Intervention de Valérie Létard

Mission d'information enjeux de la filière sidérurgique — Réunion du 9 juillet 2019 à 17h55
Examen et adoption du rapport de la mission

Photo de Valérie LétardValérie Létard, rapporteure :

Mes chers collègues, je vous remercie de votre participation et de vos contributions sur ce sujet qui nous tient à coeur. Dès le début de nos travaux, l'ambition de la mission d'information a été, conformément à la demande du groupe Union centriste qui en avait sollicité la création, de s'inscrire dans la réflexion plus large menée par le Sénat sur la stratégie industrielle de notre pays. Il y a un peu plus d'un an, nos collègues Alain Chatillon et Martial Bourquin avaient publié un rapport sur Alstom et la stratégie industrielle du pays. Nos travaux s'inscrivent dans la pleine continuité de leurs conclusions, mais nous avons souhaité approfondir la situation et les perspectives d'une filière stratégique : la sidérurgie.

Les trente propositions que formule le rapport reposent sur le constat suivant : l'acier est la fondation stratégique de l'économie. Il est au coeur des besoins de très nombreuses industries, parmi lesquelles les plus performantes et les plus prometteuses de notre économie : l'automobile bien sûr, la construction, l'aéronautique, mais aussi des filières d'avenir comme l'éolien ou le recyclage. Pour nombre d'entre elles, la disponibilité d'un acier compétitif et de qualité est un enjeu primordial. La consolidation de notre industrie sidérurgique nationale et la préservation de nos capacités sont donc absolument stratégiques.

Pourtant, notre état des lieux révèle une dynamique inverse.

D'une part, la diminution des volumes produits et de l'emploi se poursuit. En dix ans, la France a perdu 20 % de ses emplois sidérurgiques ; il en reste actuellement 38 000 environ. Nous sommes désormais le quinzième producteur mondial, alors que nous étions encore septième en 1960. Il reste 8 hauts fourneaux actifs en France, contre 152 en 1954.

D'autre part, le secteur sidérurgique français est de plus en plus concentré, et en quasi-totalité détenu par des groupes étrangers. Près de deux tiers de la production française sort des usines d'ArcelorMittal, qui fournit un tiers des emplois sidérurgiques. Cette concentration est le résultat de la pression concurrentielle des nouveaux producteurs chinois et indiens notamment, et des besoins colossaux d'investissement des entreprises sidérurgiques.

Enfin, l'approvisionnement en matières premières est loin d'être sécurisé : la France est structurellement dépendante de ses importations de charbon, de minerai de fer et de minerais rares.

Au-delà de cet état des lieux inquiétant, qui démontre que le caractère stratégique de la sidérurgie n'est pas assez pris en compte par les politiques publiques, nos travaux ont identifié quatre défis majeurs pour le futur de la sidérurgie française.

D'abord, la surcapacité de production d'acier persiste au niveau mondial, ce qui exacerbe la concurrence et les tensions commerciales, au détriment de l'industrie européenne.

La Chine produit désormais à elle seule plus de la moitié de l'acier mondial, contre seulement 15 % en l'an 2000. Sa domination se fonde sur une politique industrielle dirigiste, menée à coups de subventions massives par le biais d'énormes entreprises publiques, et par un recours quasi systématique au dumping des exportations chinoises. De plus, de nouveaux producteurs montent en puissance, comme l'Iran, l'Algérie ou le Vietnam : les surcapacités devraient continuer à augmenter dans les prochaines années. Pourtant, les usines mondiales ne tournent actuellement qu'à 75 % de leur capacité : le marché est inondé.

Dans ce contexte de concurrence exacerbée, de plus en plus de pays ont recours au protectionnisme commercial et à des pratiques déloyales : la Chine, l'Inde ou la Russie « dumpent » massivement leurs exportations, et les États-Unis ont fermé leur marché en instaurant des droits de douane additionnels, qui touchent aussi bien l'Europe que l'Asie. Les surcapacités et les tensions commerciales sont une menace existentielle pour la sidérurgie.

Ensuite, les producteurs français et européens font face à un environnement réglementaire très contraignant et au défi majeur de la transition énergétique.

Les objectifs climatiques et énergétiques sont déjà très ambitieux et se renforcent, avec la hausse du coût du carbone sur le marché européen des quotas et la pression pour trouver de nouveaux procédés moins émetteurs pour la sidérurgie, qui représente 8 % des rejets mondiaux en gaz à effet de serre. Les compétiteurs de pays tiers ne sont, eux, pas tenus aux mêmes exigences. Par ailleurs, les règles en matière d'aides d'État sont très encadrées au niveau européen, tandis que les pays émergents bénéficient de subventions publiques massives. De même, le droit de la concurrence ne permet pas aux groupes européens de jouer sur le même plan que les géants sidérurgiques chinois. Enfin, l'utilisation de mécanismes de défense commerciale est limitée par les règles de l'OMC et de l'Union européenne, alors même que le besoin de protection des producteurs européens est plus fort que jamais.

