La défense européenne est un peu comme un verre à moitié rempli : certains voient le verre à moitié vide, quand d'autres le voient à moitié plein. Avec ma collègue Hélène Conway-Mouret, nous avons travaillé six mois sur ce sujet, mené de nombreuses auditions et effectué sept déplacements en Europe. Ce travail nous a conduits à nous ranger du côté de ceux qui voient le verre à moitié plein.
C'est vrai que la défense européenne, qu'on a parfois appelée Europe de la défense - vous vous souvenez du précédent rapport de notre commission, qui avait montré que ce concept d'Europe de la défense ne fonctionnait pas -, est un peu un serpent de mer dont on a beaucoup parlé, avec parfois l'impression de peu avancer.
Lorsqu'on regarde toutes les initiatives qui sont prises, dans des cadres différents - Union européenne, OTAN, bilatéral, multilatéral -, on se rend compte que les choses avancent. Certes, ce n'est pas d'une façon très planifiée ni inscrite dans un grand schéma politique d'ensemble, mais il faut bien admettre que la défense européenne progresse, de façon protéiforme, à des rythmes et selon des schémas différents selon les pays.
Une des premières choses qui nous ont frappés, c'est que l'approche traditionnelle française, qui consiste à avancer des concepts politiques et à tenter ensuite de faire rentrer la réalité dans ce cadre théorique, n'est pas la mieux adaptée à ce dossier. Soyons pragmatiques : si l'on veut une défense européenne, il faut peut-être se préoccuper un peu de ce qu'en pensent les autres Européens et s'intéresser à la façon dont nos partenaires perçoivent les enjeux.
De ce point de vue, il nous semble qu'il faut dépasser deux faux débats.
Le premier est l'opposition qui est faite par certains entre l'Union européenne et l'OTAN. On entend souvent en France l'idée qu'il faudrait choisir entre une défense européenne et la défense proposée par l'OTAN. Il faut avoir conscience que cette opposition est vraiment une idée franco-française qui n'est partagée par aucun de nos vingt-sept partenaires de l'Union. Donc si nous voulons être un peu efficaces, il nous faut faire attention dans nos discours et nos attitudes à ne pas laisser penser que nous souhaitons un retrait américain d'Europe, car, aujourd'hui, la défense de l'Europe est assurée essentiellement par les États-Unis, qui représentent à eux seuls les deux tiers des dépenses militaires totales des pays de l'OTAN. Au sein de ce budget, les dépenses militaires spécifiquement consacrées à la défense de l'Europe s'élèvent à 36 milliards de dollars, soit presque autant que le budget de défense de la France.
Je ne m'étendrai pas sur les arrangements de partage nucléaire ni sur le déploiement par les États-Unis d'une défense antimissile balistique en Europe, mais ce sont des questions fondamentales pour comprendre la position de beaucoup de nos partenaires européens.
La France fait figure d'exception dans ce paysage. L'autonomie stratégique est pour nous une évidence, garantie en dernier ressort par notre dissuasion nucléaire. Plusieurs Présidents de la République se sont prononcés, depuis le sommet de Chequers en 1995, pour une prise en compte des intérêts de nos partenaires européens dans la définition de nos intérêts vitaux.
C'est donc à l'aune de la prépondérance américaine qu'il faut jauger le débat sur le partage du fardeau. Le coût des investissements que devraient réaliser les pays de l'OTAN pour pouvoir assurer leur défense collective, dans l'hypothèse d'un retrait américain, a été évalué à environ 300 milliards de dollars. Le débat sur l'autonomie stratégique, c'est donc d'abord un débat sur nos lacunes capacitaires.
Le fait que nous dépendions largement des États-Unis pour notre défense collective est, sur le plan historique, une anomalie. Depuis que l'empire romain s'est effondré, les pays européens avaient toujours dû se défendre par eux-mêmes. La situation actuelle est donc bien un héritage historique de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide. D'une façon qui peut apparaître paradoxale, alors que la fin de la Guerre froide aurait dû conduire à la fin de cette situation et à une reprise en main par les pays européens de leur défense, il s'est passé tout le contraire : il y a eu une période où les pays européens ont cru pouvoir toucher les dividendes de la paix et ont donc plutôt réduit leur effort de défense.
Si une évolution est aujourd'hui perceptible, c'est que le contexte a radicalement changé. Plus personne ne croit à la fin de l'Histoire et on voit au contraire le retour à des comportements traditionnels de puissance, c'est-à-dire que les plus grandes puissances ont tendance à préférer le rapport de force, voire la force elle-même, au droit.
Dans ce contexte, la priorité des États-Unis est leur compétition avec la Chine, et non pas la sécurité de l'Europe. En outre, l'examen des budgets de défense fait apparaître très clairement que la Russie n'est pas de taille à rivaliser au niveau global avec les États-Unis ou la Chine. L'origine de la revendication américaine du partage du fardeau est celle-là : les États-Unis ont besoin de pouvoir concentrer leurs moyens sur leur compétition avec la Chine.
En revanche, nous nous sommes efforcés de montrer dans notre rapport qu'il y a une contradiction dans la logique américaine lorsque ceux-ci exigent en même temps que l'Europe achète du matériel américain et ne développe pas une véritable base industrielle et technologique de la défense européenne (BITDE). Il y a une concurrence, dans le discours américain, entre les préoccupations stratégiques - l'Europe doit se défendre par elle-même plutôt que de se reposer sur les États-Unis - et les préoccupations économiques et industrielles - l'Europe doit acheter américain si elle veut être défendue par les États-Unis.
Les pays européens ont bien compris que la garantie de protection américaine, formalisée dans l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, n'est finalement ni inconditionnelle ni éternelle, pour reprendre les propos que nous a tenus un parlementaire dans un pays pourtant très atlantiste.
Dans le même temps, l'Europe est confrontée à la vigueur nouvelle de la menace à l'est, dans un enchaînement guerre de Géorgie, action au Donbass et annexion de la Crimée, test des frontières aériennes et maritimes, et diverses actions d'espionnage ou de tentatives de manipulation de l'information ou des scrutins.
Sur le front sud, la menace prend une autre forme qui découle d'abord de l'effondrement des États - Irak, Syrie, Libye, Mali -, avec deux conséquences : l'organisation pérenne d'une menace terroriste djihadiste en capacité de frapper le sol européen et des mouvements migratoires vers l'Europe dont la rapidité et le caractère inédit ont créé un trouble profond dans les pays européens en favorisant le populisme et les mouvements xénophobes.
C'est du reste le second faux débat qu'il faut écarter : il n'y a pas à privilégier la menace est où la menace sud. La défense européenne doit pouvoir faire front à l'est et au sud, sans quoi il n'y aura pas de défense commune des Européens. Il nous semble que ce débat est en partie derrière nous, et les signes de solidarité à l'égard de nos partenaires de l'est de l'Europe, notamment à travers la présence avancée renforcée de l'OTAN (enhanced Forward Presence, ou EFP), ont grandement aidé sur ce sujet.