Intervention de Michel Paulin

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 11 juillet 2019 à 14h00
Audition de M. Michel Paulin directeur général d'ovh

Michel Paulin :

Il est clair que l'un des sujets majeurs de la souveraineté est le numérique, tant celui-ci se place désormais au centre des sujets sociétaux, politiques et économiques. Bruno Le Maire a d'ailleurs affirmé qu'il n'y a pas de souveraineté politique sans souveraineté numérique. Selon moi, il est donc essentiel que l'État et l'Union européenne puissent garantir aux citoyens l'effectivité de cette souveraineté.

À titre introductif, je présenterai notre entreprise, OVH. Nous sommes une entreprise française, fondée il y a vingt ans par Octave Klaba. Le siège social est situé à Roubaix. À ce jour, le capital est encore détenu en majorité par la famille Klaba. OVH emploie plus de 2 000 salariés, dont plus de 1 000 à Roubaix. Notre chiffre d'affaires s'élève à plus de 600 millions d'euros, avec une croissance supérieure à 20 %. Nous sommes qualifiés de pure player, ce qui signifie que nous n'exerçons qu'une seule activité, le cloud. Cela nous distingue de la majorité des autres acteurs sur ce marché.

Nous sommes une véritable entreprise industrielle puisque nous produisons nous-mêmes nos serveurs dans un site industriel situé à Croix. Nous achetons les composants et les montons ensuite. À ce jour, nous disposons de 28 centres de données, présents sur quatre continents. En Europe, nous détenons des structures en France et dans la plupart des pays européens comme l'Allemagne, la Pologne ou l'Angleterre. Nous disposons également de centres de données au Canada, aux États-Unis, à Singapour et en Australie. Sur ce marché mondial, avoir une présence internationale est une condition sine qua non pour être en mesure d'accompagner au mieux ses clients.

Sur la période 2016- 2021, nos investissements dans les infrastructures s'élèveront à 1,5 milliard d'euros. Nos serveurs sont construits selon des principes proches de l'open source : ils sont auditables.

Afin de renforcer notre indépendance, nous concevons nous-mêmes nos centres de données et avons également mis au point une technique innovante de refroidissement de nos serveurs à l'eau. Au-delà de ses vertus écologiques, ce processus s'avère bien plus efficace que celui employant l'air. Afin de renforcer encore notre indépendance, nous possédons également notre propre réseau de fibre, ce qui garantit la maîtrise totale du processus pour nos clients.

Comme je l'indiquais, nous ne proposons que du cloud. Dans le top 10 mondial, nous sommes classés à la neuvième place. Nous sommes la seule entreprise européenne qui figure dans ce classement, et la seule à ne proposer que du cloud. Les huit premiers classés sont les géants que vous connaissez tous, américains et chinois. Le dixième est une entreprise japonaise. Sans aides publiques, OVH est devenu le leader européen du cloud.

Nous proposons tous les types de services : public, privé ou hybride, serveurs dédiés et barre métal. Notre philosophie repose sur le principe suivant : « Innovation is freedom », autrement dit, l'innovation doit servir à la liberté et non pas à emprisonner nos clients. Loin d'être anecdotique, cette affirmation se traduit concrètement dans l'ensemble de nos offres, qui s'articulent autour des concepts d'ouverture, de réversibilité et d'accessibilité, et qui reposent souvent sur des logiciels libres, ce qui garantit à nos clients le respect de leur liberté. Notre parti pris est donc de refuser tout système qui conduirait à emprisonner les citoyens et les entreprises.

Dans le cadre de notre réflexion au sujet de la souveraineté numérique, comment OVH peut-elle apporter des éléments de réponse ? Le numérique se place au coeur de nos préoccupations industrielles, politiques et sociétales. Nous sommes convaincus que ces outils numériques constituent des actifs économiques à part entière. Les données personnelles et celles des entreprises ont une valeur importante. C'est d'ailleurs sur elles que les Gafam ont construit leur puissance. Au-delà de ces acteurs, les données sont stratégiques pour les États et les entreprises dans leur ensemble, comme l'illustrent les effets produits par une utilisation malveillante de ces données.

Le numérique constitue également un enjeu économique. Les données peuvent être utilisées pour attaquer des concurrents sur le marché. Comme l'a justement rappelé le député Gauvain dans son rapport, certains États se sont ainsi dotés d'outils juridiques permettant d'affaiblir les règles relatives à la protection des données. Dans ce contexte, il n'est plus suffisant de conserver les données en Europe pour parvenir à les protéger. En effet, avec le Cloud Act, l'accès aux données est rendu possible, quel que soit leur lieu de stockage.

Selon moi, le Cloud Act est une arme très puissante qui vise directement la souveraineté des États. Son application permet aujourd'hui que certaines entreprises américaines puissent saisir la justice américaine pour qu'elle obtienne ces données. Cette transmission s'opérera sans aucune intervention des juridictions françaises. En ce sens, cela pose un réel problème.

Jusqu'à présent, les questions de protection étaient appréhendées par un prisme strictement technologique - via le cryptage des données, l'installation de pare-feux.... Bien entendu, cette lecture est importante. Pour autant, quand bien même la porte d'une maison serait blindée, si la loi autorise à cambrioler l'intérieur de la maison, la protection de la porte sera inutile. L'enjeu est donc de comprendre l'importance pour les États de se doter d'outils puissants pour résister aux atteintes portées à la souveraineté numérique en Europe. Lorsqu'Octave Klaba évoquait le terme de « bisounours », son propos n'avait rien de défaitiste, car des acteurs comme OVH détiennent des éléments de réponse.

