Intervention de Thierry Breton

Commission des affaires sociales — Réunion du 17 juillet 2019 à 9h05
Audition de M. Thierry Breton en vue du renouvellement de son poste de directeur général de l'institut national du cancer inca

Thierry Breton, directeur général de l'INCa :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, merci de me consacrer un peu de temps dans le cadre de ma candidature à un deuxièmement mandat en tant que directeur général de l'INCa. Je suis honoré d'être aujourd'hui devant vous.

Je souhaitais vous rappeler quelques chiffres pour dire à quel point le cancer pèse lourdement sur la société française. Les derniers chiffres ne sont pas très bons : 382 000 nouveaux cas recensés en 2018, 157 000 décès, même si, grâce aux progrès thérapeutiques, 4 millions de personnes vivent en France avec un cancer ou ont eu un cancer.

Le cancer reste la maladie la plus redoutée. 96 % des Français le classent parmi les trois maladies les plus redoutées. C'est dire le poids, la crainte et l'impact psychologique qu'il représente.

L'INCa est une agence publique rattachée au ministère de la santé et de la recherche. Nous jouons un rôle d'expert dans toutes les dimensions des pathologies cancéreuses. L'originalité de l'INCa réside dans le développement d'une approche globale et dans la réponse qu'il apporte à tous les besoins des patients.

Notre deuxième mission, que nous considérons comme très importante, est de proposer un service à nos concitoyens. Bien que nous ne soyons pas une agence de proximité, mais une agence nationale, j'ai à coeur, depuis 2014, avec le président Ifrah, de faire en sorte que l'INCa apporte des services à nos concitoyens, en particulier ceux touchés par la maladie. Nous devons fournir un service et essayons de le faire. Nous continuerons à le développer.

Enfin, l'une de nos missions est la coordination des politiques de lutte contre le cancer. La loi du 8 mars 2019, ainsi que vous l'avez rappelé, monsieur le président, nous confie la mission de préparer la prochaine stratégie décennale de lutte contre les cancers et d'assurer la coordination de sa mise en oeuvre.

Les innovations ont été nombreuses, qu'il s'agisse de l'arrivée sur le marché des immunothérapies ou des nouveaux CAR-T. Les thérapeutiques sont plus précises, plus efficaces et fournissent des réponses plus adaptées à la situation particulière des patients grâce au progrès de la génomique. Il s'agit d'innovations médicamenteuses porteuses d'espoir, même s'il existe encore beaucoup de travail pour les mettre en oeuvre, et ce bien que des questions de prix puissent se poser.

Porteuses d'espoir, les évolutions en matière de radiothérapie le sont aussi, en particulier la radiothérapie à modulation d'intensité. Les techniques sont maintenant plus efficaces, moins délabrantes et affectent moins les tissus sains des patients.

Enfin, la chirurgie est plus efficace, plus rapide, plus conservatrice et intervient davantage en ambulatoire.

L'INCa a également pour ambition de développer une approche globale. Il nous faut en effet répondre à des questions qui ne sont pas uniquement thérapeutiques, mais aussi économiques, sociales, psychologiques, et considérer que le patient a des besoins multiples. C'est aussi une condition d'efficacité des traitements, qui participe du processus de rétablissement. C'est à la fois une chance supplémentaire d'aller vers la rémission, puis la guérison.

Le droit à l'oubli a par ailleurs constitué une avancée majeure ces dernières années. Il permet au patient de mener à bien un projet immobilier comme tout un chacun et de se réinsérer dans une vie normale. Il n'est plus nécessaire de déclarer son cancer lorsqu'on veut souscrire un crédit immobilier dix ans après la fin du protocole thérapeutique.

Pour certains autres cancers, les délais sont encore plus courts. Nous avons en effet mis en place une grille de référence qui comprend une douzaine de cancers pour lesquels les délais permettent de bénéficier du droit commun. C'est une avancée qui permet un retour à la vie normale.

Le cancer et le maintien dans l'emploi sont aussi des sujets importants. Environ un patient sur cinq perd son emploi dans les cinq ans, et sa rémunération subit un impact. Nous avons engagé un travail de mobilisation et d'accompagnement des entreprises et pris l'initiative de lancer une action sur cette question.

Pour une agence sanitaire et scientifique, nous sommes un peu « loin de nos bases », mais il était indispensable de mobiliser tout le monde et de faire appel à des gens compétents pour ce qui relève de l'organisation du travail ou de la gestion des ressources humaines.