Troisièmement, les moyens nécessaires à l'adaptation de l'industrie sidérurgique sont difficiles à mobiliser.

Les sommes nécessaires à la modernisation de notre outil productif, vieillissant, sont colossales, alors que le kilo d'acier se vend moins cher que le kilo de pommes de terre ! Nos auditionnés ont indiqué que la Chine avait banni les modèles de hauts fourneaux les plus répandus en Europe, car elle les juge obsolètes. D'autre part, l'investissement dans la recherche et développement (R&D) est très lourd et risqué. Il y a peu de visibilité sur l'évolution des coûts à moyen terme, en raison de la variation des prix des matières premières, de l'électricité et de l'évolution de la demande d'acier.

Alors que les entreprises sidérurgiques ont peu de réserves financières et que l'accès aux financements privés reste contraint, le maintien d'un niveau d'investissement suffisant pour poursuivre la modernisation et soutenir la compétitivité est un véritable défi.

Enfin, le désamour des Français pour les métiers industriels et le déficit d'attractivité de la filière pourrait placer la filière française en pénurie de compétences et de travailleurs.

De nombreux métiers de la filière sont aujourd'hui en tension. La médiatisation des plans sociaux à répétition contribue à façonner une représentation déclinante de la sidérurgie dans l'imaginaire des Français. Pourtant, cette industrie a considérablement évolué, tant s'agissant des conditions de travail, des procédés de production que des niveaux de rémunération.

Mes chers collègues, ces quatre défis sont de taille. Pourtant, je vous propose un constat partagé autour de ces deux éléments.

D'abord, l'industrie sidérurgique n'est pas une filière du passé, elle fait partie de l'avenir de notre pays. La consolidation des implantations en France doit être une priorité, car tout un pan de notre économie dépend de notre capacité à produire de l'acier. Il serait totalement incompréhensible de voir disparaître ces savoir-faire français et de laisser notre sidérurgie « mourir en bonne santé ».

Ensuite, les grands défis que j'ai déjà évoqués offrent à l'industrie sidérurgique de formidables occasions de se réinventer : les ruptures technologiques liées à la décarbonation de l'industrie et à la digitalisation des procédés de production, le développement de la filière éolienne, la prise en compte croissante de l'économie circulaire et du recyclage constituent des opportunités sans précédent pour l'industrie sidérurgique française.

Nos travaux se sont concentrés sur quatre pistes pour accompagner la filière sidérurgique dans sa mutation.

Le premier levier est la stratégie de filière, qui peut améliorer l'articulation entre les besoins des entreprises sidérurgiques et le soutien des pouvoirs publics.

Relancée en 2018 après une première expérience en 2013, la stratégie de filière vise à encourager le travail collectif des entreprises du secteur sur les défis qu'elles partagent. Le comité stratégique de la filière « Mines et métallurgie » a ainsi signé un nouveau contrat de filière en 2018, qui se concentre autour de la mise en oeuvre de projets structurants pour l'industrie de l'acier.

Je vous propose de souscrire pleinement à cette démarche concrète de dialogue entre les industriels et les pouvoirs publics, qui ne peut qu'améliorer la qualité de l'accompagnement des entreprises sidérurgiques selon les priorités stratégiques.

Toutefois, je voudrais relever quelques points.

Une partie des objectifs énoncés se retrouve dans le contrat de filière précédent. Il faut assurer une mise en oeuvre rapide des projets structurants et le plein engagement des acteurs, dans cette période charnière pour l'avenir de la sidérurgie.

Ensuite, les thématiques abordées restent dominées par des enjeux ne relevant pas directement de la sidérurgie, mais plutôt du secteur minier. Les enjeux des producteurs d'acier mériteraient d'être mieux pris en compte.

Le secteur sidérurgique est très horizontal, les différentes entreprises ayant chacune leurs relations avec leurs clients aval. Cela peut expliquer en partie certaines des difficultés rencontrées dans le travail de filière. Les grands groupes sont fortement représentés au sein du comité stratégique et pilotent ses travaux : il serait bon de mieux y associer les entreprises de taille plus réduite. C'est là l'une de nos recommandations.

Nous pouvons tous déplorer l'implication minimale de l'État dans les projets structurants. Presque aucun financement n'est mobilisé : 600 000 euros pour la transition numérique, contre 40 millions pour l'expérimentation de véhicules autonomes par la filière automobile...

