Même si notre constat est sévère, nous n'avons pas l'intention de rompre avec la Turquie. Au contraire, je suis convaincu qu'il est nécessaire de la rattacher au monde occidental et à l'Europe.
Il faut, selon nous, distinguer court terme et long terme. Actuellement, l'alliance russe présente des avantages certains. La Russie ne dit mot sur les droits de l'homme, soutient la Turquie contre les gülenistes, tolère les offensives turques en Syrie, lui vend son gaz à prix compétitif et des missiles dernier cri, les S-400, et il y a même des discussions pour de futurs S-500. Surtout, elle a le leadership sur le théâtre syrien tandis que l'on assiste à un désengagement américain.
Sur le plus long terme, en matière économique, malgré un discours orienté vers le Moyen-Orient, les exportations de la Turquie se font toujours à 51 % vers l'Europe. Plus des trois quarts des investissements directs à l'étranger en Turquie proviennent de pays de l'Union européenne. Comme nous l'ont expliqué les patrons de la Tusiad, le Medef turc, pour une économie ouverte et sans grandes ressources énergétiques comme celle de la Turquie, rester aux standards occidentaux est vital. Sinon, la monnaie se déprécierait et les investissements cesseraient. En outre, c'est bien l'Union européenne qui a engagé 6 milliards d'euros pour aider la Turquie à prendre en charge les réfugiés syriens.
Il existe aussi de solides raisons pour que la Turquie ne rompe pas avec l'Occident. Ainsi, les experts que nous avons interrogés ne la voient pas sortir de l'OTAN à moyen terme. Pour le moment, elle y remplit d'ailleurs toujours son rôle correctement.
Actuellement, la Turquie se sert de son rapprochement avec la Russie pour « punir » les Occidentaux. Erdogan joue un rôle ambigu et pragmatique : il espère pouvoir acheter des missiles russes, tout en ne rompant pas avec les États-Unis pour obtenir des avions de chasse F-35.
Il est primordial de garder des liens très forts avec la Turquie dans les domaines de la coopération et de la sécurité.
Depuis les accords Cazeneuve de septembre 2014, 231 Français passés par la Syrie ont été rapatriés de Turquie et judiciarisés. En échange de cette coopération, les Turcs demandent l'extradition de membres du PKK, ce que la France se refuse toujours à faire, à juste titre selon moi.
Deuxième aspect essentiel, malgré la crise économique qu'elle traverse, la Turquie reste un marché de plus de 80 millions d'habitants, en majorité jeunes, culturellement proches de l'Occident et bien formés. Elle est notre quatorzième partenaire commercial avec 6 milliards d'euros d'exportations en 2017 pour 14 milliards d'euros d'échanges, et un objectif affiché de 20 milliards d'euros à brève échéance. Les chefs d'entreprise français que nous avons rencontrés à Istanbul nous ont expliqué combien la Turquie était essentielle pour se projeter au Moyen-Orient et en Asie centrale.
Troisième aspect, la question des réfugiés. La Turquie verse parfois dans une forme de chantage, mais il est clair qu'il faut continuer à la soutenir : il faudra que les financements européens se poursuivent au-delà de la réalisation des accords FRIT 2, avec le concours de la France.