Je vous remercie de me donner l'occasion de vous présenter le rapport de la Cour des comptes sur le pilotage et le financement des très grandes infrastructures de recherche qu'elle a récemment remis à la commission des finances, à la demande de son président.
Ce travail est le fruit d'une enquête approfondie, qui repose sur une expertise des pièces recueillies, des entretiens avec plusieurs dizaines de responsables et de nombreuses visites sur place, en particulier dans les TGIR suivantes : grand accélérateur national d'ions lourds (Ganil), flotte océanographique française (FOF), grand équipement national de calcul intensif (Genci), Huma-Num et production et gestion de données (Progedo). Des entretiens ont également eu lieu à Bruxelles avec la direction générale Recherche de la Commission européenne et la représentation permanente française auprès de l'Union européenne.
Nous avons cherché à adosser l'approche transversale et systémique qu'appelait l'intitulé du sujet à des approfondissements par TGIR et à une revue sectorielle de ces infrastructures par grands domaines de recherche. Ce rapport se présente accompagné de ses propres annexes intégrées, largement méthodologiques, qui éclairent et documentent ses analyses, et d'un cahier complémentaire par grand domaine de recherche.
La feuille de route de 2018 de la direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI) du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (Mesri) dresse une liste de 99 infrastructures de recherche, réparties en trois catégories : cinq organisations internationales (OI), vingt-deux très grandes infrastructures de recherche (TGIR) et soixante-huit infrastructures de recherche (IR). Y figurent également quatre « projets ».
Initialement axé sur les seules TGIR, le champ de ce rapport a été élargi en tant que de besoin aux autres catégories. Compte tenu de leur taille, de leur coût, de leur histoire parfois, de leur pilotage national commun et des contextes européen et international dans lesquels toutes ces infrastructures évoluent, l'élargissement de la perspective était inévitable pour apprécier la qualité de leur conduite stratégique et financière eu égard aux enjeux qu'elles représentent.
Votre commission a souhaité que la Cour se penche sur ce sujet parce qu'il revêt des enjeux scientifiques, financiers, politiques et sociaux majeurs.
Un enjeu scientifique d'abord : comme vous le savez, la notion de très grande infrastructure de recherche fut longtemps réservée aux grands instruments de l'astronomie et de la physique, généralement localisés sur un seul site. L'image que nous renvoient aujourd'hui les TGIR est sensiblement différente de la matrice des très grands équipements (TGE) des années soixante. Ces instruments - observatoires astronomiques en réseau, calculateurs ultra-puissants, détecteurs d'ondes gravitationnelles, accélérateurs de particules, spectromètres, bateaux océanographiques, etc. - couvrent la plupart des fronts pionniers de la recherche fondamentale ou appliquée. Mis en oeuvre par et pour les chercheurs, ils mobilisent, en conception comme en exploitation, les technologies les plus avancées.
Ces infrastructures de recherche produisent, manipulent, traitent et échangent des données numériques dans des proportions inédites et qui, à moyen terme, pourraient être multipliées par cinq.
Certaines de ces plateformes offrent un service : sources de lumière, de neutrons, bibliothèques numériques, flottes de navires scientifiques, plateformes de micro et de nano fabrication, puissance de calcul ; d'autres concourent directement à l'obtention d'un résultat nécessaire pour repousser les limites de la connaissance : détection de neutrinos ou du boson de Higgs, ou encore des trous noirs. Toutes permettent d'élaborer des concepts, d'établir des résultats et de faire des observations qui seraient sans doute hors de portée sans l'exceptionnel dispositif technique qu'elles offrent aux scientifiques. Elles matérialisent aussi l'interdépendance des domaines de la recherche et des acteurs impliqués, États, institutions européennes et organisations internationales, opérateurs, laboratoires et autres.
La participation de la France à ces grands instruments est essentielle pour se maintenir dans le peloton de tête des grandes nations scientifiques. Il s'agit bien, pour la science française, d'un enjeu critique.