Je recommande également de mieux articuler les travaux du comité stratégique de filière avec, d'une part, les industries utilisatrices, afin d'anticiper l'évolution des besoins, et de l'autre, avec les acteurs du recyclage, au rôle crucial pour l'économie circulaire.

Enfin, la stratégie de filière n'ayant pas d'équivalent au niveau européen, je recommande de valoriser l'approche française de filière et de projets structurants auprès de l'Union, pour améliorer leur prise en compte dans les politiques européennes.

L'autre volet de l'action de la filière concerne son attractivité. Celle-ci souffre d'une image abîmée, même si nous avons croisé tout au long de nos déplacements des salariés fiers de leur outil de travail, à juste titre.

Alors que les procédés de production évoluent, il s'agit d'adapter les formations aux besoins en compétences des entreprises. La filière sidérurgique et métallurgie participe en effet pleinement à la révolution technologique de « l'industrie 4.0 ». Elle se numérise. Elle doit innover en permanence : la moitié des aciers fabriqués aujourd'hui n'existaient pas il y a dix ans. Elle a donc besoin de hautes compétences, notamment pour inventer la métallurgie numérique de demain, ainsi que des emplois moins qualifiés mais plus polyvalents demain qu'hier. Je recommande donc de pérenniser le financement des dispositifs de recherche sur la métallurgie numérique.

La filière doit faire des efforts de communication, et participer davantage à la Semaine de l'industrie ou à L'Usine extraordinaire.

Enfin, le rapport recommande de créer un « Campus des métiers et des qualifications » propre à la filière sidérurgique, afin de développer les synergies avec l'Éducation nationale qui permettraient de présenter ces métiers aux élèves et de les attirer vers un emploi qualifié, bien rémunéré et passionnant.

Le second levier est la défense de nos intérêts commerciaux et la protection du marché sidérurgique européen de compétiteurs aux pratiques déloyales et protectionnistes.

L'avenir de la sidérurgie passera nécessairement par l'échelon européen, chargé de la conduite de la politique commerciale.

Si la plupart des échanges d'acier des pays de l'Union sont réalisés avec les autres États membres, les débouchés à l'export sont d'importance cruciale pour les sidérurgistes européens : plus de 31 millions de tonnes sont échangées chaque année avec les pays tiers ; 70 % des entreprises de la filière réalisent plus de la moitié de leur chiffre d'affaires à l'export. Cependant, la part de la consommation européenne d'acier couverte par des importations extérieures est en forte augmentation, ce qui réduit les parts de marché des producteurs européens.

Cela est tout d'abord dû à la surcapacité mondiale, dont le principal moteur est la Chine. Il est impératif de continuer les efforts de réduction concertée des surcapacités mondiales, en particulier les plus polluantes et obsolètes, afin de maintenir un niveau de prix garantissant la rentabilité des producteurs. Je recommande donc de maintenir, au sein de l'OCDE et du G20, le dialogue avec la Chine, qui se montre de plus en plus réticente à endiguer la croissance de ses capacités.

D'autre part, cela tient aussi au dumping agressif et â l'utilisation massive de subventions publiques par l'État chinois et plusieurs autres pays, notamment la Russie, l'Inde et le Vietnam. La Commission européenne a modernisé ses règlements de défense commerciale, et instauré 25 nouvelles mesures antidumping entre 2014 et 2019 sur l'acier, mais elles ne sont pas suffisantes : les taux des droits de douane restent inférieurs à ceux pratiqués par les États-Unis notamment, et tous les produits ne sont pas uniformément protégés- c'est le cas des laminés à chaud et des tubes soudés. Par ailleurs, des stratégies de contournement se mettent en place, via l'ouverture d'usines chinoises en Indonésie ou en Égypte.

À la suite de la mise en place de barrières tarifaires par les États-Unis en 2018, on constate également une redirection des flux d'acier vers l'Union européenne. Si l'Union a mis en place des mesures de sauvegarde, c'est-à-dire des quotas, pour éviter que le marché soit inondé, celles-ci sont poreuses. Par exemple, les exportations de la Turquie vers l'Union ont bondi de 65 % en une seule année.

Je recommande donc de procéder rapidement à un réexamen de l'ensemble de ces mesures de défense commerciale qui apparaissent aujourd'hui insuffisantes, et de modifier leur calibrage et leur ciblage afin de mieux protéger nos producteurs. Je recommande aussi de doter rapidement la Commission européenne de nouveaux moyens pour combattre le contournement des mesures antidumping et antisubventions : il y a urgence. Le temps de la mise en route de la machine administrative ne correspond pas à celui de l'urgence industrielle dans laquelle nous nous trouvons.

Le troisième levier est le soutien de l'adaptation de la sidérurgie française aux exigences de la transition énergétique.