Nous nous sommes associés à l'Association nationale des DRH, à l'Agence nationale d'amélioration des conditions de travail, et avons constitué un club d'entreprises avec lesquelles nous travaillons. Plus de quarante d'entre elles se sont engagées à accompagner leurs salariés.

Certaines autres manquent quelque peu de considération à l'égard de leurs salariés touchés par le cancer. La plupart sont en fait en difficulté pour traiter une question qui reste difficile à appréhender en entreprise. Notre propos est d'essayer de les faire travailler ensemble et de mettre à leur disposition des outils pour les aider à faire face à ces situations.

On observe par ailleurs une progression de la survie nette à cinq ans. Pour le cancer du sein, nous sommes ainsi passés entre 1993 et 2010 de 80 % à 87 % de survie, de 54 % à 63 % pour le cancer colorectal, de 59 % à 72 % pour le cancer du rein et de 81 % à 87 % pour les leucémies des enfants.

S'agissant du troisième plan cancer, qui touche à sa fin cette année, nous sommes aujourd'hui à 83 % de réalisation. Nous serons probablement à 90 % à la fin de l'année. Il faudra donc assurer la continuité du plan et mettre en oeuvre ce qui était prévu. En termes d'exécution budgétaire, nous serons vraisemblablement au-dessus de ce qu'avait annoncé le Président de République en 2014, pour un plan à 1,5 milliard d'euros. Nous sommes en train d'affiner notre estimation.

L'INCa rassemble aujourd'hui 150 personnes. Selon moi un avis assez largement partagé, cette agence a su prouver son efficacité et démontrer sa valeur ajoutée. Notre ambition est d'être aussi proche que possible des personnes pour lesquelles nous travaillons.

C'est la raison de la mise en place, au sein de l'INCa, de la réunion de concertation pluridisciplinaire, qui définit une stratégie thérapeutique, du dispositif d'annonce, et du parcours du patient, destiné à organiser les hôpitaux autour de la façon dont les patients doivent être accueillis et informés.

Du point de vue de la gestion, nous sommes revenus à l'équilibre financier cette année, après quelques années de déficit. Nous avons assaini notre gestion et renforcé l'indépendance de notre expertise. Notre métier est de produire de l'expertise. Nous le faisons avec les meilleurs experts non-salariés. Ces procédures ont été saluées par la Commission nationale de déontologie et des alertes en santé publique.

Nous avons également contribué à l'effort de réduction des dépenses publiques et des effectifs. Le nombre de postes a été réduit d'une quinzaine depuis 2014. Nous étions 187 au moment de la création de l'INCa. Nous sommes maintenant 150. Il s'agit d'une agence à taille humaine, où tous les collaborateurs sont très impliqués et concernés par la question que nous traitons. Nos équipes sont dévouées à notre mission, qui est de rendre service aux gens pour qui nous travaillons.

Nous disposons de quelques indicateurs et d'une analyse raisonnée, mais extrêmement vigilante concernant les années qui viennent. Le nombre de cancers augmente très significativement. Il a crû entre 1990 et 2018 de 65 % pour les hommes et de 93 % pour les femmes. C'est la traduction de l'évolution démographique de notre population, puisqu'il s'agit principalement d'une maladie du vieillissement. Malheureusement, on assiste aussi à l'augmentation d'un certain nombre de facteurs de risque.

Chez les femmes, 45 % des cancers sont liés à l'évolution des facteurs de risque, dont la consommation de tabac. En matière de cancer du poumon, on observe que la situation des femmes se dégrade et ne suit pas la même tendance que celle des hommes. La mortalité a en effet crû dans la même période de 6 % chez les hommes et de 26 % chez les femmes.

Le cancer est une maladie qui reste redoutée, même si les progrès thérapeutiques sont porteurs d'espoir. C'est une maladie difficile à assimiler, à laquelle il est compliqué de faire face. Son impact physique et psychologique reste très fort, et dépasse largement la question du patient, puisqu'elle touche aussi les proches et s'avère très anxiogène. Personne n'en sort totalement indemne. L'INCa considère qu'il s'agit d'une maladie qui provoque une rupture biographique au sens où elle a un effet très important qui marque durablement la vie.

Les parcours de santé et les parcours de soins restent difficiles, malgré tout ce qui a été engagé. Ce sont des sujets qu'on connaît depuis de longues années, mais qui restent prégnants. Il est également difficile d'organiser une relation au patient qui tienne compte de la situation particulière dans laquelle il se trouve. Toute l'information autour du diagnostic est un sujet sur lequel il nous faut travailler. Ce sont en effet des moments délicats, et l'information est parfois délivrée de manière un peu brusque. C'est une question sur laquelle nous aimerions travailler dans les prochaines années.