L'enjeu est industriel et sociétal ensuite : la capacité des TGIR à favoriser les innovations de rupture irrigue le secteur industriel. Il entre aussi dans leur vocation d'accompagner les grandes questions économiques et sociétales dans des domaines aussi cruciaux que l'énergie du futur, la numérisation, l'environnement et la protection de la planète.
Il est également politique et financier : la France doit non seulement conserver ses positions et éviter la dépendance technologique, mais aussi se donner les moyens de faire face à la compétition internationale. Ainsi, au-delà du monde de la recherche, la capacité des TGIR à rester à la pointe de l'excellence scientifique représente un enjeu politique de premier plan. C'est une question de souveraineté, mais aussi de capacité financière.
De tels dispositifs sont en effet d'un coût particulièrement élevé. Les ressources consacrées aux vingt-deux TGIR entre 2012 et 2017 sont estimées par la Cour à 4,2 milliards d'euros, dont la moitié sur crédits budgétaires français.
Les coûts exorbitants de ces plateformes conduisent les États à partager ce fardeau dans le cadre européen ou sous la forme d'accords internationaux. Parmi les vingt-deux TGIR, huit ne sont pas situées en France et cinq sont qualifiées d'« internationales ». Cette tendance au partage des coûts paraît inéluctable ; elle ne réduit pas pour autant le volume des financements nationaux. Les grands projets en cours, comme SKA, un projet mondial de réseaux géants de télescopes, en attestent : irréalisables sans une large coopération entre États, ils n'en réclament pas moins un effort financier majeur pour la France.
Il convient d'ajouter que cette enquête s'est achevée au moment où le Gouvernement décidait de lancer le chantier de la loi de programmation sur la recherche. Ce rapport, nous l'espérons, pourra contribuer à éclairer vos débats dans lesquels la question des TGIR ne pourra pas être éludée.
Pour être à la hauteur de tels enjeux, ces infrastructures lourdes doivent faire l'objet d'une doctrine claire et constante. Cette impérieuse nécessité ne peut être satisfaite qu'à trois conditions. Il faut d'abord un périmètre clairement défini et justifié. Il faut aussi que l'organisation des pouvoirs publics surmonte les effets de dispersion qu'entraîne le nombre considérable des acteurs impliqués, et qu'ils disposent d'une capacité de décision éclairée et de solides assurances en matière d'évaluation. Enfin, le suivi des dépenses et des coûts est la condition sine qua non d'un emploi cohérent et transparent des deniers publics, aujourd'hui et encore davantage pour demain.
La Cour avait déjà travaillé sur le même sujet en 2009, à l'occasion d'un rapport de synthèse, non rendu public, sur le pilotage et la gestion des grandes infrastructures de recherche par le ministère chargé de la recherche. Il faisait suite aux contrôles organiques de l'accélérateur Ganil et du synchrotron Soleil.
Cette antériorité nous a permis de mesurer les progrès indéniables accomplis depuis lors : la feuille de route nationale, régulièrement actualisée, assortie depuis peu d'une étude sur les coûts complets, la création du Haut Conseil et du comité directeur des TGIR, la simplification introduite par l'action 13 du programme 172, la qualité de gestion des principales TGIR par les grands opérateurs de recherche, le CNRS et le CEA, mais aussi l'Ifremer, sont autant de signes positifs. Le dialogue engagé avec les hauts responsables du ministère et des grands opérateurs a permis de mesurer que tous ont une claire conscience des enjeux que j'ai énumérés et se projettent dans une amélioration continue des procédures de décision et du cadrage stratégique.
Toutefois, cette prise de conscience et les avancées réelles qui s'y attachent sont encore trop récentes pour avoir produit des effets tangibles. Au terme de son enquête, la Cour estime que la situation des TGIR manque de clarté.