Le secteur sidérurgique représente en effet 4 % des émissions françaises de CO2 et 8 % au niveau mondial. Les secteurs intégrés au système d'échange de quotas d'émissions européen, dont fait partie la sidérurgie, doivent ainsi réduire leurs émissions de 43 % en 2030 par rapport à 2005 : il s'agit d'un objectif ambitieux, mais nécessaire.

Une partie des quotas couvrant les émissions est allouée gratuitement aux principaux émetteurs industriels de CO2, dont les entreprises sidérurgiques, afin d'éviter le phénomène de « fuite de carbone », qui désigne le transfert de production vers des pays ayant des contraintes d'émissions moins strictes. Ce sera toujours le cas pendant la quatrième période du système, entre 2021 et 2030, même si le montant d'allocations gratuites sera légèrement revu à la baisse. Cette allocation à titre gratuit reste indispensable, en particulier dans un contexte d'augmentation du prix de la tonne de carbone. En effet, si leurs émissions sont supérieures aux quotas alloués gratuitement, les entreprises doivent se procurer des quotas sur les marchés.

Le renchérissement du coût des technologies carbonées est bien l'élément incontournable de la transition énergétique du secteur industriel. Mais il ne saurait être la seule voie vers la production industrielle décarbonée : il serait en effet inacceptable que ce renchérissement du coût du carbone renforce la compétitivité des entreprises en dehors de l'Union européenne, qui ne sont pas assujetties à ce coût élevé du carbone ! Nous ferions face à une hausse des importations d'acier en provenance de pays tiers, où les émissions liées à la production sont souvent bien plus importantes qu'en Europe. Je recommande donc la mise en place d'une taxe carbone aux frontières de l'Union européenne. C'est un sujet incontournable, qui fait de plus en plus consensus, y compris auprès de certains qui y étaient initialement réticents.

Cette taxe permettrait de faire payer aux biens importés le même prix du carbone qu'aux biens produits en Europe. Les industriels appellent d'ailleurs à la mise en oeuvre d'un tel mécanisme d'ajustement aux frontières, afin de concilier la défense de l'ambition des politiques climatiques européennes et la compétitivité de nos entreprises industrielles.

Les entreprises de la filière doivent par ailleurs poursuivre les efforts engagés en matière de R&D vers des technologies bas carbone. En effet, la production d'acier se fait à près de 70 % à partir de minerai de fer à l'aide de procédés de réduction basés sur le carbone. La filière mène des recherches dans plusieurs directions pour réduire significativement ses émissions, qu'il s'agisse de la captation et de la réutilisation ou du stockage du CO2, comme c'est le cas avec le projet 3D sur le site de Dunkerque d'ArcelorMittal, ou encore avec le projet IGAR sur le même site qui vise à substituer le coke par du gaz dans les hauts fourneaux. La recherche s'oriente également vers des technologies de rupture telles l'électrolyse du minerai de fer ou l'hydrogène pour la réduction du minerai de fer.

Il faut maintenir le soutien public apporté à la recherche et développement, qu'il soit national ou européen, car il reste indispensable compte tenu de l'importance des investissements à réaliser dans ce domaine au cours des années à venir et de la faiblesse de la part de chiffre d'affaires consacrée à ce type de dépenses par les grands groupes sidérurgiques : 0,2 % pour Tata Steel, 0,4 % pour Arcelor Mittal, 1,2 % pour Vallourec d'après la direction générale des entreprises.

Un outil fiscal apparaît à ce titre particulièrement efficace et doit être conservé dans sa forme actuelle, tout en faisant l'objet d'un meilleur encadrement : il s'agit du crédit d'impôt recherche (CIR). Je rappelle que 64 millions d'euros de créances ont été générées par les déclarations des entreprises du secteur en 2015, correspondant à 214 millions d'euros de dépenses de R&D. Je recommande ainsi de maintenir ce dispositif dans son périmètre actuel, mais également, comme notre collègue Martial Bourquin le proposait dans son rapport sur la politique industrielle l'année dernière, de conditionner le bénéfice du CIR à un maintien d'activité sur le territoire national pendant au moins cinq ans. Je soumets bien entendu cette proposition à votre approbation.

Les programmes d'investissement d'avenir contribuent également au financement de l'innovation dans le secteur sidérurgique. Néanmoins, alors que le PIA 3, la troisième vague du programme d'investissement d'avenir, n'a pas reconduit les « prêts verts » qui soutenaient le verdissement des procédés industriels, je recommande de mettre en place un prêt « transition énergétique », afin de favoriser l'intégration dans l'entreprise d'équipements ou de technologies permettant de réduire la consommation d'énergie ou de matières premières non renouvelables.

Enfin, l'Union européenne a lancé de nombreux programmes de soutien financier à la mise au point de technologies à faible intensité de carbone, notamment dans le secteur industriel : je pense au programme-cadre pour la recherche et l'innovation, Horizon 2020 ; au fonds de recherche sur le charbon et l'acier qui finance, sur la période 2014-2020, des projets de recherche à hauteur de 280 millions d'euros ; enfin, au programme NER300 auquel succédera le fonds pour l'innovation en 2020, et qui soutiendra des activités de démonstration de technologies bas carbone innovantes dans l'industrie.

Cependant, ces soutiens financiers sont très saupoudrés et leur retour sur investissement trop faible, en raison notamment d'une faible conditionnalité des financements concédés aux industriels : l'Union européenne a finalement « raté le coche ».

L'exploitation des résultats de recherches soutenues financièrement, soit au niveau européen soit au niveau national, doit surtout faire l'objet d'une attention particulière, pour éviter des phénomènes de transfert de technologies.

Je prendrai l'exemple du procédé Hisarna, développé par Tata Steel, et dont le groupe a annoncé récemment le transfert des prochains tests du procédé des Pays-Bas en Inde. Or il a bénéficié de financements européens et rien ne garantit que ce procédé innovant soit à terme exploité d'abord au sein d'aciéries européennes ! Cela n'est pas acceptable. Une innovation technologique rendue possible par un soutien financier européen pourrait devoir être achetée par des groupes européens pour son exploitation industrielle.

Je recommande que les textes européens prévoient explicitement que les résultats de recherches financées en partie par des fonds européens soient bien exploités au sein de l'Union européenne.

J'en viens maintenant à un sujet complexe, ayant bénéficié de l'investissement personnel de notre collègue Jean-Pierre Vial, que je remercie pour son implication. Les investissements consentis par les entreprises sidérurgiques pour décarboner la filière ne porteront leurs fruits qu'à la condition d'être soutenus par un coût de l'énergie compétitif. Il s'agit d'un enjeu crucial pour les entreprises du secteur : il peut représenter jusqu'à 40 % de l'ensemble des coûts d'exploitation de l'industrie de l'acier. Or le prix de marché de gros de l'électricité est structurellement haussier en Europe et en France, reflétant en partie le prix du CO2, qui lui-même augmente. Cette tendance devrait d'ailleurs se poursuivre car, pour les dix prochaines années, les énergies thermiques continueront de déterminer le prix de l'électricité en Europe.

Dans ce contexte, la compétitivité des prix de l'énergie en Europe est un élément déterminant dans les choix d'investissements et d'implantation de sites des groupes sidérurgiques et conditionne l'avenir de la filière.

Notre pays offre cependant plusieurs atouts pour les industriels.

D'abord, un mix électrique faiblement carboné qui se traduit par des prix en moyenne plus bas que dans d'autres États membres.

Ensuite, une protection contre les effets-prix du marché grâce à la régulation nucléaire, permettant de leur faire bénéficier de la compétitivité du parc historique nucléaire d'EDF : il s'agit de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh).

Enfin, les entreprises du secteur bénéficiant pour la plupart du statut d'électro-intensif, elles ont accès à plusieurs dispositifs de ce qu'on nomme la « boîte à outils » permettant de réduire la facture énergétique : l'abattement de tarif d'utilisation du réseau public de l'électricité (« Turpe ») réduit les coûts de réseaux de transport d'électricité ; l'interruptibilité permet aux consommateurs capables de moduler leur consommation d'électricité de valoriser leur contribution pour le système électrique ; la mesure de « compensation des coûts indirects » ou « compensation carbone » compense le coût des quotas carbone répercutés sur le prix de l'électricité pour les secteurs exposés à un risque de fuite de carbone ; enfin, il existe des réductions de taxes sur l'électricité et sur le gaz naturel.

Certains de ces dispositifs doivent être améliorés, d'autres pérennisés pour préserver la compétitivité des entreprises du secteur. Par exemple, lorsque l'Arenh se raréfie, comme ce fut le cas en novembre 2018 pour l'année 2019, les industriels voient leur exposition au marché augmenter. Sans aucun doute, la régulation nucléaire fera l'objet d'intenses débats lors de l'examen au Sénat du projet de loi relatif à l'énergie et au climat, et il n'appartient pas à la mission d'information de préempter ce débat.

En ce qui concerne la compensation carbone toutefois, son coût est amené à augmenter ces prochaines années. Or elle offre une économie de l'ordre de 5 à 10 % de la facture d'électricité pour les bénéficiaires industriels, hors taxes d'électricité : 35 millions d'euros ont ainsi été versés aux entreprises du secteur sidérurgique en 2016 et 25 millions d'euros en 2017.

