Je vous remercie de me donner l'occasion de vous présenter mon programme de travail. Vous avez évoqué la commission d'enquête sénatoriale ; je crois effectivement que le numérique interroge notre souveraineté. Ma feuille de route poursuit trois objectifs majeurs : la construction d'une industrie française et européenne du numérique capable de concurrencer les Chinois et les Américains, la réduction de la fracture numérique - treize millions de Français n'utilisent pas Internet quotidiennement - et la régulation.
Mes précédents postes, chez Safran comme auprès du Président de la République et du Premier ministre, m'ont donné une vision assez juste de la compétition numérique entre les Chinois et les Américains et m'ont fait prendre conscience du risque que l'Europe sorte technologiquement de l'histoire. À titre d'illustration, les GAFA américains, comme les Chinois actuellement, investissaient en 2016 40 milliards d'euros dans l'intelligence artificielle, tandis que l'Europe n'y consacrait pas plus de 5 milliards. Or, l'intelligence artificielle conditionnera la compétitivité des entreprises d'ici une quinzaine d'années. Le numérique a des conséquences sur la souveraineté économique, le niveau de chômage - entre un tiers et la moitié des créations nettes d'emplois aux États-Unis y sont liées, contre seulement 10 % en France - et le modèle social des pays. Se battre pour le numérique conduit à se battre pour l'emploi ! Nous devons atteindre un niveau d'investissement suffisant face aux Chinois et aux Américains. Pensez qu'à elle seule, la société Amazon investit chaque année 22 milliards d'euros en recherche et développement !
Le modèle économique du numérique favorise la première entreprise sur une activité, Facebook, Google, Netflix ou Uber par exemple. Si les principaux acteurs de l'écosystème sont américains, leurs compétiteurs, demain, seront chinois. Facebook, la plateforme aux 2,4 milliards d'utilisateurs, diffuse des valeurs américaines ; nous devons donc développer des champions européens pour défendre notre culture et nos valeurs. Parallèlement à une politique défensive qu'incarne la régulation, nous devons nous montrer offensifs ! Telle est ma première mission et j'observe, dans sa mise en oeuvre, quelques éléments d'optimisme. Ainsi, les investissements dans les start-up numériques françaises ne cessent de croître, passant de 2,5 milliards d'euros en 2017 à 3,5 milliards d'euros en 2018, pour dépasser les 5 milliards d'euros en 2019. La France représente le deuxième écosystème européen dans ce secteur, certes loin derrière les États-Unis, mais en nette progression. Notre ambition est de prendre la première place en Europe et de faire émerger des champions français et européens du numérique. Les entreprises du secteur ayant levé plus de 50 millions d'euros étaient au nombre de six en 2017, de douze en 2018 et de dix-huit pour le premier semestre de l'année 2019.
Nous nous heurtons toutefois à un double frein : l'investissement encore insuffisant dans le secteur - nous devons réussir à y attirer des financements privés - et les difficultés de recrutement des entreprises. Actuellement, 80 000 postes ne sont pas pourvus, notamment dans les métiers de techniciens ; ce pourrait être 200 000 en 2022. Encore une aberration française alors que nous comptons, hélas, 2,5 millions de chômeurs ! Pourtant, il ne s'agit pas de postes pénibles - lorsque je travaillais chez Safran, nous peinions à recruter des chaudronniers, mais leurs conditions de travail étaient bien différentes. Il faut donc former davantage aux métiers du numérique.
Ma deuxième mission concerne la réduction de la fracture numérique et la relation entre l'État et les citoyens dans le cadre de la transformation numérique. Les arguments économiques que je viens de développer sont inaudibles pour nos concitoyens si le numérique apparaît comme le syndrome de leurs difficultés, au travers de la fermeture des commerces de centre-ville et des services publics de proximité. Le Grand Débat en a fait état à de multiples reprises. Je l'indiquais précédemment : treize millions de Français n'utilisent pas régulièrement Internet ; si cela ne change pas, nous aurons d'autres crises des gilets jaunes.
