Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 13 juin 2019 à 8h30
Politique commerciale — Réforme de l'organisation mondiale du commerce - communication de m. jean bizet

Photo de Jean BizetJean Bizet, président :

Je me suis rendu les 27 et 28 mai derniers à Genève, avec M. Jean-Paul Emorine, au siège de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), pour faire un point d'étape sur la nécessaire réforme de cette organisation. J'avais déjà eu l'occasion, en octobre dernier, de vous en présenter les principaux enjeux. Huit mois plus tard, si un certain nombre de sujets ont été décantés, les risques de paralysie partielle du régulateur du commerce mondial persistent.

Le contexte politique et commercial s'est encore assombri. La multiplication et l'aggravation des mesures douanières unilatérales américaines contre la Chine - mais aussi le Mexique, l'Inde et l'Union européenne - affectent le développement du commerce mondial. Sa hausse ne devrait atteindre que 2,6 % cette année au lieu des 3 % prévus. D'une certaine façon, l'OMC est devenue l'otage d'une opposition sino-américaine qui va durer - opposition qui dépasse largement le commerce. Sont en effet en jeu la prééminence d'un modèle économique du futur - qui permette aux États-Unis de rapatrier une partie de la chaîne de valeur sur leur sol - et une compétition militaire et technologique croissante.

L'OMC s'installe dans une quasi-paralysie. Sa fonction principale - depuis qu'elle a succédé au GATT en 1995 - est de négocier des règles acceptées et mises en oeuvre par tous, pour un développement équitable du commerce mondial. Cette fonction est aujourd'hui bloquée. À cela plusieurs raisons : intérêts nationaux contradictoires, oppositions entre pays en développement et pays développés, mais aussi cette règle du consensus qui, à 164 membres, est devenue impraticable.

Autre cause de blocage, le mécanisme d'appel du règlement des différends qui est toujours dans l'impasse. La raison en est connue. Les États-Unis s'opposent à la nomination de nouveaux membres de l'organe d'appel. En décembre prochain, faute d'un nombre suffisant d'arbitres, il ne pourra plus fonctionner. Les affaires en cours jusque-là seront arbitrées, mais pas les nouvelles. Pour les États-Unis, les décisions de cet organe vont au-delà de ce qu'il est en droit de faire au regard des accords conclus dans le cadre de l'OMC. De facto, la fin de cet élément essentiel du mécanisme de règlement des différends créé en 1995 ferait revenir 40 ans en arrière lorsqu'au sein du GATT, l'application des règles dépendait du bon vouloir ou de la puissance économique de chacun. C'est le droit du plus fort...

Aujourd'hui, ce risque de blocage est relativisé par certains. L'article 25 du mécanisme de règlement des différends prévoit en effet la possibilité, pour deux parties à un différend, de désigner en amont de toute procédure et d'un commun accord des arbitres et des règles d'arbitrage, en s'engageant à respecter leur décision.

Cette position agressive des États-Unis n'est pas uniquement imputable au Président actuel. Les reproches de l'actuelle administration américaine ne font bien souvent que prolonger ceux des prédécesseurs de Donald Trump, en particulier sur le fonctionnement de l'organe d'appel. Il est probable qu'un éventuel successeur démocrate conduirait la même politique, fût-ce avec une méthode différente.

En avril dernier, l'organe de règlement des différends s'est, contre toute attente, déclaré compétent pour évaluer la fameuse clause de sécurité nationale de l'article XXI du Traité et en apprécier la validité. Ainsi a-t-il donné raison à la Russie dans un différend avec l'Ukraine. C'est là un revers majeur pour les États-Unis, qui évoquent à tout va cette clause pour justifier, entre autres, leurs décisions unilatérales sur l'acier ou les automobiles et qui estiment que l'État concerné doit en être seul juge.

