Je vous remercie de me donner l'occasion d'exposer en quoi l'Institut national de l'information géographique et forestière constitue un outil essentiel d'information géolocalisée au service de la puissance publique afin que celle-ci préserve sa souveraineté, à l'heure de la transformation numérique de la société.
Dans un monde devenu tout numérique, la géolocalisation joue un rôle tout à fait particulier. Le développement des terminaux mobiles de communication et des moyens de positionnement par satellite, tels les smartphones, les GPS et autres objets connectés, permet la production, la circulation et l'échange au quotidien d'un très grand nombre de données géolocalisées. Chacun d'entre nous est d'ailleurs producteur de telles données, parfois à son insu.
La géolocalisation est ainsi devenue très rapidement l'une des clés principales pour le croisement d'une multitude de données souvent hétérogènes et pour le développement d'applications numériques devenues omniprésentes, au niveau tant de la sphère professionnelle que de la sphère privée.
Pour exploiter cette géolocalisation, il est cependant nécessaire de s'appuyer sur des référentiels géographiques fiables et partagés, qui permettent de rapprocher et de mettre en cohérence ces diverses données. Ces référentiels jouent ainsi un rôle essentiel en termes de croisement et d'exploitation des données et constituent un point de passage obligé pour le traitement d'une très grande variété d'informations.
Les grands acteurs de l'internet, au premier rang desquels les GAFA, ont investi très fortement dans la constitution de fonds géographiques en support de leur stratégie de développement. Leur simplicité d'utilisation et leur gratuité relative - les usages non basiques étant payants -en ont fait des produits de consommation courante pour les citoyens.
Néanmoins, la transformation numérique confronte la puissance publique à un défi inédit en matière d'exercice de sa souveraineté, entendue au sens large. Elle doit en effet garder dans ce contexte très évolutif la capacité d'agir de manière indépendante et d'exercer l'autorité dont elle est démocratiquement investie.
Pour cela, il est indispensable que la puissance publique conserve la maîtrise des données qui fondent ses décisions, au même titre qu'elle conserve celle de ses autres infrastructures essentielles, et ce notamment face aux majors de l'internet qui fondent leur puissance sur l'aptitude à concentrer et exploiter une quantité sans cesse croissante de données.
Cette maîtrise conditionne non seulement l'efficience de l'action publique, qui doit pouvoir se fonder sur des données qualifiées, mais aussi la confiance que les citoyens placent en elle. On se souvient encore, en 2014, de la complaisance de Google vis-à-vis des régimes russe et ukrainien lors de la crise de Crimée : selon le pays dans lequel on se connectait, les frontières n'étaient pas tout à fait les mêmes. On peut également citer la question du Tibet vue par les Chinois ou encore celle du Sahara occidental vue par le Maroc.
Cette maîtrise de l'information géographique contribue également à la souveraineté nationale entendue dans son acception économique, en permettant aux entreprises nationales de ne pas dépendre de grandes plateformes étrangères pour développer leur activité.
La donnée géographique présente donc, plus que n'importe quelle autre, un lien étroit avec la souveraineté.
De fait, la puissance publique mobilise quotidiennement des données géographiques et plus largement des données géolocalisées à l'appui de ses décisions et de son action, dans des domaines aussi variés que la défense nationale, la sécurité, la prévention des risques, la préservation de la biodiversité, l'aménagement du territoire, l'agriculture, la forêt, les transports...
En tant qu'opérateur de l'État, l'IGN, établissement public administratif, produit et entretient, comme cela a été dit, des données géographiques de qualité maitrisée qui décrivent le territoire et les phénomènes qui s'y produisent afin d'appuyer la définition, la mise en oeuvre ou l'évaluation des politiques publiques. Organisées sous forme de référentiels interopérables, ces données multithématiques constituent des données d'autorité qui offrent aux décideurs publics des informations au service de la souveraineté nationale.
L'IGN élabore par exemple des modèles numériques de terrain très précis, qui permettent à la Direction générale de la prévention des risques de réaliser des modèles de prévision de crues. De même, lorsque des crues surviennent, l'institut réalise des prises de vue aériennes en urgence et pour l'appui à la prévision des inondations. Ces photographies constituent des preuves opposables pour la délimitation précise de l'étendue des inondations. Elles servent également de « vérité terrain » pour affiner les modèles de prévision, accroître l'efficacité des mesures de prévention et définir les règles d'urbanisme.
L'IGN est aussi chargé de l'entretien du Registre parcellaire graphique, qui sert de référence pour les déclarations des exploitants agricoles. Il permet à l'Agence de services et de paiement (ASP) de connaître les surfaces pour le calcul des aides versées aux agriculteurs dans le cadre de la politique agricole commune (PAC). Depuis 2014, il s'agit d'une activité soutenue, car la Commission européenne avait menacé la France d'une amende substantielle, lui reprochant de ne pas apporter suffisamment de preuves sur le calcul qu'elle opérait pour le versement des aides aux agriculteurs.