Conformément aux engagements pris dans la lettre du Premier président adressée au président de la commission des finances, l'enquête de la Cour s'articule autour de trois questions : le périmètre des TGIR est-il défini de manière adéquate ? L'organisation est-elle adaptée à l'indispensable effort stratégique que réclame un tel sujet ? Les financements présents et à venir sont-ils clairs, cohérents et réalistes ?
Première réponse, le périmètre des TGIR manque de cohérence. La Cour constate une absence de définition normée des TGIR. Les quatre feuilles de route de 2008, 2012, 2016 et 2018 portent à la fois sur les vingt-deux TGIR, sur les soixante-huit infrastructures de recherche (IR), et sur les organisations internationales (OI), qui sont au nombre de cinq. Si le régime particulier des OI peut se comprendre du fait de leur statut spécial en droit international, les effets de seuils entre TGIR et IR ne sont pas objectivés.
Contre toute attente, ce ne sont ni la taille, ni le coût, ni le caractère international, ni l'excellence scientifique qui servent de discriminants entre TGIR et IR. Ainsi, le coût de fonctionnement annuel d'une TGIR peut aller de 1 million d'euros à 620 millions d'euros. De même, certaines IR seraient des candidates naturelles au statut de TGIR, comme Apollon ou Celphédia.
La qualité de TGIR résulte du choix de créer une liste limitative. La marque la plus visible qui la distingue des IR est de faire l'objet d'un fléchage budgétaire spécifique. Les grands opérateurs, en particulier le CEA et le CNRS, attachent au label TGIR une importance spéciale parce que cette « sanctuarisation » budgétaire leur assure une forme de pérennité. Leur satisfaction est d'autant plus déterminante qu'ils ont géré ou cogéré dix-neuf des vingt-deux TGIR existantes en 2018. Les autres opérateurs ainsi que les universités sont des participants, contributeurs et utilisateurs importants des TGIR, mais leur présence et leur rôle sont relativement peu visibles.
La liste des TGIR, conventionnelle et de portée exclusivement française, a le mérite de la simplicité et l'avantage de faire consensus entre le ministère et les opérateurs. Elle pourrait cependant donner lieu à discussion. Ces critères définissant TGIR et IR sont trop nombreux et généraux pour constituer un tableau permettant d'aboutir à une définition stable. De fait, cette batterie de critères n'est pas discriminante. Il conviendrait de figer le tableau des infrastructures.
Ainsi, ont été exclus de la catégorie des TGIR des instruments d'intérêt national, comme les réacteurs ITER et Jules Horowitz. Ces deux navires amiraux sont pourtant au centre des stratégies financières à venir. Si ITER a une incontestable vocation scientifique, ce n'est pas le cas de Jules Horowitz. Pourtant, ce réacteur figure en bonne place sur la feuille de route européenne, qui le qualifie d'infrastructure-clé pour la communauté internationale du nucléaire.
Il en va de même pour les grands instruments du Centre national d'études spatiales (CNES), du ministère de la défense, de Météo France et d'autres organismes. Leur exclusion du périmètre des TGIR est d'autant plus dommageable que peuvent se révéler fortes les synergies opérationnelles et prometteuses les mutualisations possibles entre toutes les infrastructures essentielles ou stratégiques de la recherche. Cette situation assumée interdit aux pouvoirs publics de disposer d'un périmètre logique en termes de priorités nationales et de volumes budgétaires.
L'élargissement du spectre aux infrastructures essentielles serait d'autant plus adéquat que la catégorie labellisée des TGIR est un particularisme propre au ministère chargé de la recherche. Des financeurs importants comme les collectivités territoriales ou le Secrétariat général pour l'investissement ne connaissent pas la distinction entre TGIR et IR. De même, ni l'Union européenne, qui joue pourtant un rôle essentiel en matière de normes et de promotion des investissements partagés, ni les États étrangers partenaires n'utilisent ce distinguo. La première feuille de route de 2008 ne concernait qu'une catégorie d'infrastructures : les TGIR, au nombre de quatre-vingt-dix-neuf.
