gratuite » ou des applications de location de trottinettes et autres nouveaux moyens de transport individuel. Cela pose la question de la gratuité à qu'elle prix ? Est-on prêt, par exemple, à un transport d'accès libre mais non régulé qui se financerait sur la publicité et la vente de donnés ?

Plus globalement, même si nous sortons à peine de l'examen de la LOM, il nous faudra bien nous pencher à nouveau sur les moyens de financement des modes de transport décarbonnés. Nous les connaissons tous déjà : péages urbains, prélèvement sur la rente foncière, hausse des tarifs du stationnement, taxation des parkings de centres commerciaux, sans oublier une éventuelle taxe sur la publicité pour les véhicules à moteur thermique. Je considère pour ma part que la question reste ouverte, sauf à se satisfaire du statu quo. Une étude de l'INSEE publiée le mois dernier a quantifié l'incidence en termes de santé publique d'une hausse de la pollution due à l'accroissement de la circulation automobile : l'augmentation des admissions aux urgences pour difficultés respiratoires est bien réelle et le coût financier qui va avec. Il s'agit peut-être d'aller, comme l'explique Paul Aries, « vers un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l'interdiction du mésusage. »

En conclusion, si la gratuité totale des transports collectifs n'est pas toujours la solution adaptée, elle ne doit pas être écartée par principe car nous sommes d'ores et déjà confrontés à un grand défi : comment assurer une mobilité écologiquement, socialement et territorialement juste et équitable ? À long terme, nous savons tous que nous devrons assurer une transition pour que la mobilité ne soit plus le seul choix - souvent subi compte tenu des prix du foncier - des citoyens. Pour reprendre le titre d'une chronique parue dans Le Monde le weekend dernier, Les déplacements qui polluent le moins sont ceux que l'on évite. Mais d'ici là, il nous faut collectivement satisfaire leurs fortes attentes.

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