Intervention de Gisèle Jourda

Commission des affaires européennes — Réunion du 11 juillet 2019 à 8h35
Politiques étrangères — Relations entre l'union européenne et la chine à la suite du 21e sommet union européenne-chine du 9 avril 2019 : communication de m. pascal allizard et mme gisèle jourda

Photo de Gisèle JourdaGisèle Jourda, rapporteure :

Le projet inquiète par sa méthode - une bienveillance dominatrice - et ses conséquences. Nous avons naturellement rappelé dans le rapport que la Chine s'impliquait fortement dans les grandes enceintes internationales comme l'OMC et dans les organisations de coopération régionale, telles que l'Organisation de coopération de Shanghai. Mais si elle s'inscrit par pragmatisme dans les instances multilatérales mondiales, son mode d'action privilégié semble être les relations bilatérales, que nous avons qualifiées de « bilatéralisme de masse », et dans lesquelles la Chine apparaît comme le partenaire bienveillant qui fournit aide et coopération, mais qui est surtout l'acteur principal en position de force, libéré des négociations et des concessions qu'impose le multilatéralisme.

Dans le même temps, la Chine développe ses initiatives, comme le Forum international des « Nouvelles Routes de la Soie », dont la deuxième édition vient de se clore à Pékin, il y a deux mois, instance qui lui permet de réunir de nombreux pays sous le regard du reste du monde. C'est une façon de créer de nouveaux rendez-vous internationaux entièrement à sa main et selon son calendrier, ses normes, ses prescriptions.

Les « Nouvelles Routes de la Soie » passent aussi par la conquête spatiale. Pour la Chine, non seulement la conquête spatiale est l'apanage de toute grande puissance, mais la conquête du monde passe aussi par la conquête de l'espace. Celle-ci est justifiée par les pouvoirs chinois par la nécessité d'apporter un appui spatial au développement économique réalisé dans le cadre des « Nouvelles Routes de la Soie » grâce au déploiement accéléré d'une couverture satellitaire mondiale entièrement chinoise. La Chine a l'intention d'inciter les pays adhérant aux « Nouvelles Routes de la soie » à recourir à ses services pour lancer leurs satellites. Il s'ensuit que l'Union européenne devra impérativement repenser ses ambitions et sa méthode pour garder une place de premier plan face au duopole sino-américain qui se dessine dans ce domaine. Quant à la France, leader de l'aéronautique, elle devrait trouver un rôle essentiel dans la nouvelle stratégie spatiale européenne qu'il faudra dès aujourd'hui mettre en place. Lorsque l'on regarde le poids respectif des États dans le secteur spatial, on constate que les États-Unis occupent le premier cercle, suivis de près par la Chine, puis par la Russie et le Japon, et enfin par l'Union européenne et la France, et l'Inde. Nous avons donc reculé.

La Chine prend aussi pied en Europe centrale et balkanique et ...en Italie. Une grande partie de nos inquiétudes concernent la situation en Europe. Si une relative prudence reste de mise à l'Ouest, la présence chinoise s'est affirmée sans mal dans l'économie des pays d'Europe centrale et orientale qui ont récemment retrouvé leur souveraineté. Ainsi de nombreux projets sont en cours et les forums économiques « Chine - Pays d'Europe Centrale et Orientale (PECO) » sont réguliers. Sur le plan politique, la Chine a même instauré un dialogue de haut niveau au format « 16+1 » qui comprend l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, l'Albanie et la Macédoine. Nous avons relevé avec inquiétude l'institutionnalisation de ce format et la diversification de ses objectifs. En outre, le projet est en perpétuelle expansion, comme le montre l'intégration de facto dans cette mouvance d'un nouveau partenaire, l'Italie, pourtant membre fondateur de l'Union européenne et membre du G7. Cependant l'Italie n'a pas encore franchi le pas qui consiste à devenir membre du groupe « 16+1 ».

La Chine a su parfaitement saisir le déséquilibre des infrastructures entre les pays de l'Ouest et ceux de l'Est de l'Europe. Comme nous l'avons découvert en cours de préparation du rapport, ces derniers ont surtout reçu de la Chine « des promesses d'infrastructures assorties de prêts à rembourser avec intérêt » au point que, pour la Chine, le bénéfice politique semble à ce jour supérieur aux réalisations économiques, et sans doute est-ce là l'essentiel.

Par ailleurs, la Chine a constitué un véritable réseau d'organisations influentes à Bruxelles qui agissent comme autant de leviers venant soutenir l'effort diplomatique de sa stratégie de « soft power ». Dès lors, on ne peut que constater, sur ce plan, l'échec de l'Union européenne qui voit les anciens « PECO » tentés de s'en remettre aux États-Unis et à l'OTAN pour leur sécurité et à la Chine pour leur prospérité économique !

L'autre danger pour l'Union européenne est la convergence sino-russe. En rupture de ban avec l'Europe, la Russie bascule sur son versant asiatique, en particulier en soignant sa relation avec la Chine, les deux pays étant d'importants partenaires commerciaux et affichant leur volonté de renforcer leur coopération dans de nombreux secteurs. Au Forum international des « Nouvelles routes de la soie », dont la deuxième édition se déroulait à Pékin, en avril dernier, la Russie occupait une place de choix. De même, au récent Forum économique de Saint-Pétersbourg, les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping ont affiché fièrement leur entente. Le message adressé aux Américains comme aux Européens est, nous semble-t-il, clair. Cette convergence sino-russe - deux États aux ambitions non dissimulées dans l'Arctique et en Méditerranée - doit inviter les Européens à une plus grande vigilance et à une plus grande coopération dans ces zones.