Le développement consacré au cadre européen et international présente un paysage institutionnel complexe où la distribution des compétences n'est pas toujours très lisible, comme l'illustrent les passages consacrés aux structures juridiques proprement européennes, les ERIC (European Research Infrastructure Consortiums) et les LRI (Long-range Research Initiatives), ainsi qu'aux distinctions qu'il convient d'établir entre les directions générales Recherche, Connect et Regio.
Dans ce cadre européen, où les infrastructures font l'objet à la fois de partenariats et de compétition, retenons que l'European Strategy Forum On Research Infrastructures (Esfri), le groupe thématique du comité européen pour la recherche chargé des infrastructures de recherche, dispose d'autres catégories - « landmarks » et « projects » - qui recouvrent des TGIR, des IR, des laboratoires d'université et le réacteur Jules Horowitz, tandis que six TGIR ne sont pas connues de l'Esfri.
Ajoutons à cela que les ressources financières accordées directement par le programme H2020 ou le Fonds européen de développement régional (Feder) aux États membres sont très en deçà de celles qui sont mobilisées par ces derniers. Il est très difficile de flécher l'apport des ressources européennes, d'une part, parce qu'elles ne connaissent pas la distinction entre IR et TGIR, ce qui brouille le parcours financier ou, comme pour le Fonds européen de développement régional (Feder), qu'elles ignorent la feuille de route française, et, d'autre part, parce que les outils de suivi tels que la base Meril de recensement des IR européennes d'intérêt supranational paraissent défaillants.
La partie consacrée à la coopération multilatérale montre que les grands organes de suivi et de coopération utilisent aussi d'autres catégorisations.
Il résulte de cette première série de constats que le Ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (Mesri) gagnerait à réunir dans un périmètre homogène les grandes infrastructures identifiées comme essentielles ou stratégiques pour tout ou partie de la recherche nationale ; que la politique nationale portée par la feuille de route de la DGRI pourrait utilement intégrer les infrastructures de recherche des autres départements ministériels lorsqu'elles se prêtent à des mutualisations ; et qu'il convient d'élaborer une stratégie de présence nationale continue et durable dans les organes d'expertise et de décision de l'Union européenne pour défendre au mieux les positions nationales.
Deuxième réponse, fondée sur une deuxième série d'observations, l'organisation de la prise de décision et du pilotage n'est pas totalement adaptée.
Ces observations ont porté sur la collégialité du processus de pilotage stratégique, la qualité de l'outillage du pilotage opérationnel et l'étendue et la profondeur du dispositif d'évaluation.
En matière d'organisation, la Cour observe que le ministère a fait de nombreux efforts pour amender le suivi et le pilotage stratégique des TGIR. Il faut néanmoins prévoir une meilleure articulation entre la direction des affaires financières du ministère, celle du ministère des affaires étrangères et européennes et la DGRI.
Le Haut Conseil des TGIR (HC-TGIR) produit des documents de qualité, mais peu contraignants et assez confidentiels. Le comité directeur des TGIR (CD-TGIR), qui est une instance collégiale, représente un réel progrès par l'occasion qu'il donne aux principaux acteurs de se réunir sous l'égide de la DGRI.
Il n'en reste pas moins que les universités, pourtant directement intéressées par les TGIR, et parfois détentrices d'infrastructures de haut niveau ne figurant pas sur la feuille de route, comme l'ordinateur Romeo de l'université de Reims, sont tenues à l'écart du dispositif pour une raison qui leur est directement imputable : elles n'ont pas su à ce jour se structurer pour parler d'une seule voix sur ce sujet. Une entrée plus marquée des universités dans le processus collégial de décision serait un atout, pour l'heure peu exploité.