Quels sont les grands enjeux auxquels il faudra faire face ? Le premier enjeu est celui de la transparence. L'État, les collectivités locales et les acteurs économiques doivent être en mesure de comprendre quels sont les risques inhérents à chaque système. Par exemple, les appels d'offre lancés en matière de cloud excluent les solutions situées en zone inondable. Mais certaines entreprises ne posent pas la question de savoir quel est le droit applicable aux données stockées ! Une plus grande transparence est donc nécessaire afin que chacun puisse prendre sa décision de façon éclairée.

La transparence doit également se traduire dans le cadre des procédures d'appels d'offres. Par exemple, lorsque certaines collectivités territoriales passent un appel d'offres dans le domaine du cloud, elles confient leurs données à des intégrateurs afin qu'ils mettent en oeuvre des solutions. Dans le cadre du comité stratégique de filière, nous estimons qu'il est nécessaire d'indiquer où sont stockées ces données et à quel droit elles seront soumises. À titre personnel, j'ai pu observer que ces intégrateurs les laissaient dans des services de cloud qui ne peuvent être qualifiés de cloud de confiance. Mon propos ne doit pas être interprété comme de l'animosité à l'égard de nos concurrents. Je souhaite seulement qu'il y ait de la transparence sur les conditions de stockage des données, et donc sur le droit applicable.

Au-delà de l'objectif de transparence, je pense que nous devons abandonner toute attitude fataliste. L'exemple d'OVH en témoigne. Sans bénéficier à aucun moment d'argent public, elle a su rester dans la course mondiale au sein d'un domaine économique ultra compétitif. Les concurrents auxquels elle a fait face ont été fortement avantagés dans leurs propres États par le biais des commandes publiques.

Si la préférence nationale est une notion absente de notre droit, c'est une réalité concrète dans les autres États. L'État et les collectivités territoriales doivent comprendre à quel point l'enjeu de ces questions dépasse la seule sphère économique. Choisir un acteur américain ou chinois est lourd de conséquences tant au niveau de la protection des données que pour la viabilité à long terme de la filière numérique en Europe.

Or il existe énormément d'entreprises performantes en Europe. OVH n'est pas un exemple isolé. Il existe des acteurs compétitifs, mais pas encore présents sur l'ensemble de la chaîne du numérique, notamment dans les random access memory (RAM ), les puces, le hardware et les systèmes d'exploitation.

En tant qu'entreprise européenne numérique, nous tentons notre chance, mais nous ne pourrons rester seuls dans cet environnement. Nos concurrents bénéficient d'un soutien important de la part de leurs États, qui ont des stratégies en la matière : la Chine a ainsi pour objectif d'être le leader en intelligence artificielle. De même, aux États-Unis, toute la stratégie universitaire de recherche est basée sur un système d'aides, tant privées que publiques. Il me semble que l'État français devrait conclure des accords avec d'autres partenaires. Nous disposons d'ingénieurs parmi les meilleurs au monde, qui sont malheureusement recrutés par ces acteurs étrangers du numérique. Je suis certain que l'Europe détient toutes les capacités pour rivaliser avec eux. L'exemple d'OVH, comme d'autres, n'est pas suffisamment mis en valeur.

Les acteurs économiques doivent également comprendre ces enjeux. Or, quand j'observe que de grandes sociétés publiques passent des accords avec des entreprises américaines, je ne peux que le déplorer. J'imagine bien que la conclusion d'un accord avec Google peut apparaître plus enthousiasmante qu'avec OVH. Pour autant, ce type de situation me semble regrettable dans la mesure où nos solutions sont parfaitement adaptées.

Par ailleurs, j'aimerais rappeler à quel point le cadre juridique mis en place par le RGPD est unique sur le marché mondial. Cet exemple européen inspire certains pays comme le Canada et la Californie. C'est une avancée majeure dans la protection de nos données personnelles. Face à cela, je ne peux que déplorer les stratégies de certains États visant à se doter d'outils comme le Cloud Act. L'Europe doit affirmer une position forte pour protéger toute l'efficacité du RGPD et garantir ainsi aux citoyens que leurs données sont protégées.

Je terminerai en insistant sur l'importance que revêt la réversibilité d'un système : il est indispensable que les entreprises gardent la possibilité de revenir en arrière si elles le souhaitent. Si l'ampleur du coût induit par une telle décision s'avère dissuasive, cette démarche est de fait impossible. Au final, cela alimente la capacité des gros acteurs à préempter les données. Nous pensons que l'intérêt majeur des systèmes de cloud est justement leur capacité à apporter de la flexibilité et de la souplesse aux entreprises. Si ce système aboutit à la mise en place d'un monopole, que reste-t-il de son intérêt ?

Aussi la souveraineté numérique ne peut en aucun cas exister si la notion de réversibilité n'est pas mise en avant : tous les monopoles de fait, américains ou chinois, existent car il n'y a pas d'alternative reposent sur l'irréversibilité. C'est un cercle vicieux duquel il est impossible de sortir.

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