Au moment de notre déplacement en Chine, celle-ci, dans son rapport avec la Russie, était beaucoup plus en retrait qu'elle ne l'est actuellement.

En résumé, en Europe, la stratégie chinoise est globale puisqu'elle s'affirme notamment au sud par la Méditerranée, à l'est et au centre du continent, ainsi qu'au nord. Elle s'exerce aussi de manière inquiétante en outre-mer, tant de manière ouverte - nombreux investissements dans l'économie locale, échanges commerciaux - que de façon plus discrète, en particulier par la pression sur la ressource halieutique liée au développement de la pêche lointaine chinoise, parfois au mépris des règles internationales.

Enfin, la Chine montre un intérêt certain pour les fonds marins et leurs importantes réserves de minerais. Si la France est particulièrement concernée par ces dangers, c'est bien l'avenir de la présence européenne dans ces régions lointaines qui se joue.

Le 21e sommet Union européenne-Chine a constitué une réaction tardive. Pourtant, compte tenu des besoins et de la taille du marché chinois, la BRI offre des opportunités et l'Union européenne devrait potentiellement profiter de cette augmentation des échanges dans les décennies qui viennent, à condition que cela fonctionne dans les deux sens, ce qui n'est pas totalement assuré aujourd'hui. Ainsi, les investissements chinois sont en hausse en Europe tandis que les investissements européens se sont réduits en Chine. Il y a donc des rééquilibrages à exiger.

Le dernier sommet Union européenne-Chine s'est d'ailleurs tenu le 9 avril dernier dans un climat de relative méfiance, l'Union attendant des actes de la part des Chinois. Peu avant le sommet, le Parlement européen votait une résolution sur la menace chinoise en matière de sécurité dans les domaines technologiques et la Commission présentait une communication destinée à mieux tenir tête à la deuxième économie mondiale, désormais perçue comme une concurrente directe. L'Union est d'ailleurs en train de se doter d'un mécanisme de surveillance des investissements étrangers et le Bundesverband der deutschen Industrie a publié un rapport remarqué appelant à faire preuve collectivement de plus d'« assertivité » (assertiveness) face au géant chinois, ce qui signifie que l'Europe doit s'affirmer. L'Allemagne est encore sous le choc du rachat par la Chine de Krauss-Maffei, fabricant emblématique de machines-outils, et de Kuka, le fleuron allemand des robots industriels. Désormais les Européens brandissent, mais tardivement, le concept de réciprocité.

Cependant, puisque les routes maritimes, terrestres, ferroviaires vers la Chine existent désormais, il faut favoriser l'export de produits européens dans ces conteneurs qui, sinon, repartent vides pour l'Asie. Nous avons ainsi recommandé de soutenir l'action de l'Union européenne en vue d'obtenir un accord global sur les investissements, la réciprocité de l'ouverture du marché chinois, et un accord sur les indications géographiques, si importantes pour l'économie de nos territoires.

De plus, les membres de l'Union doivent veiller à défendre leurs intérêts communs à l'occasion de chaque rencontre avec la Chine, quel qu'en soit le format.

Il conviendra donc de suivre le respect des termes de la déclaration conjointe adoptée lors du 21e sommet entre l'Union européenne et la Chine, et dont le président du Conseil européen Donald Tusk reconnaissait lui-même que les négociations avaient été « difficiles ». Dans cette déclaration, l'Union européenne a obtenu de rappeler que le commerce doit être fondé sur les règles de l'OMC, que la question des subventions étatiques aux entreprises se pose, que la concurrence doit être loyale. Tous ces rappels sont révélateurs du déséquilibre existant.

Par ailleurs, si les investissements étrangers sont bienvenus, les États ne doivent pas totalement « se dessaisir » de leurs infrastructures stratégiques. Une fois celles-ci cédées, tout retour en arrière sera difficile. Enfin l'affaire Huawei n'est pas terminée.

S'agissant des financements chinois, aux conditions souvent draconiennes, ils peuvent aboutir à fragiliser les États bénéficiaires, ce que nous avons appelé « le piège de l'endettement ». « La Chine ne se soucie pas qu'un pays soit capable de rembourser ses emprunts », disait récemment le commissaire à la politique régionale et à l'intégration. Quelques États africains sont en train d'en faire les frais. Ainsi, en avril 2019, le président djiboutien a sollicité auprès de son homologue chinois un traitement de faveur afin de rendre sa dette plus soutenable, mais les contreparties en seraient le renforcement de l'emprise économique et militaire chinoise.

Qu'en sera-t-il demain pour ceux des États membres de l'Union les plus liés à la Chine ? Dès lors, les États membres ne devraient pas se mettre en position de devoir consentir des abandons de souveraineté ou de faire l'objet de pressions en raison d'une dette trop lourde.

Tous ces sujets doivent figurer au premier rang des préoccupations des nouvelles autorités européennes, faute de quoi, le temps jouant contre l'Europe, il deviendra de plus en plus difficile de traiter ces dossiers, de trouver des positions communes et, au final, de défendre nos intérêts face à une puissance qui, elle, connaît parfaitement ses objectifs stratégiques et parle d'une seule voix.

J'ai pris part, en tant que membre de la commission des affaires étrangères, à une réunion à l'ONU. Dans le cadre de la réforme administrative voulue par le président António Guterres, la Chine, usant de son soft power, souhaite pouvoir disposer de bureaux jusqu'alors détenus par des puissances européennes. Elle a déjà réussi à faire accepter à l'ONU des concepts qu'elle a développés dans le projet BRI.

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