De même, dans la mesure où le domaine numérique sert toutes les IR et devient l'une des clés de la puissance scientifique future, le comité de coordination numérique (Codornum), créé en 2014, et son sous-comité Infranum doivent sortir de leur relative léthargie et travailler en liaison étroite avec le CD-TGIR.
Dans tous les cas, le ministère doit se donner les moyens de se projeter à dix ans et d'arbitrer entre suppressions et créations de TGIR en vue de déboucher sur une validation des choix stratégiques à l'échelon interministériel, à l'issue d'un processus plus collégial et associant davantage d'acteurs impliqués dans les infrastructures essentielles.
Par ailleurs, il conviendrait que le Mesri systématise l'utilisation de l'appareillage de l'État dans ses relations avec ses opérateurs : lettres de mission, définition d'objectifs et d'indicateurs. De plus, le chantier des ressources humaines n'est pas traité pour tout ce qui relève de l'emploi non scientifique.
Toutefois, et c'est le troisième point, de telles réorganisations porteront difficilement leurs fruits tant que le dispositif d'évaluation n'évoluera pas. Les évaluations dont la Cour a pris connaissance, celles du HC-TGIR, de l'Inspection générale de l'administration de l'éducation nationale et de la recherche (IGAENR) ou du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (HCÉRES) se font en ordre dispersé et sont souvent focalisées sur une seule infrastructure. Elles trouvent un complément dans les auto-évaluations menées par les TGIR elles-mêmes. Au total, les évaluations externes des TGIR ne correspondent à aucune programmation d'évaluation et de suivi des recommandations. Malgré leur sérieux, le morcellement et l'hétérogénéité des méthodologies interdisent toute tentative de synthèse. Relevant parfois autant du processus de contrôle que d'une politique de communication, les évaluations scientifiques et bibliométriques, rarement validées par une autorité externe, délaissent naturellement le chantier des évaluations économiques ou socio-économiques.
Dans ce domaine, les attentes de la Cour sont fortes. D'abord, les dispositions réglementaires fixées par le décret du 23 décembre 2013, qui établit des seuils de déclaration pour les projets d'investissement d'au moins 20 millions d'euros hors taxes, ne sont quasiment jamais respectées dans le cas des TGIR. Ensuite et surtout, l'obligation, à partir du seuil de 100 millions d'euros, de transmettre une expertise au Secrétariat général pour l'investissement (SGPI), celui-ci faisant réaliser une contre-expertise indépendante, est très rarement honorée.
Au-delà de l'évaluation scientifique, dont les instruments sont en partie en place, et de l'évaluation socio-économique qui reste en chantier, un large champ d'étude n'est pas abordé à ce jour : l'évaluation des externalités positives qualitatives liées au développement de la connaissance permis par les TGIR. Cet impact devrait pourtant être pris en considération, afin d'orienter les politiques publiques et in fine de prolonger la réflexion sur les risques, naturels ou médicaux, par exemple, et l'amélioration des conditions de vie.
Ces pistes d'amélioration ne pourront être ouvertes tant que les TGIR disposeront d'indicateurs d'activité propres à chacune d'entre elles et à usage interne. Il est impossible en l'état de les harmoniser ou de les consolider pour en tirer parti dans l'élaboration d'une politique nationale. Il en résulte que la performance globale des TGIR est très difficile à apprécier. La publication annuelle des indicateurs, par exemple dans le rapport annuel sur les politiques nationales de recherche et de formations supérieures, permettrait au Parlement, et plus généralement aux citoyens, de disposer des données fiables et actualisées.
Cette deuxième série de constats conduit la Cour à formuler trois recommandations.
D'abord, la gouvernance de chaque grande infrastructure française doit disposer d'une lettre de mission du Mesri à chaque président, d'un plan stratégique évolutif, d'une revue biennale des performances, de quelques indicateurs robustes et harmonisés.