À Genève, personne n'est en mesure de décrypter les intentions américaines à l'égard de l'OMC : un retrait est improbable, et les États-Unis s'impliquent dans les groupes où se discute la réforme de l'Organisation. Ils en violent les règles les plus basiques, tout en mettant en avant ses réelles faiblesses. Fondée il y a 24 ans, l'OMC n'a en effet que très peu évolué, alors que le monde a profondément changé. Une modernisation ambitieuse de l'organisation s'impose donc.

Deux premiers concepts ont été avancés par nos interlocuteurs : transparence et règles égales pour tous. Que recouvrent-ils ?

Tout d'abord, la question des entreprises d'État et des subventions publiques. L'usage massif de ces deux outils - par la Chine essentiellement - fausse toute concurrence équitable. Il faut d'urgence, sur ce point, renforcer les règles existantes et en inventer de nouvelles.

Viennent ensuite les transferts forcés de technologies. Des investisseurs étrangers sont souvent, directement ou indirectement contraints, pour réaliser leurs opérations, de partager leurs technologies et leurs innovations avec des entreprises locales. En finir avec ces pratiques est un enjeu majeur.

Enfin, de multiples restrictions et discriminations intérieures persistent pour l'accès au marché des services, dont des pans entiers ne sont à ce jour pas couverts par les accords sur le commerce des services.

Autre concept, celui de la flexibilité. Il faut d'abord de la flexibilité sur le traitement spécial et différencié accordé aux pays en développement. Ce traitement a permis à ces pays de bénéficier de diverses formes de souplesse dans l'application des règles commerciales des accords multilatéraux. Or, aucun critère n'a jamais été clairement établi pour déterminer ce qu'est un pays en développement. Un pays pouvait - et peut toujours - s'auto-désigner comme pays en développement en accédant à l'OMC, ce qui fait qu'aujourd'hui, sur 164 membres, plus des deux-tiers sont considérés comme pays en développement - dont toutes les économies émergentes.

Cette situation doit évoluer, dans la mesure où ces protections, avec le temps, ont davantage isolé ces pays que contribué à les intégrer dans le commerce mondial. Une distinction est désormais nécessaire entre vrais pays en développement à faibles revenus et économies émergentes.

Une proposition américaine prévoit un certain nombre de critères objectifs justifiant un changement de statut : être membre de l'OCDE, être catégorisé comme « à haut revenu » par la Banque mondiale, être membre du G20 ou représenter 0,5 % du commerce mondial. D'autres propositions, plus souples, consisteraient à inciter les pays en développement à s'engager, secteur par secteur, sur ce qu'ils sont en mesure de proposer. Taïwan a décidé son changement de statut et le Brésil - sous la pression amicale du Président Trump - s'y prépare. Ces changements vont dans le bon sens.

La flexibilité également est désormais indispensable pour les négociations au sein de l'OMC. À 164, sur la base du consensus, aucun accord général n'est plus possible. D'où la nécessité de négocier à quelques-uns, quitte à s'ouvrir plus tard à d'autres membres volontaires. C'est le plurilatéralisme réaliste au lieu du multilatéralisme paralysant. C'est d'ailleurs dans ce cadre que des négociations importantes sont engagées, comme sur la réglementation du commerce électronique - 76 membres représentant 90 % de ce commerce -, la facilitation de l'investissement ou la réglementation intérieure des services.

Sur le dossier, également sensible, des subventions à la pêche, le cadre multilatéral reste de mise : il s'agit d'atteindre, avant la fin de cette année, un des Objectifs de développement durable de l'ONU sur la protection des océans contre la surpêche.

Le 28 juin 2018, le Conseil de l'Union européenne a donné des directives à la Commission européenne pour participer activement aux négociations sur la modernisation de l'OMC. L'Union européenne y est parfaitement légitime. Non seulement parce qu'elle contribue au fonctionnement de l'OMC à hauteur de 33 % - contre respectivement 11 et 10 % pour les États-Unis et la Chine - mais surtout parce que cette organisation, avec d'autres, incarne l'approche multilatérale des relations entre États, que les États-Unis, sous leur actuelle présidence, s'efforcent de marginaliser.

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