Par ailleurs, environ deux tiers des patients conservent des séquelles cinq ans après le diagnostic. Celles-ci peuvent être plus ou moins importantes, physiques, psychologiques, mais traduisent l'impact durable de la maladie.

On ne peut que regretter le fait qu'on ne parvienne pas à guérir certains cancers, avec des taux de survie nette à cinq ans inférieurs à 20 %. Il en va ainsi du cancer du pancréas, du cancer du poumon, du cancer du sein triple-négatifs, ou du glioblastome du tronc cérébral de l'enfant.

L'INCa a décidé de communiquer sur le fait que 40 % des cancers pourraient être évités en respectant un comportement protecteur. Environ 160 000 nouveaux cas pourraient être prévenus chaque année. C'est considérable. Le tabac représente 68 000 nouveaux cas de cancer par an et 45 000 décès, l'alcool 28 000 nouveaux cas et 16 000 décès, le surpoids et l'obésité 18 000 nouveaux cas. Autant dire que les indicateurs plaident pour renforcer notre effort en ce sens.

Compte tenu de ces éléments, comment améliorer la santé de nos concitoyens ? Nous considérons que c'est ce qui doit guider notre action. Notre propos n'est pas seulement de penser aux patients de demain, mais aussi à ceux d'aujourd'hui. Nous devons continuer à améliorer tout ce qui a été mis en place et qui apporte des réponses à des besoins d'aujourd'hui, quand bien même les réponses sont imparfaites.

Nous devons continuer à faire vivre l'ensemble des outils, des dispositifs, des financements et des actions mis en place à travers les trois plans cancer, qui permettent d'accompagner les patients, les médecins, les chercheurs, la population, dans une logique d'amélioration continue de la qualité. C'est la responsabilité de l'INCa de faire vivre cet héritage.

Néanmoins, le président Ifrah et moi-même pensons qu'une impulsion publique supplémentaire centrée sur quelques objectifs déterminants est nécessaire, faute de quoi il ne se passera pas grand-chose. Nous avons donc identifié des solutions permettant d'améliorer la santé de nos concitoyens et continuons à travailler en ce sens.

La première solution est la prévention. C'est un enjeu majeur. 40 % des cancers sont évitables. Ce chiffre est maintenant admis par nos concitoyens. Nous devons changer de stratégie et adopter une démarche complète plus forte. Le message doit être répété sans cesse. Toutes les agences sont en effet confrontées à la même difficulté : nous avons du mal à nous singulariser par rapport au flot d'informations que reçoivent nos concitoyens. L'industrie alcoolière est par exemple très présente dans les campagnes d'affichage.

Nous devons communiquer et continuer à donner à chacun l'information nécessaire pour que tout le monde puisse agir en connaissance de cause. Nous nous sommes départis depuis quelques années d'une position hygiéniste ou moralisatrice. Notre propos est d'apporter à chacune et chacun les informations que fournit la science sur l'impact du tabac, de l'alcool car, contrairement à ce qu'on peut penser, le niveau d'information en la matière est imprécis. Beaucoup de confusion règne encore sur les facteurs de risque.

Cet effort de communication doit être répété chaque année. Il doit être aussi complété par des interventions de proximité car il faut, pour accompagner les changements de comportements, proposer à nos concitoyens un message de santé publique, des actions pour les aider à changer de comportement, comme le sevrage tabagique destiné aux jeunes dans les collèges ou les CFA, ou l'opération Mois sans tabac, de Santé publique France. On sait que la communication et l'intervention ne suffisent pas, mais les deux peuvent nous permettre d'atteindre cet objectif.

Enfin, le dernier volet est réglementaire, fiscal et économique. Il doit nous permettre de gagner du terrain sur le champ de la prévention, où les progrès sont très modérés.

À titre d'exemple, nous considérons que ce qu'a fait la sécurité routière est intéressant. Dans les années 1970, on déplorait 12 000 décès par an au titre des accidents de la route. Nous en sommes aujourd'hui à 4 000. Cette stratégie s'est poursuivie de nombreuses années et a produit peu à peu ses effets. C'est ce vers quoi nous voulons aller.

En matière de dépistage, à commercer par le cancer du sein, nous avons réalisé un effort très important pour donner aux femmes une information équilibrée et neutre. Nous avons rappelé les bénéfices et les limites du dépistage. C'est une démarche qu'on observe dans les principaux pays occidentaux. Nous devons entretenir le lien avec les femmes pour augmenter la participation à ce programme de dépistage, qu'on voudrait supérieure à 50 %.