Ensuite, dans le cadre du Codornum, il conviendrait d'élargir le périmètre d'intervention de Genci en matière d'infrastructures de calcul de la recherche et de mieux articuler les niveaux national et régional de l'organisation numérique du calcul et du stockage en France.
Enfin, la composition du CD-TGIR doit être élargie et l'instance érigée en instance interministérielle de préparation des décisions pour l'ensemble des infrastructures de recherche.
S'ajoute à ces défauts d'organisation et de pilotage une singulière carence en matière de suivi financier : c'est le troisième constat de la Cour. Certes, le ministère chargé de la recherche a engagé des efforts depuis 2012, notamment avec l'étude sur les coûts complets de 2016 ; mais il ne dispose toujours pas d'une carte financière précise qui permettrait de déterminer précisément le périmètre financier des TGIR.
D'abord, l'effort d'agrégation des données se heurte à la diversité des sources de financement et à la dissémination des crédits de l'État sur plusieurs programmes budgétaires. La Cour a dû se livrer à un patient travail de reconstitution pour obtenir des données fiabilisées et minimales que personne n'a pu lui communiquer. Elle décrit l'ensemble des ressources reçues pas les TGIR de 2012 à 2017 dans un tableau intégré au rapport, qui montre le caractère éparpillé et complexe de l'architecture retenue : ainsi l'action 13 du programme 172 est doublée par les actions 17 et 18 du même programme pour les TGIR dites internationales, mais qui ne relèvent pas toutes des OI, pour 31 % des ressources, ainsi que par les crédits des programmes 150, 214, 231 et 129.
L'absence d'un système d'information unifié entre les acteurs constitue également une limite importante à l'effort d'agrégation des données et nuit sans conteste à l'efficacité du pilotage et du suivi.
La deuxième observation résulte également de l'analyse du tableau cité. Ainsi, la forte progression des ressources globales des TGIR sur la période 2012-2017 - 36 % en six ans, pour un total cumulé de 4,2 milliards d'euros - est due à la part essentielle que prennent les États dans ce financement, soit 94 % des ressources.
Alors que la croissance de la contribution de l'État français est de 7,6 % en six ans, celle des États étrangers est de plus de 80 %. La proportion contributive s'est inversée sur la période : en 2017, la part française représentait 42 % des ressources, contre 52 % pour la part étrangère. L'explication de ce retournement est à chercher dans l'émergence des TGIR internationales pour lesquelles la contribution de la France se fait par un apport en nature pendant la phase de construction, et dans l'arrivée de nouveaux pays financeurs comme la Russie.
L'engagement financier des partenaires étrangers confirme l'importance des TGIR dans la politique de recherche des autres États, mais consacre surtout le caractère inéluctable de la mutualisation des ressources.
On relève une croissance parallèle des contributions issues des financements extrabudgétaires du programme d'investissements d'avenir (PIA) et des collectivités territoriales, mais pour des volumes marginaux : 5 % pour le PIA, 2 % pour les collectivités.
Les financements européens représentent une part infime des ressources des TGIR : ils sont passés de 0,62 % en 2012 à 1,58 % en 2017. Les TGIR existants bénéficient peu de la manne financière européenne, contrairement aux IR. De fait, la lisibilité des financements européens est ardue. Néanmoins, pour les lourds projets d'intérêt européen et supranationaux à venir, la Commission européenne envisage de financer plus directement des équipements dont elle négocierait la ou les implantations avec les États membres, en échange d'une contribution. Cette possibilité vaut essentiellement pour le calcul intensif.
Les ressources propres des TGIR sont passées de 4,74 % en 2012 à 3,73 % des ressources totales en 2017, soit 32 millions d'euros. Elles recouvrent des réalités différentes : facturation de services, ressources tirées de la valorisation, produits financiers, contrats de partenariat par exemple. Les ressources tirées de la valorisation sont presque insignifiantes.
Troisième observation, la programmation budgétaire pluriannuelle mise en place depuis 2012 est en grande partie inopérante dans la mesure où les financements n'y sont inclus qu'une fois arbitrés. Or, sur la période 2020-2035, des besoins de financement sont déjà identifiés : investissements de renouvellement, de surcoût, de démantèlement ou d'adhésion à de nouveaux projets. De ce fait, la soutenabilité budgétaire du dispositif n'est pas assurée. Compte tenu des masses financières en jeu, l'État doit se doter d'une capacité de projection pluriannuelle dans un objectif de sincérité et en soutien des choix stratégiques.
L'absence d'outils d'évaluation dignes d'un tel enjeu et les carences du suivi global des ressources ajoutent à la confusion, ou s'expliquent par elle. L'absence de projection pluriannuelle pour des instruments qui sont pensés pour l'avenir n'est pas la moindre des déficiences.
Au-delà du cadre budgétaire proprement dit, la décision prise en 2016 et mise en oeuvre en 2018 de calculer les coûts complets des TGIR et IR est une initiative à mettre au crédit du CD-TGIR et de la DGRI. La Cour a montré les limites méthodologiques de l'exercice, mais retient que l'approche des coûts complets a permis de disposer d'une première vision intégrée et d'une volumétrie globale des infrastructures de recherche. Elle souligne également que les financements hors crédits budgétaires, tels que les ressources du PIA ou accordées par la Commission européenne, ne garantissent pas la pérennisation de toutes les infrastructures nationales, principalement dans le domaine biologie-santé.
La Cour souligne le caractère décevant de la vision à moyen terme. L'enveloppe budgétaire globale consacrée aux TGIR ne peut pas évoluer au seul gré de l'expression des besoins actuels ou décidés pour les mois à venir : elle doit être guidée par des arbitrages à anticiper. La procédure en vigueur d'enquêtes pluriannuelles, à dix ans, mise en oeuvre par la DGRI pour les TGIR ne permet pas de dégager un horizon fiable. Les nouveaux projets dans lesquels la France est susceptible de s'engager dans la durée ne sont pas confrontés aux besoins établis.
Les besoins de financement à venir des TGIR ont été passés en revue par la Cour : jouvences, investissements de remplacement, mises à niveau majeures, surcoût des opérations en chantier, coûts de démantèlement, grands projets en cours d'adoption ou de réalisation. Au total, ces besoins pourraient atteindre 1 milliard d'euros. La Cour constate l'absence de scénarios crédibles permettant de compenser ces dépenses futures par des arbitrages à rendre sur le parc actuel des TGIR.
Au terme de cette analyse, la Cour clôt son troisième chapitre par une série de recommandations visant à rationaliser les modèles économiques, présenter des calculs intégrant tous les déterminants de la dépense, fiabiliser les données et améliorer l'architecture budgétaire.
Les difficultés rencontrées par la Cour pour recueillir des données certifiées et cohérentes pouvant conduire à des arbitrages avisés laissent à penser que le Parlement n'est pas informé de manière satisfaisante. D'où la dernière recommandation : que les commissions parlementaires compétentes et l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) soient destinataires des avis du HC-TGIR et des contre-expertises du SGPI, se voient remettre un rapport au moins tous les cinq ans prévoyant des scénarios chiffrés à long terme et disposent, dans le jaune budgétaire « Rapport sur les politiques nationales de recherche et de formations supérieures », des principales données financières relatives aux TGIR et de critères de performance relatifs aux infrastructures.
La brièveté de cette présentation sur un sujet complexe produit un effet de loupe sur une série d'attentes et quelques déceptions. La Cour, au travers de ce rapport, n'entend pas dénigrer les efforts entrepris par tous les acteurs ni alimenter le pessimisme, mais, au contraire, encourager les acteurs à persévérer sur des bases plus cohérentes et à adopter une vision lucide de l'avenir des TGIR.