Le triplement du prix de la tonne de carbone entre 2017 et 2019 va renchérir le coût de la « compensation carbone » qui est porté par le budget de l'État. Cette aide, dont le coût s'élève à 140 millions d'euros en 2017, atteindrait un montant de 265 millions d'euros en 2020, voire 390 millions d'euros en 2021, et encourrait des risques d'arbitrage budgétaire défavorable à l'avenir.

Aussi le rapport recommande-t-il de conforter explicitement jusqu'en 2020 le budget alloué à la compensation carbone, afin de garantir un niveau de visibilité suffisant pour les industriels concernés. Les industriels de l'aluminium nous ont rappelé à quel point leur activité pourrait être en grande difficulté dès 2020 si cette question n'était pas prise en considération.

Ensuite, la compatibilité de certains dispositifs avec le droit de l'Union européenne est aujourd'hui questionnée. S'agissant de l'abattement de Turpe et de l'interruptibilité, il semblerait que les discussions avec la Commission portent davantage sur la définition des paramètres pris en compte que sur le principe de ces dispositifs. S'agissant de la « compensation carbone », sa pérennité après 2020 semble acquise jusqu'en 2030, mais les lignes directrices concernant ces aides d'État ne sont valides que jusqu'à la fin de 2020. La Commission européenne a entamé une révision des lignes directrices concernant les aides d'État dans le cadre du système d'échange de quotas d'émissions, qui interviendrait au premier semestre 2020. Les paramètres de définition du niveau de la compensation seraient en cours de discussion avec la Commission européenne.

Une certaine opacité entoure l'avenir de ces dispositifs, alors même que les industriels qui en bénéficient réclament de la visibilité sur le cadre législatif et réglementaire, afin de sécuriser leurs investissements. Le rapport recommande donc de défendre ces dispositifs et de sécuriser leur compatibilité juridique avec le droit de l'Union européenne. En particulier, s'agissant de la « compensation carbone », nous recommandons de défendre le maintien de la méthode de calcul actuelle à partir de 2021.

En dernier lieu, les entreprises de la filière doivent pouvoir disposer d'une visibilité à moyen terme sur l'évolution des coûts d'approvisionnement en électricité. Le déploiement de contrats de long terme se heurte pour le moment à la question du prix proposé, par EDF ou par les fournisseurs alternatifs, et à son adéquation aux besoins de l'industriel.

Si l'on veut que l'industrie soit un levier d'accélération de la transition énergétique, il faut qu'elle dispose d'un approvisionnement énergétique compétitif, de davantage de visibilité sur les coûts d'approvisionnement à moyen terme et qu'elle puisse valoriser davantage sa flexibilité de consommation électrique. À ce titre, nous relevons que les mécanismes d'effacement sont complexes et les incitations insuffisantes en termes de prix.

La dernière dimension de la contribution de la filière à la transition énergétique est le recyclage de l'acier, qui l'est totalement et à l'infini, ce qui contribue à la diminution de son empreinte carbone puisque la filière électrique est moins émettrice : le recyclage d'une tonne de ferrailles permet d'éviter l'équivalent de 57 % des émissions de CO2 et de 40 % de la consommation énergétique nécessaires à la production d'une tonne d'acier primaire.

Pourtant, le recyclage demeure le parent pauvre des politiques publiques. Nous nous sommes rendu compte que, douze ans après le Grenelle de l'environnement de 2009, l'écoconception n'est toujours pas intégrée : je recommande que la France s'y mette, en imposant une vision transversale du recyclage de l'acier dans toutes les filières industrielles et en se dotant d'un outil adapté, un centre d'expertise qui sortirait de la recyclabilité de laboratoire pour se confronter à la réalité pratique.

Enfin, la préservation d'un réseau dense d'aciéries électriques doit permettre d'optimiser le recyclage de la ferraille et participer au développement de l'économie circulaire, riche en emplois non délocalisables. Cela fait l'objet d'une recommandation de notre rapport. L'examen du projet de loi pour l'économie circulaire par le Sénat en septembre prochain permettra sans doute d'évoquer ces sujets.

Pour mobiliser tous ces leviers, il faut un accompagnement stratégique à tous les niveaux des politiques publiques.

Nous l'avons vu, mes chers collègues, les défis de la sidérurgie sont nombreux, et toute la palette des leviers de politique publique doit contribuer à accompagner sa transformation. En conséquence, nos travaux se sont penchés sur l'articulation des différents échelons de politiques publiques.

Au niveau européen, nous faisons le constat que l'Union européenne manque cruellement d'outils pour développer une véritable politique industrielle. Celle-ci reste marginale, et est en partie occultée par les autres compétences européennes. Ainsi, la Commission européenne dispose d'un important pouvoir en matière de contrôle des concentrations et de droit de la concurrence - on l'a vu très récemment avec le rejet de la fusion entre Tata Steel et ThyssenKrupp, qui serait devenu un champion sidérurgique. Nous avons constaté également la réticence de la Commission européenne à se saisir pleinement des instruments de défense commerciale. Les objectifs climatiques sont souvent fixés sans réelle prise en compte des contraintes induites pour l'industrie et sa compétitivité. La dispersion des administrations à Bruxelles, que j'ai rencontrées lors de mon déplacement, témoigne du traitement « en silo » des enjeux sectoriels.

Il y a eu bien assez de « communications » de la Commission sur la politique industrielle : il faut désormais des projets concrets, concertés et spécifiques aux enjeux de la sidérurgie. Comme le recommande le rapport, la France doit s'engager au plus près des autorités européennes, afin d'encourager l'émergence d'une véritable stratégie industrielle partagée. Un document de politique industrielle, déterminant les principales orientations de l'action de l'Union, ses moyens, et déclinant la stratégie globale à l'échelle de chaque filière, doit être produit rapidement par la nouvelle Commission européenne.

Je recommande également de renforcer la prise en compte des enjeux sectoriels, en créant un « Forum de l'acier » de l'Union européenne, piloté par les services de la Commission responsables de la politique industrielle, mais qui associerait toutes les autres administrations européennes, les représentants des États membres, et les industriels - qui incluent tant la direction que les salariés.

Nous avons toutefois relevé que les choses commencent à bouger au niveau européen, sous l'impulsion de certains États membres, dont la France. Le récent « manifeste franco-allemand pour une politique industrielle adaptée au XXIe siècle » fait ainsi état du caractère stratégique de l'industrie sidérurgique et du besoin de politique industrielle. La Commission a commencé à mener une réflexion sur l'évolution de la réglementation en matière d'aides d'État. Je recommande en outre de reconnaître la sidérurgie comme l'une des « chaînes de valeur stratégiques » pouvant bénéficier de subventions publiques accrues dans le cadre des « projets importants d'intérêt européen commun » (Piiec), récemment lancés par la Commission.

Au niveau national, nous faisons le constat d'un État dénué d'outils de pilotage stratégique, à la capacité d'anticipation limitée et qui se contente souvent de jouer le rôle de « pompier » face aux situations difficiles.

D'une part, les moyens humains et les ressources de l'État ne sont pas suffisants. Le millier de personnes qui travaillaient pour la sidérurgie dans les années 1980 s'est réduit à un nombre d'interlocuteurs qui se comptent sur les doigts de la main, dispersés au sein des administrations. Les moyens budgétaires de l'État en matière d'aides aux entreprises se réduisent d'année en année. Afin de faciliter l'identification des leviers de financement pouvant être mobilisés en faveur de l'accompagnement de la sidérurgie, je recommande de réaliser une cartographie des crédits budgétaires, des fonds publics d'investissement et des outils de financement disponibles.

D'autre part, nous avons noté que l'intervention de l'État se réduisait souvent à la seule gestion des restructurations, au lieu d'une posture proactive pour encourager l'adaptation et la compétitivité de l'industrie. Nous avons recueilli les analyses et les doutes des entreprises sur l'action, plutôt reconnue, du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) et du Délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. Afin de soutenir les projets industriels prometteurs suscités dans le cadre de restructurations d'entreprises en difficulté, je recommande de relever les dotations budgétaires du Fonds de développement économique et social (FDES), dont les moyens ont été rabotés de 300 à 50 millions d'euros entre 2014 et 2019, un budget qui doit servir à toute l'industrie et pas seulement à la sidérurgie. Son utilité a été récemment démontrée avec le prêt de 25 millions d'euros accordé par l'État dans le cadre de la reprise de l'aciérie d'Ascoval. Lors du débat budgétaire, j'avais déposé un amendement pour que le budget du FDES soit de 100 millions d'euros, mais il m'avait été répondu que le besoin ne s'en faisait pas forcément sentir.

D'ailleurs, mes chers collègues, permettez-moi de revenir brièvement sur le cas de cette aciérie, maintenant dénommée British Steel Saint-Saulve. L'actualité de ce dossier a rythmé nos travaux, et l'incertitude persiste toujours sur le futur du site. Ce cas particulier d'Ascoval est révélateur de l'absence criante de stratégie industrielle de l'État. Les erreurs répétées commises dans l'examen des projets des repreneurs, qui se sont soldées par quatre reprises successives, dont l'une avortée, mettent en évidence le manque d'anticipation et la mauvaise connaissance des réalités sidérurgiques de l'administration.

La prise de conscience extrêmement tardive par les services de l'État des conséquences du désengagement de Vallourec, société mère, de l'avenir du site de Saint-Saulve, est regrettable. Il était pourtant prévisible que sa stratégie de production en Allemagne mettait en péril l'aciérie de Saint-Saulve. Un temps précieux a été perdu, qui aurait pu être mis à profit pour diversifier la production du site et retrouver des commandes permettant de tourner à plein régime.

