Intervention de François Villeroy de Galhau

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 11 juillet 2019 à 14h00
Audition de M. François Villeroy de galhau gouverneur de la banque de france

François Villeroy de Galhau :

C'est une évidence de souligner à quel point votre enquête est primordiale tant le numérique se situe au coeur de notre système financier. Les acteurs du système financier ont été parmi les premiers à devoir opérer leur transition vers le numérique. En effet, l'ampleur des données collectées nécessite un traitement de masse., la donnée étant par ailleurs au coeur des questions que vous avez soulevées, notamment pour les systèmes de paiement. La capacité des acteurs existants à s'adapter à cette transformation est un enjeu énorme pour leur développement économique.

Parmi les sujets que vous avez cités, vous me permettrez d'esquisser une hiérarchie. Tout d'abord, je relève un certain nombre de points très débattus dans la sphère publique, à l'instar des cryptoactifs, tandis que d'autres sont moins évoqués, mais encore plus importants à court-terme pour la souveraineté de notre pays et de l'Europe, telles la stratégie des paiements et la cybersécurité.

Commençons par le sujet le plus actuel, les cryptoactifs. En réalité, nous plaçons sous ce vocable des réalités très différentes. Derrière le phénomène des cryptoactifs, il y a une technologie prometteuse pour l'avenir : les blockchains. D'ailleurs, la Banque de France fut l'une des premières banques centrales à les expérimenter, avec les banques françaises, pour l'identifiant Single Euro Payments Aera en Espace unique de paiement en euros (SEPA). L'exploitation de cette technologie a permis l'émergence de deux catégories d'actifs : les cryptoactifs et les stable coins (« valeurs stables »).

Au sein de la première catégorie, nous retrouvons les actifs fortement spéculatifs, type bitcoin. Le G20 a estimé que ces instruments ne constituaient pas une menace pour la stabilité de la finance mondiale, en raison de leur volume limité. Pour autant, le G20 a également rappelé que nous devions rester vigilants sur la lutte contre le blanchiment d'argent et de la protection des consommateurs. Les bitcoins sont un placement très risqué, dont personne ne garantit la valeur, et ils doivent donc être réservés aux investisseurs les plus avertis.

La seconde catégorie est illustrée par le lancement du projet Libra par Facebook et ses partenaires. Le terme anglo-saxon pour qualifier le Libra est stable coins, ce que nous pourrions traduire par « valeurs stables ». Cette initiative soulève des questions très différentes pour le régulateur. Le libra, ainsi que tout autre projet de même nature, devront se plier à l'ensemble des règles applicables en matière financière, au niveau national ou international. Le libra est, en outre, encore un projet, qui suscite beaucoup d'interrogations : le libra n'est pas aujourd'hui une réalité pouvant se mettre en place librement. Afin d'analyser cette situation, un groupe de travail a été mis en place au sein du G7 et Bruno Le Maire a confié à Benoît Coeuré le soin d'établir un rapport intermédiaire, pour la réunion du G7 des ministres des finances et des gouverneurs qui se tiendra le 17 juillet, et un rapport définitif, qui sera rendu en octobre 2019.

Jerome Powell, président de la Fed, s'est exprimé hier devant le Congrès américain. Il a estimé que ce projet suscitait de sérieuses interrogations. A mon tour, j'observe effectivement que plus nous étudions le Libra, plus nous partageons cette analyse.

Selon moi, les principales questions concernent d'une part la définition du Libra et de sa valeur, et d'autre part l'usage qui en sera fait.

Le libra se distingue du bitcoin en ce qu'il ne serait pas un actif spéculatif mais posséderait une valeur définie. Reste à savoir par quel moyen. L'intention affichée est de définir la valeur par rapport à un panier de monnaies. À ce jour, nous ignorons quelles seront ces monnaies sous-jacentes. De plus, Facebook laisse entendre que la valeur ne sera pas le résultat de ce panier, mais dépendra des réserves investies par le projet Libra. Au final, ce serait donc la valeur des placements qui déterminerait celle du Libra. Même s'il s'agit de placements assez sûrs, en dépôts bancaires ou en titres obligataires, avec peu de volatilité, cela introduit une incertitude pour ceux qui y souscrivent. Par ailleurs, nous ignorons toujours si les investissements réalisés en Libra pourront être échangés à tout moment contre des monnaies « de plein exercice ».

Quelle est la finalité de ce projet ? Je ne peux que constater à quel point les ambitions affichées sont élevées, et ce à trois niveaux.

Tout d'abord, le Libra serait un moyen de paiement. Un particulier qui entrerait dans le système pourrait ainsi payer ou transférer des fonds en Libra. Au passage, je note la lourdeur et le coût des procédures de paiements transfrontières aujourd'hui, situation à laquelle nous devrions apporter des améliorations. L'utilisation du Libra comme instrument de paiement pose d'autres questions plus directes, notamment celle de la lutte anti-blanchiment. Il est hors de question que ce moyen de paiement se traduise par une régression par rapport à tous les progrès internationaux réalisés dans ce domaine. Je rappelle qu'en l'état des annonces de Facebook, les utilisateurs de Libra seraient anonymes, ce qui n'est pas concevable dans le cadre de la réglementation anti-blanchiment. De même, la question de la protection des données devra être observée de près. Les flux de données associés aux paiements sont très sensibles. Ces données seront-elles revendues ? Le libra satisfera-t-il aux exigences du RGPD ?

Ensuite, nous pouvons nous demander si le Libra ira de pair avec la proposition de services bancaires. Dans le libre blanc présenté lors de l'annonce de la Future création du Libra, il y a en effet une intention affichée d'offrir des moyens de dépôts, des instruments de placement et des crédits. La réglementation est parfaitement claire à ce sujet. Si une entreprise offre des services bancaires, elle doit détenir une licence bancaire. Cette condition est applicable dans l'ensemble des grands États. À défaut, la situation serait totalement illicite.

Enfin, l'ambition la plus forte réside dans l'affirmation selon laquelle le Libra serait une monnaie privée mondiale. Nombre d'expériences de ce type ont connu une fin malheureuse dans le passé. Sur le plan politique et démocratique, ce type d'ambition ne peut que susciter une attitude de méfiance. La mission monétaire a été confiée aux banques centrales par le législateur et les banques centrales sont comptables de leurs résultats. Je rappelle que la monnaie est un bien public chargé d'assurer trois fonctions : c'est un moyen de paiement, une unité de valeur reconnue par tous et une réserve de valeur. A ce stade, le Libra ne présente aucune de ces trois fonctions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion