Intervention de Isabelle de Silva

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 10 juillet 2019 à 14h00
Audition de Mme Isabelle de Silva présidente de l'autorité de la concurrence de M. Roch-Olivier Maistre président du csa et de M. Sébastien Soriano président de l'arcep

Isabelle de Silva :

de sorte qu'aujourd'hui, nous ne pouvons savoir où s'arrêtera cette entreprise. Les autorités de la concurrence doivent revoir leurs méthodes, consistant traditionnellement à raisonner par marchés pertinents, car certains marchés que l'on pourrait estimer sans liens vont se trouver connectés par les stratégies de captation de ces utilisateurs. Il nous faut amender notre doctrine sur ce point.

Un autre exemple qui doit nous amener à revoir nos concepts est celui de Facebook. On a longtemps pensé qu'un marché non monétisé n'est pas un marché. Or, les marchés bifaces nous montrent que les choses sont plus complexes : d'un côté, le service est gratuit, mais nous permettons, grâce à l'utilisation de nos données, leur valorisation sur l'autre face du marché, par la publicité en ligne.

Dans ce contexte, la concurrence est-elle impossible ? Je refuse toute attitude pessimiste. Nous avons commis une erreur stratégique en autorisant le rachat d'Instagram et de Whatsapp par Facebook. Tirons les conséquences de cet exemple en imposant des règles strictes pour l'avenir. C'est pourquoi nous réfléchissons, avec le Gouvernement, à la définition de règles spécifiques aux acquisitions menées par des acteurs déjà ultra-dominants. Nous assistons aujourd'hui à une véritable perversion de ce système dans lequel les start-ups elles-mêmes cherchent à se faire racheter par les grandes firmes du numérique plutôt que de devenir elles-mêmes les futurs géants.

Vous soulevez la question du démantèlement. Pour notre part, nous examinons froidement ce sujet. Pour autant, certains estiment que le démantèlement créerait une forme d'Hydre de Lerne. De ce fait, nous devons imaginer d'autres pistes, notamment sur la problématique de l'accès aux données. Nous pourrions ainsi, par exemple, organiser un droit d'accès - pas forcément gratuit - aux données détenues par un moteur de recherche qui permettrait à un nouvel acteur de disposer des moyens pour se développer. Cela peut s'organiser par le droit de la concurrence ou par une régulation ciblée sur l'accès aux données.

Par la suite, nous devons réfléchir à la question de la valeur, lorsque nous sommes confrontés à certaines pratiques. À titre d'exemple, je citerai le cas de Booking prélevant des commissions sur les gains des hôteliers, ou bien d'Apple facturant une commission aux créateurs d'applications. Selon moi, il faut qualifier ce type de phénomène comme de l'abus d'exploitation, notion quelque peu oubliée ces dernières années, durant lesquelles nous nous intéressions davantage aux pratiques discriminatoires. Nous avons d'ailleurs utilisé cette notion il y a quelques mois en sanctionnant pour la première fois depuis dix ans des prix excessifs pratiqués par une entreprise en monopole dans le secteur du traitement des déchets hospitaliers. Nous pourrions utiliser ce même type de raisonnement dans le numérique pour une entreprise en monopole qui changerait du jour au lendemain les commissions qu'elle prélève pour le référencement sur une application devenue incontournable.

Il est également possible d'agir au regard des barrières à l'entrée sur un marché. Actuellement, la Commission se penche sur le cas de Spotify qui entend démontrer que les commissions prélevées par Apple sont illégitimes. La question est également posée au sujet de la place de marché d'Amazon : l'entreprise favorise-t-elle ses propres produits, notamment grâce aux données que les vendeurs utilisant sa place de marché sont contraints de lui transmettre ? Je souhaite également saluer l'avancée que constitue l'adoption du règlement dit « Platform to business » au niveau européen, qui porte précisément sur l'équité des relations commerciales entre les plateformes et les entreprises dont l'accès à la plateforme est une condition sine qua non pour atteindre le consommateur.

Par ailleurs, le traitement de ces sujets doit se faire sur le plan politique, notamment sur le terrain fiscal. Il n'est pas admissible que des revenus générés sur le territoire français n'y soient pas imposés. Une première réponse a été apportée par Mme Vestager, qui a qualifié d'aide d'État le régime fiscal particulier accordé par l'Irlande à Apple, mais c'est une forme de pis-aller au regard d'un système qui favorise l'optimisation fiscale. La taxe Gafa peut constituer une première ébauche, mais ne couvre pas d'autres sujets tels que l'équité de la fiscalité entre les plateformes de commerce en ligne et les distributeurs physiques.

Nos efforts doivent converger vers un objectif de rééquilibrage des réglementations nationales. À défaut, ils conduiraient à favoriser encore plus les Gafa. Dans notre avis du 21 février dernier sur l'audiovisuel et le numérique, nous avons démontré que les acteurs classiques du secteur médiatique étaient désavantagés face aux nouveaux acteurs du numérique. Par exemple, il est interdit de proposer de la publicité ciblée à la télévision, alors qu'il existe une liberté totale sur ce point sur internet. Une action volontaire doit être mise en oeuvre. Au-delà des aspects économiques, il est très grave que des acteurs qui ont pris une importance considérable pour la société ne respectent pas les règles sur la protection des données ou admettent des comportements mettant en cause la sincérité des campagnes électorales. Il est essentiel de faire toute la lumière dans les meilleurs délais sur l'affaire Cambridge Analytica. La question du démantèlement relèvera d'une décision américaine. En revanche, la directive sur le renforcement des autorités de la concurrence permet à une autorité de la concurrence d'enjoindre des mesures structurelles. Ainsi, nous pourrons obliger une entité à céder une partie de son activité lorsqu'elle a commis un abus de position dominante.

Vous soulevez la question de la localisation des data centers. Il est effectivement très compliqué de mener une enquête au sujet d'infractions numériques commises par des entreprises dont les centres de décisions sont aux États-Unis et qui met des moyens colossaux pour se prémunir des enquêtes. La nouvelle directive contient cependant une avancée : si l'entreprise détient des données accessibles sur le territoire européen, nous serons en mesure d'y accéder.

Enfin, je rejoins Sébastien Soriano à propos des états généraux du numérique. Il est effectivement frustrant que ces travaux n'aient pas été accompagnés de suites concrètes alors qu'il est nécessaire de muscler l'action de l'État et des autorités sur le plan du big data, des algorithmes et, plus généralement, des ressources issues de ces nouvelles technologies. Les régulateurs peinent à recruter des experts dans ces secteurs, comme des data scientists, et je souhaite que l'État investisse davantage dans ces domaines.

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