Sur le plan politique intérieur et s'agissant de l'évolution de la société turque, nous avons observé des évolutions contrastées, voire pour le moins inquiétantes, dans la période récente.
Depuis le XIXe siècle, le développement politique de la Turquie s'articule autour de deux modèles étatiques concurrents. Le premier s'inspire des règles du libéralisme politique quand le second, dans un souci d'efficacité, importe des modèles plus étatistes, autoritaires, voire dictatoriaux et identitaires, qui ont pu conduire au génocide arménien ou, dans la période plus récente, à une gestion essentiellement sécuritaire de la question kurde et à une guerre sanglante contre le PKK, qui a causé plus de 35 000 morts de 1984 à 1999.
La République de Turquie fondée par Kemal Atatürk a recréé un État unitaire puissant, ancré sur la fondation et l'exaltation de l'unité de la nation turque, le contrôle de la religion pratiquée par 95 % de la population, l'islam, une modernisation certes dirigiste de l'économie et de la société, mais avec des avancées comme le vote des femmes ou l'éducation obligatoire. Cela étant, ce n'est pas une démocratie, c'est un régime à parti unique.
Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour constater une compétition électorale relativement ouverte, mais les institutions politiques apparemment démocratiques restent sous la tutelle de l'armée, gardienne du dogme kémaliste, mais aussi de l'ancrage dans l'Alliance atlantique en période de Guerre froide. L'armée intervient pour éviter tout désordre ou dérive, soit violemment au travers de coups d'État à répétition - 1960, 1971, 1980 -, soit via des pressions plus subtiles - 1994, 1997. Cette démocratie électorale, sous tutelle militaire, n'est pas le meilleur exemple de respect des droits de l'homme malgré l'adhésion de la Turquie au Conseil de l'Europe dès 1950 et la ratification de la Convention européenne des droits d'homme en 1958.
Cette situation va évoluer au début des années 2000 pour deux raisons : tout d'abord, l'influence de l'option géostratégique européenne, objectif majeur partagé par l'ensemble des forces politiques et économiques comme par les autorités militaires de tutelle ; ensuite, l'évolution de la société dans le contexte post-guerre froide et de la mondialisation.
La compétition politique va conduire à l'arrivée au pouvoir en 2002 de l'AKP, un parti conservateur d'inspiration islamiste, mais démocrate et rassembleur, dirigé par une personnalité charismatique, Recep Tayyip Erdogan. Ce parti a remporté depuis lors toutes les élections législatives et tous les référendums constitutionnels.
Cette stabilité au pouvoir et le cadre incitatif des négociations pour l'entrée dans l'Union européenne vont lui permettre de réaliser une évolution institutionnelle importante, ainsi que des progrès significatifs dans le domaine des droits de l'homme. Ils vont même contribuer au passage d'un traitement « tout sécuritaire » de la question kurde au développement économique des régions kurdes et à des avancées dans les domaines de l'éducation, de la culture et des médias, jusqu'à l'ouverture d'un bien éphémère processus de négociation avec le PKK de 2012 à 2015.
Cette stabilité permet également le développement économique remarquable du pays qui bénéficie à une très large partie de la population. Aujourd'hui, la Turquie assure largement l'emploi de sa population active. Le niveau de vie a augmenté, le pays s'est urbanisé et le niveau éducatif s'est élevé. Une grande partie de la population vit selon les standards du monde occidental et partagent ses valeurs, même si un clivage existe sur les questions religieuses, avec l'émergence dans le débat politique d'un courant islamiste soucieux de conserver des traditions auxquelles une grande partie de la population demeure attachée. Cette partie de la population est le socle électoral de l'AKP.
Beaucoup de facteurs laissent penser que ces évolutions, qui ont suscité beaucoup d'espoir, ont commencé à s'inverser dans la période récente.
La concentration du pouvoir par Erdogan et le recul de l'État de droit que l'on observe depuis quelques années peuvent trouver une explication dans l'existence d'un contexte sécuritaire plus incertain, mais ce n'est peut-être pas la seule.
Ils répondent à des résistances pouvant venir aussi bien des cercles kémalistes écartés du pouvoir, mais encore actifs, que de courants islamistes rivaux, comme celui de l'imam Fethullah Gülen, ou encore de la détérioration de la situation au Kurdistan. Ces reculs démocratiques n'en apparaissent pas moins comme disproportionnés et inadmissibles lorsqu'ils ont pour conséquence de réduire toute forme d'expression politique et d'influencer les processus démocratiques.
Cette évolution est le fruit d'une réforme constitutionnelle ouvertement présidentialiste. La première élection du président au suffrage universel direct a été remportée par Erdogan en 2014. La réforme constitutionnelle adoptée par référendum en 2017 supprime la fonction de Premier ministre et instaure un régime présidentiel. Toutefois, ce régime est déséquilibré, car il n'y a pas de véritable séparation des pouvoirs ni de contre-pouvoirs forts. Le Président concentre tout le pouvoir exécutif et dirige de fait la majorité parlementaire. Au cours de la même période, Erdogan a repris en main l'AKP, en contrôlant toutes les nominations et investitures et en évinçant non seulement les proches de M. Gülen, mais aussi les cadres historiques de l'AKP qui auraient pu se positionner en rivaux.
En outre, le contrôle des institutions militaires, administratives et judiciaires est de plus en plus étroit. Des épurations massives ont eu lieu à la suite du coup d'État déjoué en 2016, notamment pendant la période de l'état d'urgence qui a duré deux ans. Selon un rapport de la Commission européenne, 115 158 fonctionnaires ont été mis à pied et 78 000 personnes ont été arrêtées en deux ans. Selon les chiffres du ministère turc de la justice, 3 239 personnes ont été condamnées à l'issue de 261 procès, 28 procès restant à venir. Ces personnes écopent de très lourdes peines, comme les 151 individus condamnés à la prison à vie la semaine dernière. Le pouvoir contrôle, en outre, non seulement les médias publics, mais aussi une part importante de la presse écrite et audiovisuelle.