L'IGN entretient également un inventaire statistique permanent des ressources forestières permettant notamment de disposer d'une connaissance objective sur la captation du carbone et sur les ressources en bois mobilisables pour différents usages. Cette connaissance contribue également aux réflexions prospectives pour l'adaptation au changement climatique. Cette activité explique notre nouveau nom depuis 2012, même si nous avons conservé l'ancien sigle.
Par ailleurs, l'IGN s'implique actuellement dans la mise au point d'une méthode de description de l'occupation des sols à partir d'imagerie satellitaire et aéroportée et de technologies d'intelligence artificielle, telles que l'apprentissage profond. Cette méthode doit permettre au ministère de la transition écologique et solidaire de mettre en place un dispositif innovant de suivi de l'artificialisation des sols, en application de l'action 7 du plan Biodiversité. Il s'agit d'un exercice extrêmement complexe.
L'IGN travaille en étroite collaboration avec la Délégation à la sécurité routière. Nous avons mis au point un dispositif qui permet aux autorités de contrôle de prouver une infraction en faisant le lien entre le lieu du véhicule et la vitesse autorisée. Nous construisons également une base de données des vitesses limites autorisées en licence ouverte.
Je citerai encore la base de données hydrographique, dite BD Topage, développée en collaboration avec l'Agence française pour la biodiversité, pour les besoins de la police de l'eau. Ce référentiel hydrographique, en licence ouverte, mettra à la disposition de l'ensemble des acteurs de l'eau une base de données exhaustive, collaborative et interopérable, d'ici à la fin de 2019.
Par ailleurs, les capacités de recherche, de formation, d'ingénierie, d'innovation et de production dont dispose l'IGN lui confèrent un savoir-faire unique en France en matière de maîtrise de l'ensemble des techniques de l'information géographique ainsi que d'une expérience inégalée en termes de précision des données produites. L'expertise de l'institut est reconnue internationalement.
À titre d'illustration, l'IGN est un acteur clé à l'échelle mondiale dans le domaine de la géodésie, la science qui étudie la forme et les dimensions de la Terre. Dans ce cadre, l'institut est chargé de la détermination du système national de coordonnées de haute qualité, indispensable pour pouvoir déterminer des coordonnées géolocalisées d'un point, sous la forme de repères de nivellement. Ces points précis au centimètre près sont utilisés par un grand nombre de professionnels : géomètres, aménageurs, urbanistes, ingénieurs, hydrologues, forestiers... La sécurité publique dépend souvent de la fiabilité de ces informations. Dans ce contexte, les mouvements de certaines zones sensibles sont particulièrement observés, comme l'affaissement des anciens bassins miniers ou les conséquences de l'activité sismique sous-marine à Mayotte.
L'institut a aussi contribué activement à la détermination du système mondial de coordonnées, dit GGRF (Global Geodetic Reference Frame). Il participe également à l'infrastructure de stations de suivi au sol des satellites de positionnement pour Galileo.
D'ailleurs, l'expertise internationale de l'IGN dans ce domaine a trouvé une reconnaissance concrète dans l'élection d'un directeur de recherche à l'IGN en tant que président de l'Association internationale de géodésie.
Face à un nouveau champ de contraintes - l'enjeu croissant que représente la préservation de la maîtrise des données géographiques qui fondent la décision publique, d'une part, le choix gouvernemental d'étendre largement le champ de la mise à disposition gratuite des données publiques, d'autre part -, l'IGN n'est toutefois pas en mesure d'assumer seul l'effort de production et d'entretien de toutes les données utiles, voire essentielles. Il est dès lors nécessaire de mobiliser toutes les énergies, en particulier celles des autres acteurs qui produisent des données géographiques. Les collectivités, les autres établissements publics, mais aussi de simples citoyens peuvent contribuer, au travers de leur usage ou de façon volontaire, à consolider les données.
L'IGN est donc appelé à mettre à profit son expertise pour optimiser le recours aux différentes capacités d'acquisition, gérer l'agrégation et l'intégration des diverses contributions ainsi que leur standardisation, et assurer un certain niveau de maîtrise de la qualité.
L'IGN a déjà exercé ce rôle de coordinateur technique et de tiers de confiance pour répondre aux besoins de certains ministères, notamment du ministère des armées. Celui-ci s'appuie depuis plusieurs années sur l'institut pour gérer l'approvisionnement de données géographiques de précision, nécessaires au bon fonctionnement des systèmes d'aide au commandement et des systèmes d'armes. Dans ce cadre, l'IGN est chargé d'organiser le recours aux capacités de l'industrie afin de couvrir les vastes zones d'intérêt pour les forces armées en territoire extérieur, de qualifier les données produites par des grands opérateurs - Airbus, Thalès -, ainsi que de produire lui-même les données « socle » sur lesquelles s'appuient les productions industrielles.
Ce rôle de tiers de confiance ne concerne d'ailleurs pas uniquement les domaines régaliens où la maitrise de l'État doit être forte. À mon sens, il est essentiel, pour la puissance publique, de disposer d'une capacité d'expertise indépendante lorsqu'elle confie des travaux complexes à un industriel.
Par exemple, dans le cadre de la stratégie nationale pour le développement des véhicules autonomes, le ministère chargé des transports a mandaté l'IGN pour contribuer à l'élaboration d'un standard pour une cartographie haute définition et dynamique utile aux véhicules autonomes, pour réfléchir à la gouvernance globale des données géolocalisées utilisées par ces véhicules et pour définir les moyens dont l'État devrait se doter pour exercer à terme son rôle de police et de régulation.
C'est pourquoi l'institut s'est engagé dans une transformation profonde de sa mission historique, de son organisation, de son modèle économique et de ses méthodes de travail pour renforcer l'appui direct aux politiques publiques.
Cette feuille de route vise à rééquilibrer l'activité de l'IGN. De diffuseur de données, il a vocation à devenir l'architecte référent de l'ensemble des données géographiques nécessaires à l'exercice des politiques publiques. L'IGN se repositionne ainsi au coeur d'un écosystème de partenaires, afin de garantir la disponibilité et la qualité des données importantes pour l'action publique.
Outre ce rôle de garant de la disponibilité des données géographiques souveraines, l'IGN renforce ses activités de formation et de recherche, sa maîtrise des nouvelles technologies ainsi que sa capacité d'innovation. L'objectif est de maintenir notre expertise et notre savoir-faire de pointe, notamment grâce à notre école nationale des sciences géographiques (ENSG) et à ses unités mixtes de recherche. Soixante ingénieurs sont formés par an : tous trouvent un emploi à la sortie de l'école ; une bonne demi-douzaine d'entre eux entre à l'IGN, les autres intégrant le service public ou privé. L'IGN est partie prenante du futur pôle universitaire Gustave Eiffel à Champs-sur-Marne, qui constitue une opportunité d'associer le monde académique, les acteurs publics et les entreprises pour devenir le laboratoire des villes et des transports du futur. Les différents organismes fondateurs qui regroupent leurs capacités pour constituer cette université d'un nouveau mode finalisent actuellement les statuts en vue d'une mise en place effective au 1er janvier 2020.
Il s'agit pour l'IGN à la fois d'entretenir sa propre expertise au meilleur niveau et de jouer un rôle dans la montée en compétence collective des administrations et de la société civile. Cela permettra à la puissance publique de tirer le meilleur profit des données géographiques et de mener les actions qui sont essentielles à la préservation de sa souveraineté. Cela aidera aussi les entreprises nationales à se positionner face à la concurrence internationale.
En réponse à une mission confiée par le Premier ministre sur les données géographiques souveraines, Mme la députée Valéria Faure-Muntian a formulé au mois de juillet 2018 un certain nombre de recommandations qui confortent le nouveau positionnement de l'IGN et réaffirment la nécessité pour l'État de disposer d'un tel opérateur.
L'IGN est bien un outil qui garantit la possibilité pour la puissance publique de prendre un certain nombre de dispositions en vue de préserver son indépendance et sa souveraineté informationnelle dans le domaine des données géographiques. Il est donc plus que nécessaire de maintenir et de développer au sein de l'IGN des compétences clefs pour dominer les nouvelles technologies et une force d'action suffisante. Le ministère des armées a fait le choix de maintenir des compétences indispensables à la conception et à l'entretien de ses capacités militaires, afin de préserver son indépendance d'action. Nous sommes confrontés à des problématiques similaires.
À l'heure où une forte compétition s'exerce entre les entreprises pour recruter les meilleures compétences dans le domaine du numérique, le fait d'avoir un statut d'établissement public et d'être tenu par un recrutement de fonctionnaires peut parfois poser problème : il n'est qu'à voir les salaires proposés à des spécialistes dans le secteur privé.
Dans le contexte de contraintes qui s'imposent à nous en matière de finances publiques, d'effectifs et d'élargissement de l'open data, l'IGN doit relever le défi de maintenir un centre national d'expertise en appui des politiques publiques. C'est tout l'enjeu des prochaines années et le défi du projet d'établissement que j'essaye de conduire avec mes équipes et l'appui des ministères de tutelle.