À cet effet, il convient d'abord d'améliorer la connexion sur l'ensemble du territoire. Le sujet du haut débit et de la couverture mobile relève de mes collègues Julien Denormandie, Jacqueline Gourault et Agnès Pannier-Runacher. Un « bon » débit devrait être atteint partout en 2020 et le très haut débit en 2022. Parallèlement, les opérateurs investissent massivement pour relier plus de quatre millions de foyers à la fibre optique chaque année. Le Gouvernement se montre donc optimiste : les objectifs fixés devraient être atteints en 2022. Pour autant, il n'existe aucun déterminisme entre la connexion et l'usage d'Internet. Nous estimons que la moitié des treize millions de Français concernés par la fracture numérique ne pourront être formés, pour des raisons liées à l'âge, au handicap ou à la situation sociale. Il convient donc de leur apporter des solutions au plus près de chez eux, comme les maisons France Service, notamment pour les accompagner dans les démarches administratives en ligne. Lorsqu'une formation est possible, elle doit évidemment être prodiguée. Ainsi, quarante-huit territoires testent actuellement le Pass numérique, distribué par les Caisses d'allocations familiales (CAF) pour des formations au numérique pour un coût unitaire d'environ 70 euros. Les résultats semblent probants, mais un élargissement du dispositif nécessite une réflexion sur son financement et le développement d'un maillage d'offres de formation. Des annonces interviendront à la rentrée. Il convient enfin que la dématérialisation des services publics ne soit pas trop rapide et ne nuise pas à la qualité du service rendu à nos concitoyens : il faut réintroduire de l'humain en mettant à disposition un numéro de téléphone ou un guichet.
Je suis enfin en charge de la régulation. Je considère que l'émergence des grands acteurs de l'Internet, compte tenu de leur taille et de la complexité juridique de leur modèle économique, pose une question essentielle à la puissance publique, car seuls les régimes autoritaires apparaissent actuellement capables de les réguler. Les démocraties doivent se doter de capacités technologiques, par exemple pour être capables de garantir la loyauté et la légalité des algorithmes utilisés notamment pour les recrutements, qui ne doivent être ni racistes, ni genrés. Les services de l'État, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), l'Autorité de la concurrence, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) comme l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), doivent comprendre comment fonctionnent les grands acteurs de l'Internet et se doter des compétences techniques nécessaires.
La proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet, déposée par la députée Laetitia Avia et plusieurs de ses collègues, est issue du constat selon lequel il est possible d'insulter sur Internet en quasi-impunité, pour des raisons techniques et juridiques. Le texte pose trois principes. Le premier concerne la fin de l'impunité, ce qui nécessite que le système judiciaire se transforme pour être capable de gérer la temporalité et la masse des contentieux - il y a deux ans, seuls cent jugements ont été rendus en France pour insultes, sur Internet ou ailleurs. À cet effet, la plainte en ligne sera disponible en 2020, un parquet spécialisé dans le fonctionnement des entreprises du numérique sera créé et la formation des juges aux spécificités d'Internet sera renforcée.
Le deuxième principe porté par le texte concerne la responsabilisation des plateformes. Facebook, par exemple, représente une agora d'une taille sans précédent. Ainsi, dans les vingt-quatre heures suivant la tuerie de Christchurch, la plateforme a dû retirer la vidéo des événements plus de 1,5 million de fois. Il apparait évidemment nécessaire d'endiguer la diffusion de contenus illicites et dangereux. La proposition de loi oblige les plateformes à les retirer dans un délai de vingt-quatre heures. La loi allemande punit, pour sa part, d'une amende de 50 millions d'euros tout contenu illicite qui ne serait pas retiré. Or, les plateformes, pour diverses raisons, ne peuvent identifier tous les contenus concernés. Pour répondre à l'exigence allemande, elles abusent donc des blocages de contenus : des politiciens et des humoristes ont ainsi été censurés. Nous préférons un système de régulation fondé sur les travaux de la professeure de droit Marie-Anne Frison-Roche dit de compliance ou de conformité. À titre d'illustration, les banques ne sont pas tenues responsables de tous les virements frauduleux effectués sur leurs comptes, mais elles sont obligées de disposer d'un système de régulation interne efficace, sous peine de sévères sanctions. Le régulateur fixe les règles en la matière et en contrôle l'application. Il s'agit donc davantage d'une obligation de résultats que de moyens. Ainsi, les plateformes ne pourront pas bloquer tous les contenus, mais elles devront se doter de capacités techniques et humaines, définies par le régulateur, à la hauteur des enjeux.
Le troisième principe porté par la proposition de loi dite Avia concerne la sensibilisation des citoyens aux transformations de la société induites par le numérique, notamment en matière de diffusion de l'information. Nous estimons avoir trouvé la délicate ligne de crête entre protection de la liberté d'expression et protection des Français, même si une partie de l'écosystème numérique pointe le risque de surblocage des contenus. Nous avons, sur le cyber-harcèlement et les insultes en ligne, une obligation de résultat. Récemment, une jeune victime de onze ans a mis fin à ses jours.