Nous sommes en situation d'échec s'agissant du dépistage du cancer colorectal, sans doute du fait d'une pratique mal intégrée chez les personnes de 50 ans à 74 ans. C'est aussi un sujet d'organisation. Avec 30 % de participation, nous sommes très en deçà de ce qu'on espère, soit environ 60 %. Il nous faut rendre le test plus facilement accessible pour cela.

Le cancer colorectal représente 16 000 décès par an, plus que le nombre de morts sur la route en 1970. C'est pour nous une priorité. Nous essayons de développer de nouvelles modalités pour rendre le test plus accessible à la population concernée. Notre objectif est de faire en sorte que ce test entre dans la routine. Lorsqu'il est dépisté suffisamment tôt, le cancer colorectal est guéri neuf fois sur dix. Le test est fiable. Même s'il est un peu particulier, il est facile à pratiquer et très efficace.

Pour ce qui est du cancer de la prostate, nous avons pointé, avec la Haute autorité de santé (HAS), l'assurance maladie et le Collège de la médecine générale, les limites et les risques de la surutilisation du dosage PSA. Nous devons, comme nous l'avons fait pour les femmes, parler aux hommes afin de leur donner toutes les informations sur ce dépistage via le PSA et les conséquences qu'on peut en tirer. Ce dosage est d'une efficacité très modérée et se traduit parfois par un surdiagnostic, un surtraitement, des séquelles très importantes et des opérations qu'on aurait pu éviter.

Ce dépistage concerne 50 000 nouveaux cas et 8 000 morts par an. Nous devons aussi renforcer nos actions de recherche, voir si nous pouvons identifier de nouveaux biomarqueurs et mieux connaître l'évolution de la maladie pour bien traiter les hommes qui sont malheureusement touchés.

Les séquelles, qu'elles soient physiques ou psychologiques, demeurent un point noir. Notre objectif est d'en réduire l'impact, même si nous sommes très heureux de constater que la survie nette progresse. Nous devons travailler sur la désescalade thérapeutique, étudier si les traitements aujourd'hui dispensés peuvent être raccourcis et les doses réduites pour éviter les effets secondaires.

Il nous faut aussi repérer les séquelles plus tôt afin de les réduire, voire les supprimer. C'est le cas de l'insuffisance rénale. Repérée tôt, elle peut être traitée.

Ceci concerne également la question de l'emploi. Nous allons devoir redoubler de moyens et d'engagements pour mobiliser l'entreprise. Nous ne pourrons avancer sans cela. Nous devrions démultiplier notre mobilisation pour mieux accompagner les salariés et les maintenir dans l'emploi, toujours dans une logique globale, économique, sociale. Le travail, l'inscription dans une communauté professionnelle participent du rétablissement et évitent la désocialisation. C'est un point essentiel sur lequel nous allons travailler.

Il faut aussi prendre en compte le champ de l'incurable. Que dire à ces patients dont les perspectives sont si sombres ? Les progrès sont très lents. Nous devons, en matière de cancer du poumon, de cancer du pancréas, de cancer du sein triple-négatifs, consentir un effort de recherche accru. Ce n'est pas qu'une question de moyens, c'est aussi une question d'organisation. Il nous faut envisager la recherche de manière différente, la structurer. C'est la mission de l'INCa pour les années à venir.

Les recherches sur les cancers que j'ai cités sont très risquées. Il n'est pas certain d'obtenir des résultats positifs. Les équipes ne s'y engagent pas volontiers étant donné les conditions de financement. Nous devons faire en sorte que davantage d'équipes s'y intéressent, les accompagner dans la durée et faire venir de jeunes chercheurs.

Nous devons aussi penser des modèles d'essais cliniques différents. Aujourd'hui, ceux-ci répondent assez bien à des situations générales, mais ils sont longs. Or nous souhaitons des essais cliniques plus rapides, basés sur un nombre de patients plus réduit, afin d'enregistrer davantage de progrès.

Nous sommes une agence moderne, très réactive. Les collaborateurs de l'INCa sont des femmes et des hommes de qualité, des experts très impliqués et très concernés par les sujets sur lesquels nous travaillons et par l'idée de rendre un service à l'ensemble de nos concitoyens - familles, médecins, chercheurs, etc. Vous pouvez compter sur notre agence dans les années à venir pour faire avancer de façon déterminée la politique de lutte contre le cancer.

Ceci doit s'accompagner d'une mobilisation collective - agents, acteurs, population. Il nous faudra de l'audace, de la force, de l'esprit d'innovation et, sans doute, quelques moyens pour espérer améliorer la santé de nos concitoyens, qui est le seul objectif qui nous anime.

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