Parallèlement, la crise syrienne n'a pas été sans conséquence sur le plan intérieur.
La part active qu'ont prise les forces kurdes des YPG - acronyme désignant les unités de protection du peuple, historiquement liées au PKK - dans la lutte contre Daech et leur montée en puissance ont été vécues comme une grave menace par les autorités turques. De nombreux jeunes kurdes ont rejoint ou soutenu ces forces. Le gouvernement turc a décidé de fermer la frontière et de les combattre directement. Ceci a déclenché des manifestations puis une forme de guérilla urbaine dans les villes kurdes. La crainte d'un embrasement a conduit à la destitution des maires appartenant au parti kurde HDP au profit de fonctionnaires et à l'arrestation de certains parlementaires comme le président du HDP, M. Demirtas. Des politiques répressives ont été mises en oeuvre, y compris le déplacement de populations via des opérations de « rénovation urbaine ». Bien entendu, le processus de négociation avec le PKK a été interrompu et des opérations militaires sur le territoire national et au nord de l'Irak se poursuivent.
La situation d'insécurité croissante et la fin récente des dérogations au régime de sanctions contre l'Iran, son principal fournisseur de pétrole, ont entraîné un ralentissement économique. Compte tenu de sa démographie, la Turquie a besoin d'une croissance économique soutenue. Faute d'épargne interne suffisante, elle a besoin de capitaux extérieurs. L'instabilité accroît le coût de ce financement, ce qui entraîne une inflation élevée : 17 % l'an dernier. Le ralentissement implique un tassement de l'emploi et du niveau de vie, ce qui a également des incidences sur la popularité du gouvernement.
Globalement, on observe une répression massive de toute forme d'opposition. La répression des manifestations dans le quartier de Gezi à Istanbul en 2013 a marqué un tournant. Toute critique est assimilée à une complicité de terrorisme. Cela n'est cependant pas allé jusqu'à l'interdiction des partis d'opposition et la suspension de toute liberté d'expression. Le pouvoir a jusqu'à présent compris les conséquences que pourraient avoir de telles mesures sur le plan intérieur, sur le plan économique et sur le plan diplomatique.
Pour autant, la situation doit être surveillée de très près et les atteintes aux droits dénoncées sans relâche. Cette dérive commence à affecter le système électoral jusqu'ici préservé. On l'a vu lors des dernières élections municipales : les conditions dans lesquelles se déroulent les compétitions ne sont plus égalitaires, notamment l'accès aux médias, en raison des pressions très fortes exercées par le pouvoir, y compris dans son opiniâtreté à contester les résultats qui lui sont défavorables.
On observe également le resserrement politique de l'AKP : le parti a aujourd'hui un discours plus clivant sur le plan politique avec le développement d'une rhétorique nationaliste et religieuse fondée sur l'exaltation du passé ottoman, une tendance à s'inventer assez systématiquement des ennemis intérieurs ou extérieurs sans admettre ses propres insuffisances, et une incapacité à regarder son histoire en face. En outre, les programmes de grands travaux ont été lancés dans un contexte moins favorable sur le plan économique et social marqués par la révélation d'affaires de clientélisme et de corruption.
Cela étant, le raidissement de l'AKP ne lui assure pas de meilleurs résultats dans les urnes et n'est sans doute pas suffisant pour lui assurer un soutien pérenne de l'opinion publique turque. Les dernières consultations ont plutôt marqué l'émergence du HDP et le renouveau du parti kémaliste historique, le CHP, ce qui traduit une forme de lassitude à l'égard des dirigeants au pouvoir depuis dix-sept ans.
Le président Erdogan a certes remporté les élections présidentielles de 2014 et de 2018 dès le premier tour, mais ses scores n'ont pas excédé 53 % des suffrages. L'AKP a du mal à remporter la majorité des sièges à l'Assemblée : la première élection de 2015 fut un revers, et celle de 2018 l'oblige à s'appuyer sur un parti d'extrême droite, le MHP. Aux dernières municipales, si l'Alliance AKP/MHP reste majoritaire en voix sur l'ensemble du territoire, elle a perdu quelques grandes villes conquises de longue date par l'AKP comme Ankara et Istanbul. La victoire éclatante du CHP Ekrem Imamoglu lors de l'élection rejouée le 23 juin dernier est bien le symbole de cette lassitude. Il est néanmoins encore trop tôt pour tirer toutes les conclusions de ce message adressé par l'opinion publique.
Quoi qu'il en soit, ce recul persistant et très inquiétant de l'État de droit et des droits fondamentaux rend impossible toute reprise du processus de négociation en vue de l'adhésion à l'Union européenne comme la modernisation de l'union douanière. Aujourd'hui, la déception est à la mesure des espoirs suscités. Elle nourrit également le scepticisme naturel et l'inquiétude des Européens face à cette intégration, d'autant que le contexte s'est assombri en raison des chocs migratoires, de la menace terroriste islamiste, de la montée des courants populistes et identitaires, comme de l'islamophobie en Europe.
Il est difficile d'affirmer que l'évolution de l'État de droit en Turquie n'est qu'une orientation conjoncturelle pour faire face à des menaces sécuritaires récentes. Je crains qu'il ne s'agisse aussi d'une orientation destinée à se maintenir à tout prix au pouvoir, ce qui éloignerait encore davantage la Turquie des standards européens et compromettrait son aspiration à rejoindre l'Union européenne.