Mais regardons vers le futur, car cette aciérie moderne, disposant d'un personnel de qualité, a un grand potentiel. La priorité sera d'accompagner l'entreprise et son repreneur pour sécuriser ses débouchés et l'intégrer pleinement dans les chaînes de valeur. Nous suivrons avec attention les développements de la procédure judiciaire britannique de reprise de British Steel UK. Un jugement sera rendu le 19 juillet à Strasbourg ; il nous donnera des indications sur les business plan et les repreneurs potentiels de FN Steel et Hayange, qui auront des répercussions sur le projet d'Ascoval.

Revenons-en aux recommandations du rapport pour améliorer l'accompagnement de l'État. Tout d'abord, il faut nommer un ministre de l'industrie, qui disposera de ressources humaines et budgétaires dignes de ce nom. Cette mesure ordonnance toutes les autres propositions. Ensuite, assouplissons la doctrine d'investissement de Bpifrance, investisseur public, pour qu'il puisse jouer son rôle et encourager la mutation du secteur sidérurgique, par le soutien à l'investissement mais aussi par la prise de participations, y compris dans le cadre de restructurations. Je soumets ces recommandations à votre approbation.

Enfin, il faut encourager l'utilisation d'acier français sur le territoire national, pour défendre nos savoir-faire et nos produits de qualité. À ce titre, et comme l'avaient déjà relevé nos collègues Martial Bourquin et Alain Chatillon dans leur rapport, je recommande d'utiliser, dans le cadre établi par le droit européen, les leviers de la commande publique et de la normalisation pour encourager la consommation d'acier produit en France. En particulier, le rapport recommande de promouvoir l'utilisation d'acier français dans le cadre de l'accueil par la France des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, au vu des besoins importants de construction attendus.

Le niveau local est l'échelon d'avenir pour l'accompagnement des bassins sidérurgiques. Les élus locaux sont souvent les premiers interlocuteurs des industriels et disposent de la connaissance du terrain. Ils sont les premiers à souffrir des conséquences des restructurations, des destructions d'emplois, des friches industrielles abandonnées et la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, a renforcé les compétences des régions en matière de développement économique.

Les collectivités locales sont un chaînon à part entière de l'action publique. L'État doit mieux les associer à ses décisions, et prendre en compte leurs politiques locales, sans les réduire au rôle de simple financeur. Notre rapport plaide pour une véritable approche partenariale des enjeux industriels. Dans le cas particulier de la sidérurgie, je recommande de mieux associer les représentants des régions aux travaux de la filière sidérurgique, via le comité stratégique de la filière (CSF) et en lien direct avec les administrations centrales.

Le programme « Territoires d'industrie » récemment lancé par le Gouvernement se veut le volet territorial de la stratégie de filières, associant industriels et collectivités locales, sous le pilotage des régions et en lien avec l'administration centrale. La démarche est louable. Cependant, l'État ne consent aucun nouveau financement, s'appuyant sur des dispositifs existants et renvoyant la balle aux collectivités pour apporter les ressources nécessaires. Je recommande donc, dans le cadre des premières évaluations du programme « Territoires d'industrie », de s'assurer que les dispositifs existants suffisent aux besoins exprimés, et le cas échéant, de les compléter par des soutiens de l'État. Par ailleurs, l'articulation avec les dispositifs locaux déjà existants en matière de développement économique ou de formation n'a pas été prise en compte. Il faudra laisser ce programme mûrir pour évaluer sa pertinence et son succès auprès des acteurs locaux.

Ces propositions tous azimuts sont le fruit de nos nombreux déplacements et auditions, et reflètent les besoins de cette industrie stratégique qu'est la sidérurgie, pour pouvoir affronter les défis qui se présentent à elle.

La sidérurgie revêt un caractère interministériel, entre les ministères de la transition écologique, de la formation, de l'économie... S'il n'y a pas d'État stratège avec un ministère de l'industrie et des moyens humains et financiers, je ne vois pas comment nous pourrions changer de braquet pour nous mettre à la hauteur des enjeux hautement stratégiques de la filière. Celle-ci a besoin d'une mobilisation de l'État à l'échelle européenne et au niveau territorial avec les collectivités et les industriels. Il faut un pilote dans l'avion, un ensemblier, en lien avec tous ceux qui mettent en oeuvre cette filière. L'industrie, et particulièrement la sidérurgie, est une cause nationale. Ayons conscience que nous ne sommes pas à la bonne échelle. Je ne remets pas en cause le travail de Bruno Le Maire et de sa secrétaire d'État, ils font ce qu'ils peuvent. L'industrie, en profonde mutation, est à la croisée des chemins.

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