Sur le plan intérieur, la Turquie est entrée dans une période d'incertitude politique qui inquiète ses partenaires internationaux. Dans ce contexte, quelle peut être la position de la France et de l'Union européenne ? Quelles recommandations pouvons-nous formuler sur l'attitude de notre pays et de notre diplomatie sur ces aspects de politique intérieure ? On ne peut pas se dire à la fois optimiste et pessimiste, ni être d'un optimisme béat face à la situation.
Nous ne pouvons pas renoncer à construire une relation avec un pays appelé à jouer un rôle important sur la scène internationale du fait d'une position géographique stratégique, ni à soutenir son développement démocratique. La position française doit faire preuve de réalisme. Elle doit être fondée sur une logique d'intérêts et de valeurs, mais il faut aussi utiliser les leviers dont nous disposons. M. Poniatowski en a évoqué certains, en lien avec la diplomatie, la défense, la sécurité et le commerce extérieur. Nous devons promouvoir nos valeurs.
Sur ce point, la France et l'Union européenne doivent maintenir une position constante, ferme et exigeante en matière d'État de droit et de respect des droits fondamentaux. Ces valeurs constituent le socle, auquel la Turquie a souscrit, des conditions d'ouverture des négociations d'adhésion. Il s'agit de rappeler ces exigences à chaque fois qu'elles ne sont pas respectées, mais aussi de souligner les progrès réalisés, comme l'annonce récente d'une réforme de la justice, qu'il faudra toutefois observer de près. La Turquie doit également renforcer sa coopération avec le Conseil de l'Europe, donner suite à ses recommandations et mettre en oeuvre tous les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme.
Il est clair de ce point de vue que le processus de négociation en vue de l'adhésion constitue toujours un levier efficient. Le gouvernement turc comme les entrepreneurs considèrent que ce maintien est un élément d'incitation à la modernisation du pays par un alignement sur les normes européennes. Son interruption aboutirait à une dégradation de la réputation de la Turquie sur la scène internationale, notamment sur le plan économique, alors que la Turquie est une économie ouverte, dont la croissance dépend des investissements étrangers. Les partis politiques d'opposition que nous avons rencontrés - CHP, HDP -, la société civile et les associations de promotion des droits de l'homme ont besoin de ce processus, qui contribue à maintenir l'ancrage démocratique de la Turquie. Ces arguments s'ajoutent à ceux développé par M. Poniatowski en matière de politique extérieure.
Renoncer à ce processus, c'est perdre un levier important et décevoir une grande partie de l'opinion publique turque, même si l'issue de ce processus est lointaine et improbable. Ceci vaut naturellement pour toutes les participations de la Turquie à des instances multilatérales soutenant nos valeurs démocratiques, comme l'OTAN ou le Conseil de l'Europe.
Nous devons également continuer à utiliser tous les moyens de notre diplomatie d'influence pour nous adresser à l'ensemble de la société civile turque en matière culturelle, éducative, universitaire, environnementale et économique. La France bénéficie d'une bonne réputation et d'une réelle implantation en Turquie, mais elle doit développer une approche plus large en développant les moyens audiovisuels et numériques, au besoin d'ailleurs en coopération avec d'autres partenaires européens. Comme l'a souligné mon collègue, elle doit également encourager ses entreprises à développer leurs relations commerciales comme leurs investissements.
Ainsi, la fermeté ne doit pas être exclusive de tout dialogue. La France et l'Europe n'ont aucun intérêt à ce que l'instabilité gagne la Turquie et la pousse à rechercher de nouvelles alliances.
Il faut être conscient que la déception éprouvée par la Turquie devant l'incompréhension par ses alliés occidentaux de ses priorités sécuritaires, et le tournant très nationaliste du pouvoir, font que les Occidentaux sont regardés avec méfiance. Tout évènement, toute action ou parole sont vite interprétées comme des pressions destinées à ruiner les efforts de la Turquie pour prendre la place qui lui revient sur la scène internationale. Sur ce point, les partis d'opposition sont à l'unisson du pouvoir.
Face à cette attitude regrettable, la patience stratégique s'impose, en évitant d'entrer dans le jeu des provocations du pouvoir turc. La constance et la tempérance sont les meilleurs moyens de faire entendre aux dirigeants que la provocation est un signe de faiblesse dans les relations internationales et que la création d'un climat de confiance suppose un dialogue apaisé et sincère dans son expression auquel, sur le long terme, la Turquie et la France auraient beaucoup plus à gagner qu'à perdre.
En somme, on a toujours l'impression que la Turquie tire sur l'élastique, pour voir où il va casser... Et ce n'est jamais de leur faute ! Toujours celle des autres, qui ne les ont pas compris.